Intervention de Pierre Moscovici

Commission des affaires sociales — Réunion du 25 janvier 2023 à 9h10
Avis sur le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 — Audition de M. Pierre Moscovici président du haut conseil des finances publiques

Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques :

Merci de votre invitation. J'ai toujours grand plaisir à venir devant vous.

Le HCFP est saisi en application de l'article 61 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances modifiée, pour donner ses éclairages sur trois points du PLFRSS : les prévisions macroéconomiques sur lesquelles il repose, le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses, et la cohérence de son article liminaire au regard des orientations pluriannuelles définies dans le projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP). Cela fait partie de nos attributions, même si à ce stade, la LPFP n'a pas été votée...

La saisine du Gouvernement, particulièrement étroite, ne porte que sur l'incidence de la réforme sur les finances publiques pour la seule année 2023. Au-delà ne nous ont été transmises que des informations très partielles en termes d'horizon - 2026 - ; en termes de champ - les comptes des seuls régimes de base et du fonds de solidarité vieillesse (FSV), et non de l'ensemble des administrations publiques - et en termes d'explications sur le chiffrage des différents dispositifs. Le Haut Conseil n'a pas été en mesure d'évaluer l'incidence de la réforme à moyen terme sur les finances publiques, alors que c'est un sujet décisif. Ce prisme annuel est regrettable au vu des conséquences d'une telle réforme sur le moyen et long terme et de la nécessité de l'expertise indépendante qu'offre le HCFP.

Le scénario macroéconomique du Gouvernement pour 2023 nous semble toujours optimiste, même si les dernières informations économiques montrent pour l'instant une résilience plus forte que prévue de l'économie française - ce dont je me réjouis.

La réforme des retraites aura un impact très faible sur les finances publiques en 2023. Le HCFP n'a pas pu estimer sérieusement les conséquences à moyen terme sur les finances publiques, faute de disposer d'informations suffisantes.

Je commencerai par analyser la prévision macroéconomique. Le Gouvernement n'a pas modifié son scénario macroéconomique par rapport à celui de septembre dernier sur lequel reposaient les projets de lois de finances (PLF) et de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Pour 2023, le Gouvernement continue de prévoir un rythme de croissance du PIB de 1 %. Le HCFP avait alors estimé que cette prévision était un peu élevée, et fondée sur plusieurs hypothèses fragiles. Selon les informations conjoncturelles récentes, la croissance s'est essoufflée à la fin de l'année 2022 en raison de l'impact de l'inflation et de la hausse des taux d'intérêt sur la demande des ménages et les entreprises.

La prévision de 1 % du Gouvernement supposerait une accélération de l'activité durant l'année. Cette hypothèse ne peut être exclue, en raison de la résilience observée : l'emploi demeure dynamique, le risque de rupture des approvisionnements en électricité et en gaz paraît limité pour les prochains mois, les tensions sur les prix de l'énergie s'atténuent depuis l'été, et le ralentissement de l'économie allemande et de la zone euro apparaît moins prononcé qu'anticipé depuis l'automne - l'Allemagne devrait éviter une récession en 2023.

Néanmoins, cette hypothèse est optimiste. L'environnement international demeure défavorable en 2023, alors que le durcissement des politiques monétaires devrait se poursuivre, ainsi que Mme Lagarde l'a annoncé il y a deux jours pour la zone euro. Cela freinera la demande au cours des prochains trimestres. L'investissement pourrait pâtir de la hausse, plus forte qu'anticipée, des taux d'intérêt dans la zone euro dans un contexte d'incertitude élevée.

De fait, malgré des nouvelles moins mauvaises, la prévision de croissance du Gouvernement se situe au-dessus de l'ensemble des prévisions des instituts de conjoncture français et internationaux ainsi que du consensus des économistes, qui, en janvier, anticipait une croissance de 0,2 % en 2023 - 0,3 % selon la Banque de France.

Cette prévision de croissance reste donc élevée, et justifiée par le Gouvernement par la résilience de l'économie française au troisième trimestre 2022 et par l'acquis de croissance pour 2023. Cependant, elle sous-estime les facteurs de freinage de l'activité, notamment le niveau élevé de l'inflation et le durcissement des politiques monétaires. Le Gouvernement prévoit toujours pour 2023 une hausse de l'indice des prix à la consommation de 4,2 % en moyenne annuelle, après une progression de 5,2 % en 2022. Les prévisions d'inflation restent dépendantes de l'évolution des prix énergétiques, difficile à anticiper. La fin de la remise sur les carburants au 31 décembre 2022, la revalorisation de 15 % en moyenne des tarifs réglementés du gaz et de l'électricité sont des facteurs de hausse à court terme, alors que les baisses récentes des prix des marchés du gaz et du pétrole ont un effet inverse.

Le reflux anticipé de l'inflation par le Gouvernement semble néanmoins rapide. Cette prévision d'inflation pour 2023 est inférieure à la moyenne du consensus des économistes, qui est de 4,8 %. Elle suppose un net infléchissement par rapport aux tendances récentes. Or l'indexation du Smic et les hausses de salaire déjà négociées, ainsi que la hausse des prix de production et d'importation des produits alimentaires et manufacturés devraient continuer à soutenir l'inflation en 2023, selon les responsables de la grande distribution. Le HCFP considère donc que cette prévision d'inflation du Gouvernement pour 2023 est un peu faible.

Le Gouvernement a maintenu sa prévision d'une progression de la masse salariale des branches marchandes non agricoles de 5 % en 2023. Sa prévision de croissance du salaire moyen nous semble faible, en lien avec la sous-estimation des perspectives de l'inflation. Il n'y a certes pas d'indexation entre les deux, mais inflation et masse salariale sont tout de même liées. Si l'inflation était plus élevée, on pourrait anticiper des hausses de salaire un peu plus élevées. Le HCFP estime donc que la prévision de masse salariale pour 2023 est un peu basse.

Le HCFP est chargé d'évaluer le réalisme des recettes et des dépenses du PLFRSS et de veiller à la cohérence du texte avec des orientations pluriannuelles des finances publiques. La loi organique ne permet pas au HCFP de se prononcer, car le projet de LPFP n'a pas été adopté. J'insiste lourdement : la France ne peut pas se passer d'une LPFP. C'est une obligation juridique, organique, européenne, et, surtout, un instrument de pilotage indispensable des finances publiques.

L'érosion progression des finances publiques françaises au sein de la zone euro et les investissements publics massifs nécessitent de redresser nos comptes publics. C'est atteignable sans austérité : l'effort doit être piloté sur plusieurs années pour être réaliste et pour préserver le potentiel de croissance de l'économie.

Je le redis : nous avons besoin de cette programmation pluriannuelle. J'appelle toutes les parties prenantes à adopter une telle loi dès que possible. Sans être alarmiste, son absence pose de nombreux problèmes juridiques, politiques, de pilotage, dont il serait dangereux de sous-estimer l'importance. L'absence de ce texte n'est pas anecdotique : elle est grave.

Sur le réalisme des dépenses et des recettes présentées dans le PLFRSS, le Gouvernement ne nous a transmis que les impacts de la réforme pour 2023. Les conséquences du PLFRSS sont faibles, avec un coût estimé par le Gouvernement de 0,4 milliard d'euros, soit une estimation réaliste. Ce coût résulte des économies réalisées par le décalage de trois mois du départ en retraite d'environ 50 000 personnes fin 2023, des recettes fiscales et des cotisations sociales supplémentaires liées à leur maintien dans l'emploi durant ces trois mois, et des dépenses supplémentaires entraînées par la réforme : hausse du minimum contributif - dont les conditions précises restent à déterminer -, mesures sur la pénibilité et l'usure professionnelle, mesures en faveur des transitions emploi-retraite. Mais les dépenses progressent plus vite que les recettes.

Le solde est prévu à 5 points de PIB en 2023. En septembre, le HCFP avait estimé que le déficit de 2023 risquait d'être plus dégradé que prévu, en raison d'une croissance plus faible. À ce jour, ce risque est contrebalancé par la baisse récente des prix de gros du gaz et de l'électricité, qui pourrait alléger le coût de l'ensemble du dispositif de soutien aux ménages et aux entreprises. Nous corrigeons notre appréciation au vu des bonnes nouvelles récentes.

Le HCFP n'a pas reçu d'informations suffisantes sur les impacts de plus long terme sur les finances publiques. Tout au plus avons-nous reçu l'annexe au PLFRSS portant sur 2023-2026. C'est regrettable. Comment le comprendre, alors que nos finances publiques ont plus que jamais besoin d'une gouvernance transparente et d'une expertise indépendante ? Je rappelle que le Haut Conseil a été créé par la loi organique de 2012.

Malgré ces manques, nous faisons un diagnostic non négligeable : la réforme des retraites ne devrait pas améliorer la trajectoire de dette présentée par le Gouvernement dans le projet de LPFP en septembre. Elle ne témoigne d'aucune ambition supplémentaire dans l'effort de redressement des finances publiques, alors que, selon l'avis rendu par le HCFP en septembre, la trajectoire présentée par le projet de LPFP était peu ambitieuse. En effet, l'inflexion envisagée était limitée et tardive : la dette amorçait sa décrue en 2027, alors que les hypothèses de croissance étaient optimistes. Cette trajectoire impliquait déjà une réforme des retraites. Les déficits des régimes de base de la sécurité sociale et du FSV entre 2023 et 2026 sont désormais un peu plus élevés que dans le PLFSS 2023. Les dépenses de retraite progressent, dans le PLFRSS, plus rapidement que prévu en septembre, en raison de l'intégration de mesures non encore envisagées, qui dégradent légèrement les comptes publics.

Il ne revient pas au président du HCFP de déterminer le contenu d'une réforme des retraites, son calendrier, les modalités d'accompagnement et de compensation. C'est la responsabilité du Gouvernement et du Parlement, en lien avec les partenaires sociaux. Mais, en France, le statu quo ne permettrait pas de garantir la soutenabilité de nos finances publiques. Celles-ci ont connu une dégradation sur une longue période, et il manque des marges de manoeuvre nécessaires pour faire face aux chocs et aux investissements publics dont le pays a besoin. Je ne jouerai pas les Cassandre, mais nous devons financer une montagne d'investissements et un mur de dette. Si les deux se font face, cela ne convient pas. Il faut organiser un système de vases communicants et retrouver des marges de manoeuvre sur la dette pour financer les investissements. Sans quoi, je ne sais pas comment nous ferons...

En 2001, la France est entrée dans la zone euro avec un ratio de dette dans la moyenne européenne, équivalent à celui de l'Allemagne : 58 points de PIB. Vingt ans plus tard, notre position relative s'est nettement dégradée. La dette de la Belgique, auparavant très élevée, a augmenté d'un point ; celle de l'Allemagne, de 10 points ; celle de l'Italie, de 41 points ; celle de la France, de 55 points ! Or cette dette n'est plus gratuite. Nous sommes sortis de l'ère des taux d'intérêt négatifs. Le taux d'intérêt à dix ans a retrouvé son niveau de 2012. Alors que la charge de la dette représentait 30 milliards d'euros en 2020, 35 milliards d'euros en 2021, le Gouvernement l'estime à 44 milliards d'euros en 2023. Cependant, la hausse des taux et l'inflation ne sont pas encore stoppés. Je le dis depuis des décennies : il n'y a pas de dépenses plus stériles ni plus stupides que la charge de la dette. Tout euro pour rembourser la dette manque pour n'importe quelle politique publique utile.

La France fait face à des besoins d'investissements publics majeurs dès aujourd'hui : elle doit rénover son système de santé, son système scolaire, financer ses dépenses militaires, produire des biens essentiels, investir dans la recherche et développement pour se maintenir dans la compétition mondiale - nous sommes en train de décrocher dans de nombreux secteurs, comme la santé. Nous devons investir dans les infrastructures pour nous adapter au changement climatique et réduire nos émissions de CO2. Si l'on passe son temps à rembourser la dette, comment investir ? L'état et la dynamique de nos dépenses publiques ne nous permettent pas de répondre à ces défis.

Réformer les retraites fait partie de l'effort collectif à entreprendre, mais cela ne suffira pas : la France doit améliorer ses comptes publics dans tous les secteurs, en recherchant la qualité de la dépense publique. Ce n'est pas chose facile, mais de nombreux pays ont réussi à réaliser ces revues de dépenses, et le ministre des finances a annoncé un tel exercice, nécessaire. La Cour des comptes et le HCFP participeront à ces Assises des finances publiques. Mais cela suppose une gouvernance, une raison d'être, un calendrier, une méthode, des objectifs clairs : cet exercice doit être continu et profond, et non une grand-messe.

Les défis actuels nous poussent à l'ambition et au sérieux budgétaire. Il y a quelques mois, le Royaume-Uni a connu des tensions inattendues sur sa dette : il faut donc agir dès aujourd'hui ! Sinon, nous nous exposons au risque qu'un jour arrive un accident, et qu'il faille couper drastiquement dans les dépenses ou relever fortement les impôts. Or il ne faut faire ni l'un ni l'autre, dans l'intérêt de notre pays. Anticipons et traitons maintenant le sujet de la dette et améliorons la qualité de notre dépense publique. Une réforme des retraites - à vous d'en déterminer le contenu - en fait partie.

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