Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ne faire ni plaisir ni tort, mais faire la loi, tel est notre mandat. Notre responsabilité de législateur est d’élaborer une norme avec une certaine hauteur, retenue et maîtrise, a fortiori quand celle-ci tend à réviser la Constitution.
Le 24 novembre dernier, l’Assemblée nationale a adopté un texte porté par la présidente du groupe La France insoumise (LFI) visant, de nouveau, à inscrire dans la Constitution le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Aujourd’hui, il est soumis à notre examen.
Il tend à introduire un nouvel article 66-2 au sein du titre VIII consacré à l’autorité judiciaire, article selon lequel « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».
La question n’est donc pas de savoir si nous sommes pour ou contre l’IVG. Ne nous laissons pas enfermer dans une lecture simpliste, binaire et, parfois, manichéenne.
La véritable question qui nous est posée est la suivante : faut-il réviser la Constitution pour y inscrire le droit à l’interruption volontaire de grossesse ? Faut-il modifier la norme supérieure pour reconnaître la liberté pour toute femme de mettre fin à sa grossesse ?
Nous pensons que, même si l’opinion publique est forte, cette idée est une fausse bonne idée. En effet, si les députés ont supprimé la référence à la contraception, cette évolution n’est pas de nature à lever les doutes, déjà émis par le Sénat, sur la pertinence de la constitutionnalisation du droit à l’IVG.
Le 19 octobre dernier, notre assemblée a rejeté une proposition de loi similaire présentée par le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires. La majorité sénatoriale avait déjà jugé que la protection juridique du droit à l’IVG était très solide.
Comme vous le savez, l’IVG est inscrite à l’article L. 2212-1 du code de la santé publique, selon lequel « la femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l’interruption de sa grossesse […] ».
La liberté de la femme d’avorter est, aujourd’hui, pleinement protégée par la loi du 17 janvier 1975 portée par Simone Veil, loi qui fait désormais partie intégrante de notre patrimoine juridique, et à laquelle le Sénat s’est toujours montré fortement attaché.
L’accès à l’IVG n’a jamais cessé d’être conforté par le législateur : allongements successifs des délais, élargissement des praticiens pratiquant des IVG, amélioration de la prise en charge financière, suppression du critère de « situation de détresse » ou encore du délai de réflexion préalable.
Certes, le Conseil constitutionnel n’a jamais consacré de droit constitutionnel à l’avortement, mais il l’a toujours jugé conforme à la Constitution, les quatre fois où il s’est prononcé sur le sujet : en 1975, en 2001, en 2014 et en 2016.
Le Conseil constitutionnel, peu importe le contexte ou l’époque, n’a donc jamais remis en question ce droit fondamental des femmes.
Depuis sa décision du 27 juin 2001, il rattache le droit à l’IVG au principe général de la liberté de la femme découlant de l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qu’il concilie avec le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation.
La jurisprudence établie du Conseil constitutionnel offre d’ores et déjà une protection forte de cette liberté de la femme.
Dès lors, existe-t-il un réel danger de remise en cause de l’IVG en France ? Aucun groupe politique n’a jamais indiqué vouloir remettre en cause ce principe : il n’est donc pas crédible de soutenir que ce droit est menacé en France, de la même manière qu’aux États-Unis ou dans d’autres pays de l’Union européenne.
À cet égard, la situation institutionnelle de la France n’est en rien comparable à celle des États-Unis. Dire le contraire, c’est méconnaître la réalité profonde de la décision de la Cour suprême du 24 juin 2022, Dobbs v. Jackson, qui a renvoyé aux États fédérés la compétence pour légiférer sur l’avortement.
En France, la situation est radicalement différente. Notre République est une et indivisible. Le législateur national dispose ainsi d’une plénitude de compétences et les lois sont les mêmes pour tous.
En définitive, le dispositif « anti-Trump » envisagé par cette proposition de révision constitutionnelle n’a pas lieu d’être en France.
Je préfère donc rester fidèle aux conclusions rendues par le comité présidé par Simone Veil, en décembre 2008, qui avait recommandé de ne pas modifier le préambule ni d’intégrer dans la Constitution « des dispositions de portée purement symbolique ». Car ce n’est pas un symbole qui résoudra l’accès effectif à l’interruption volontaire de grossesse.
Je m’indigne, tout comme vous, des difficultés que rencontrent certaines femmes pour interrompre leur grossesse. Il est profondément inacceptable que des femmes qui souhaitent recourir à l’IVG ne puissent le faire dans de bonnes conditions, en particulier dans certains territoires.
Mais est-ce que la constitutionnalisation résoudra ce problème ? Malheureusement non, une telle voie est illusoire.
L’accès effectif à l’IVG en France impose des moyens supplémentaires pour le planning familial, impose l’accès à un médecin dans tous les territoires, impose le développement des mesures de prévention auprès des jeunes, impose un ensemble de mesures concrètes, d’ordre réglementaire ou législatif, mais en aucun cas de nature constitutionnelle.
Il est clair, par ailleurs, que la Constitution du 4 octobre 1958 n’a jamais été conçue pour qu’y soient intégrées toutes les déclinaisons des droits et libertés énoncés de manière générale dans son préambule.
Pourquoi, dès lors, se limiter à l’IVG et ne pas constitutionnaliser d’autres manifestations de la liberté, qui n’ont pas non plus, en tant que telles, valeur constitutionnelle ? Pourquoi ne pas inscrire dans le dur tous les droits et libertés reconnus par le Conseil constitutionnel ? Pourquoi ne pas inscrire demain tous les droits liés à la bioéthique ou à la fin de vie ? Parce que notre Constitution ne doit pas être un catalogue de droits au contenu limité.
Enfin, mes chers collègues, ce débat sur la constitutionnalisation n’est pas aujourd’hui abouti. La proposition de loi constitutionnelle dont nous débattons, tout comme les multiples initiatives législatives, soulève l’épineuse question de la manière de réviser la Constitution.
La difficulté de trouver une place pertinente parmi les dispositions constitutionnelles témoigne de l’absence de cohérence de la proposition de révision avec le texte de la Constitution.
Son intégration au sein du titre VIII relatif à l’autorité judiciaire, juste après l’abolition de la peine de mort, a de quoi surprendre.
Les propositions d’inscription à l’article 34, qui détermine le domaine de la loi, ou à l’article 1er, qualifié d’« âme de la Constitution » par le doyen Carbonnier, ne sont pas plus satisfaisantes. Cette diversité démontre qu’il n’y a pas de place naturelle, dans la Constitution, où inscrire ce droit fondamental pour toute femme de mettre fin à sa grossesse.
En outre, la formulation proposée – « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’IVG » – laisse entendre que son accès pourrait être inconditionnel. Or le législateur doit pouvoir en fixer les conditions, comme pour toutes les libertés publiques : l’avortement ne saurait être un droit absolu, sans limites.
Enfin, je réitère les mêmes réserves de procédure qu’en octobre dernier : il convient d’avoir un débat serein sur les « mérites » d’une constitutionnalisation de l’IVG. Si ceux-ci étaient réellement démontrés, l’introduction dans la Constitution devrait suivre la voie d’un projet de loi constitutionnelle afin d’éviter de mettre au cœur de l’actualité, par un référendum, un sujet sur lequel il n’y a pas de débat public.
Pour toutes ces raisons, étant très attachée au droit à l’interruption volontaire de grossesse, composante de la liberté de la femme, je vous invite à ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle.