Intervention de Jean-François Longeot

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 1er février 2023 à 9h15
Déclin des insectes — Pollution lumineuse - présentation de deux notes scientifiques de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo de Jean-François LongeotJean-François Longeot, président :

Nous examinons deux notes scientifiques de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), l'une sur le déclin des insectes, l'autre sur la pollution lumineuse.

Les insectes : un sujet d'infime dimension à l'échelle du règne animal, mais d'une extrême importance écosystémique, inversement proportionnelle à sa taille. Ils sont le versant mal-aimé de la biodiversité, car l'imaginaire collectif éprouve de la répugnance pour les invertébrés et réduit bien souvent les insectes aux maladies dont ils sont parfois porteurs et aux dommages qu'ils peuvent causer aux cultures végétales. Il est indéniable que le « capital sympathie » dont bénéficie un ours polaire ou un grand mammifère terrestre en voie d'extinction est sans commune mesure avec celui des insectes, excepté peut-être les abeilles et les papillons.

L'importance de leur rôle écologique est cependant largement sous-estimée. Il existe un consensus scientifique sur le fait que leur déclin est une mauvaise nouvelle pour la biodiversité et les activités humaines. Les insectes, premiers maillons de la chaîne alimentaire de nombreux vertébrés, offrent des services écosystémiques considérables, à travers notamment la pollinisation, le recyclage de la matière organique, la régulation des ravageurs ou encore la fourniture de produits commercialisables ; je pense au miel et à la soie, mais également aux pays où ils constituent une source de protéines et de vitamines...

Leur déclin est difficilement mesurable, mais toutes les études scientifiques l'attestent. Qui plus est, chaque automobiliste d'un certain âge en a déjà fait l'expérience de manière empirique, par l'observation de son pare-brise ou sa plaque d'immatriculation au terme d'un trajet d'une certaine longueur. Les facteurs qui expliquent la chute du nombre d'individus, mais aussi d'espèces, sont identifiés par un nombre croissant d'études scientifiques. Comme souvent en matière de biodiversité, plusieurs facteurs contribuent à ce déclin, au premier titre desquels figurent les pressions anthropiques, à travers les pollutions en tout genre, le développement de l'agriculture et son intensification, la fragmentation des habitats, etc.

Une étude parue en décembre 2022, coordonnée par l'université d'Harvard, a montré qu'à l'échelle mondiale, l'incidence du défaut de pollinisation des cultures serait responsable de plus de 427 000 morts prématurées par an. La pollinisation sauvage affecte le rendement des cultures de manière plus importante encore que les scientifiques ne le pensaient. La lutte contre le déclin des insectes répond ainsi à un enjeu de souveraineté alimentaire. Selon la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), le GIEC de la biodiversité, l'alimentation et les revenus de 20 % de la population mondiale dépendent des espèces sauvages, animales et végétales. Petite cause, grand effet : nous sommes ici en présence d'un « effet papillon » - un autre insecte sur le déclin...

À ce titre et en vertu de l'attention que notre commission porte à la biodiversité, nous sommes parfaitement fondés à nous intéresser à cette question. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que nous nous intéressons aux insectes : en février 2017, nous avions consacré une table ronde aux pollinisateurs, puis en juin 2018 nous avions fait une audition sur les produits phytosanitaires, et nous nous y sommes intéressés aussi au cours de l'examen de plusieurs projets de loi, en particulier sur la biodiversité.

Nous accueillons donc notre collègue Annick Jacquemet, auteur au nom de l'Opecst d'une note scientifique sur les insectes ; nous en espérons des informations sur l'état de la recherche scientifique à propos du rôle, des bénéfices et des inquiétudes concernant les insectes, ainsi qu'une analyse des leviers d'action pour inverser la tendance en matière de biodiversité entomologique.

J'aurai deux questions liminaires : le Gouvernement a-t-il pris la mesure de ce déclin, à travers notamment l'action de l'Office français de la biodiversité (OFB) sur le terrain ? Comment renforcer le plan national d'actions « France, terre de pollinisateurs » pour enrayer ce déclin, en accompagnant l'agriculture vers des pratiques favorables aux insectes pollinisateurs, afin de créer un cercle vertueux ?

Second thème, ensuite, et seconde note scientifique que notre collègue Annick Jacquemet nous présente au nom de l'Opecst : la pollution lumineuse, un thème sur lequel nous avons déjà travaillé - en particulier lors de l'examen de l'article 18 de la loi du 22 août 2021 « Climat et Résilience », qui ouvre aux élus locaux la possibilité de prévoir, via leur règlement local de publicité (RLP), des prescriptions techniques à respecter pour les publicités lumineuses et enseignes lumineuses situées à l'intérieur des vitrines. Ces prescriptions pourront porter sur les horaires d'extinction, la surface, la consommation énergétique et la prévention des nuisances lumineuses. Le Sénat a aussi enrichi la loi « pouvoir d'achat » du 16 août 2022 (« MUPPA ») d'une disposition pour interdire les panneaux publicitaires lumineux en cas de pénurie d'électricité, durant les périodes pendant lesquelles le gestionnaire du réseau de transport d'électricité RTE émet un signal « Écowatt rouge ». En octobre, un décret a interdit, y compris en l'absence de tensions sur le réseau d'approvisionnement en électricité, des publicités lumineuses la nuit entre une heure et six heures partout en France, à l'exception des aéroports, gares ou stations de métro.

Cette actualité législative et réglementaire démontre que l'éclairage de nuit occupe une place croissante dans le débat public, même si le sujet est abordé sous l'angle énergétique et très peu sous l'angle de la prévention des risques. Or, la note scientifique met en évidence les nombreuses conséquences négatives de la pollution lumineuse : en perturbant les cycles naturels de lumière et d'obscurité qui structurent le monde vivant et en fragmentant spatialement et temporellement les habitats, la lumière artificielle nocturne participe, au même titre que d'autres pressions anthropiques, au déclin de la biodiversité. En outre, elle soulève de réelles préoccupations en matière de santé publique.

J'aurai, ici aussi, une première question : en quoi est-il essentiel d'aborder la question de la pollution lumineuse sous d'autres angles que celui de la sobriété énergétique ?

Annick Jacquemet, rapporteure de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques. - Merci pour cette invitation à vous présenter le fruit de mes travaux menés au sein de l'Opecst : une note sur le déclin des insectes, rédigée l'an passé, et une autre sur la pollution lumineuse, publiée la semaine dernière.

Apparus sur terre il y a 400 millions d'années, les insectes représentent 80 % des organismes vivants et leur biomasse est supérieure à celle des humains ; ils sont très divers, relevant de 28 ordres, dont 5 représentent les quatre-cinquièmes de l'ensemble. Leur déclin est massif et il est désormais établi scientifiquement, même s'il est difficile de produire des données précises - le déclin de certains insectes comme les papillons et les abeilles est mieux documenté, en raison d'un nombre plus important d'études en Europe et en Amérique du Nord. Ce déclin est calculé de différentes façons : en abondance (selon le nombre d'individus), en richesse (le nombre d'espèces) et en biomasse ; sur ces trois paramètres, on constate une forte diminution. Le déclin en richesse est estimé à 40 %, deux fois plus que pour les vertébrés, et les deux-tiers des espèces d'insectes seraient menacées ; on estime que 1 % des espèces est menacé chaque année, représentant 2,5 % de la biomasse des insectes. Toutes les espèces ne sont pas en déclin, les espèces univoltines, qui ne se reproduisent qu'une fois par an, sédentaires et spécialisées, sont plus touchées que les espèces plurivoltines et nomades.

Ce déclin a commencé au début du XXe siècle et s'est accéléré depuis les années 1950 avant de connaître une progression massive depuis 20 ans - vous l'avez dit, Monsieur le président, on le constate sur nos voitures après un trajet... Les causes de ce déclin sont nombreuses et l'agriculture intensive constitue le premier facteur explicatif, d'abord parce qu'elle a contribué à faire disparaître certains habitats des insectes, en particulier les zones humides, les prairies et les haies. En quelques décennies, l'habitat des insectes a été fortement réduit, 70 % des prairies et quelque 600 000 kilomètres de haies ont disparu dans le cadre de l'aménagement des paysages induit par l'agriculture intensive. Parmi les causes, il y a aussi la déforestation, l'urbanisation, la pollution, le changement climatique - non seulement parce que les températures augmentent, mais aussi parce que le changement climatique décale la période de butinage et la floraison, occasionnant une perte de nourriture. Les invasions biologiques jouent aussi un rôle important, la pyrale du buis venue de Chine l'a montré il y a quelques années.

Je veux le souligner : on parle aujourd'hui du rôle des agriculteurs, mais il faut bien se rappeler qu'ils ont été formés dans un cadre conceptuel promouvant l'agriculture intensive. Car c'est bien cette agriculture que la société leur demandait de pratiquer il y a quelques décennies. On constate aujourd'hui les effets négatifs de cette agriculture intensive, mais il serait injuste d'accabler les agriculteurs, c'est la société tout entière qui est responsable et le monde agricole est bien conscient des conséquences de certaines pratiques du passé. Nous savons aussi que les insecticides, les fongicides et les engrais ont des incidences sur la biodiversité.

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), en interdisant les dérogations aux États-membres en matière d'interdiction des néonicotinoïdes, a remis en lumière ce sujet. Des solutions sont aujourd'hui recherchées avec les betteraviers. Le problème avec les insecticides, c'est qu'ils tuent tous les insectes sans cibler ceux qui ravagent les cultures. Et parmi les insecticides, les néonicotinoïdes, mis sur le marché dans les années 1980, ont pris beaucoup d'importance : ils représentent 40 % des insecticides à l'échelle mondiale, parce qu'ils sont très efficaces. Cependant, comme leur prévalence dans l'environnement est longue, ils continuent à produire des effets dans le sol au détriment de la biodiversité et ils touchent, au-delà des ravageurs, les pollinisateurs, en particulier les abeilles.

La réglementation mise en place n'est pas adaptée, selon les scientifiques, en particulier parce que les néonicotinoïdes ne sont pas bien évalués avant leur mise sur le marché. De fait, chaque industriel fait des tests avant la mise sur le marché des pesticides, mais les procédures d'évaluation du risque, notamment vis-à-vis des pollinisateurs, connaissent de nombreuses lacunes. Les scientifiques déplorent ainsi que l'évaluation soit incomplète s'agissant des effets chroniques et « cocktail » des insecticides. Les détails concernant ces questions figurent dans la note scientifique de l'Opecst.

Depuis vingt ans, les scientifiques ont établi la nocivité des néonicotinoïdes pour les pollinisateurs, l'Union européenne essaie d'en interdire l'usage depuis 2013, la France l'a fait par une loi de 2016, mais il a fallu attendre 2020 pour que l'État français débloque des fonds conséquents qui cofinancent la recherche de solutions opérationnelles pour les agriculteurs. Les choses avancent ces dernières semaines, avec les betteraviers, pour rechercher une solution.

La biodiversité a par ailleurs une valeur en soi, elle constitue le patrimoine naturel de l'humanité, que nous devons laisser en héritage aux générations futures. On met facilement l'accent sur le fait que les insectes sont des vecteurs de maladies infectieuses, mais seulement 1 % des insectes sont porteurs de maladies, et c'est la même proportion pour les insectes qui ravagent les cultures. Au niveau agrégé, les insectes ont un rôle essentiel dans la reproduction des plantes via la pollinisation ; ils sont un maillon essentiel de la chaîne alimentaire, ils jouent aussi un rôle dans le recyclage de la matière organique. La diversité des insectes assure le bon fonctionnement des écosystèmes et leur résilience face aux changements - on l'a vu lorsque les bovins ont été introduits en Australie : après quelques années, en l'absence de scarabées, les bouses commençaient à stériliser les sols et c'est une fois les scarabées introduits que l'équilibre a été retrouvé. Les insectes nous servent donc, on le voit encore avec le miel et la soie...

Face au déclin sans précédent que connaissent les insectes, les scientifiques sont unanimes pour dire qu'en deçà d'un certain seuil, les effets en cascades seront irréversibles et que l'ensemble des services écosystémiques seront alors mis en péril. C'est pourquoi ils tirent le signal d'alarme.

Pour lutter contre ce déclin des insectes, il faut promouvoir une agriculture raisonnée et mieux réguler le poids des lobbies sur l'agriculture elle-même. Les agriculteurs en sont bien conscients et ils y travaillent.

Second sujet : la pollution lumineuse. L'éclairage public apparaît au XVIIe siècle, avec lui l'homme prolonge le jour en éclairant la nuit, il sécurise ses déplacements, se protège mieux et renforce l'attractivité des villes. Aujourd'hui, l'éclairage public représente 70 % de la lumière émise sur la terre, contre 30 % pour l'éclairage privé. La pollution lumineuse se caractérise par la sur-illumination, l'éblouissement lié à la trop forte luminance des points lumineux, ou encore le halo lumineux qu'on voit dans le ciel des villes. Le nombre de points lumineux en France est passé de 7,2 millions en 1990 à 11 millions aujourd'hui. On estime que la majeure partie - 85 % - du territoire métropolitain subit de la pollution lumineuse, et que 60 % des Européens ne voient pas la Voie Lactée, la proportion est de 80 % pour les Nord-Américains. Ces estimations sont établies à partir de satellites qui ne voient pas tout, en particulier les lumières LED et qui ne prennent pas en compte l'éclairage public éteint quand ils passent tard dans la nuit. La pollution lumineuse est en pleine extension, elle dégrade notre rapport à la nuit, ne plus voir les étoiles nous déconnecte de l'univers - et cela nous éloigne de ce qui a longtemps influencé notre appréhension sensible du monde, notre orientation dans le monde. La lumière change notre rapport au monde et à l'univers, en plus d'être une source de gaspillage énergétique. L'Ademe estime à 2 900 Térawatt heures (TWh) la consommation électrique annuelle mondiale utilisée pour éclairer, soit 13 % de la production électrique mondiale - en France, l'éclairage représente 56 TWh, soit 10 à 11 % de notre production électrique nationale. Les gaz à effet de serre liés à cette consommation devraient diminuer avec les LED, mais en réalité, nous augmentons toujours plus le nombre de points lumineux et la quantité d'éclairage - avec des ampoules produites en Chine et exploitant des terres rares, donc le gain énergétique et climatique n'est pas celui qu'on pourrait escompter.

La pollution lumineuse est en partie responsable du déclin de la biodiversité, elle entraîne une perte du sens de l'orientation des animaux - on le voit avec les insectes qui sont comme happés par la lumière des lampadaires et qu'on retrouve morts le matin à leur pied, mais la perte d'orientation existe aussi pour des oiseaux migrateurs par exemple. Il faut savoir aussi que la lumière bleue des LED a des effets négatifs sur la santé humaine, qui est captée par la rétine et transmise sous forme de signaux à l'hypothalamus. Ce spectre lumineux perturbe l'horloge circadienne et la production de mélatonine, ce qui entraîne des troubles plus ou moins importants chez l'être humain, par exemple de la fatigue, des troubles du sommeil, ou plus graves encore comme des cancers - les cancers du sein sont plus nombreux pour les femmes qui travaillent de nuit et sont plus soumises à ce spectre de la lumière bleue - de la prise de poids ou encore du diabète. Certains systèmes d'éclairages à LED sont également phototoxiques pour la rétine.

Une réglementation a été établie dès 2009-2010 pour réduire les nuisances lumineuses, en limitant le temps d'éclairage ou son orientation - l'éclairage public doit être dirigé vers le bas, par exemple. Cependant, cette limitation ne porte pas sur les phares de voiture, les lampes torches, ou encore les veilleuses, qu'on utilise pourtant dans les chambres d'enfants - ces derniers pouvant de ce fait se trouver trop exposés à de la lumière bleue. Ensuite, tous les décrets d'application n'ont pas été pris et la réglementation n'est pas toujours bien appliquée ni contrôlée, cela dépend beaucoup de la police municipale.

Dans ces conditions, nous préconisons de mieux faire connaître la réglementation, de profiter de la rénovation des éclairages publics pour initier à cette occasion une réflexion locale sur l'utilité de l'éclairage public, ses lieux, ses heures - les habitants s'y intéressent -, mais aussi d'utiliser les nouvelles technologies pour faire varier l'intensité de l'éclairage selon son utilité et d'éclairer seulement quand il y a du passage. Nous recommandons aussi de mieux communiquer auprès des publics sur la nocivité des écrans et de la lumière bleue.

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