Intervention de Robert Ophèle

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 25 janvier 2023 à 11h00
Audition de M. Robert Ophèle candidat proposé par le président de la république aux fonctions de président de l'autorité des normes comptables anc

Robert Ophèle, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de l'Autorité des normes comptables (ANC) :

Le Président de la République m'a effectivement pressenti pour présider l'ANC à la suite de Patrick de Cambourg, que votre commission a auditionné il y a deux ans dans le même cadre qui nous réunit aujourd'hui ; ma présidence, si vous la confirmez, s'inscrira dans la continuité de ce que Patrick de Cambourg vous avait alors présenté.

L'ANC, créée en 2009, a trois grandes missions. Elle doit, d'abord, établir, sous forme de règlements, les prescriptions comptables générales et sectorielles que doivent respecter les personnes physiques ou morales soumises à l'obligation légale d'établir des documents comptables conformes aux normes de la comptabilité privée et donner un avis sur toute disposition législative ou réglementaire contenant des mesures de nature comptable applicables à ces personnes. Elle peut, ensuite, émettre, de sa propre initiative ou à la demande du ministre chargé de l'économie, des avis et prises de position dans le cadre de la procédure d'élaboration des normes comptables internationales. Elle est chargée, enfin, de coordonner et de faire la synthèse des travaux théoriques et méthodologiques conduits en matière comptable, et de proposer toute mesure dans ces domaines.

La montée en puissance des informations « extra-financières » à fournir et leur normalisation progressive sous l'appellation d'informations de durabilité ont conduit l'ANC à couvrir ce domaine, très complémentaire des informations financières. De même que l'International financial reporting standards (IFRS) a désormais deux jambes, avec l'International Accounting Standards Board (IASB) pour la comptabilité financière et l'International Sustainability Standards Board (ISSB) pour des normes et l'information sur la durabilité, l'Efrag a désormais un Financial Reporting Board et un Sustainability Reporting Board, ce qui a conduit le ministre de l'économie et des finances à demander à l'ANC de créer un Comité sur l'information de durabilité ; la transposition de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité des entreprises, dite CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), donne l'opportunité d'inscrire cette mission dans la loi.

L'ANC, c'est donc d'abord le normalisateur comptable français pour les quelque 5 millions d'entités qui suivent les normes nationales pour établir leurs comptes sociaux ; et le dynamisme dans l'exercice de cette mission fonde sa légitimité nationale et internationale. Au-delà du travail courant d'actualisation des normes françaises en fonction des nouveaux instruments et des nouvelles circonstances, la question se pose de poursuivre, de conclure ou d'engager des travaux plus ambitieux. Je pense à certaines approches sectorielles, par exemple dans les secteurs financiers, banques et assurances, pour qui les normes françaises sont anciennes et parfois décalées par rapport aux pratiques actuelles. Je pense également au développement d'une approche plus principielle du « plan comptable général », qui a fait l'objet d'un travail important à règles constantes par l'ANC mais dont on mesure rapidement les limites normatives lorsqu'on le compare aux approches internationales. Les débats autour de la notion de chiffres d'affaires illustrent la difficulté d'une telle démarche, en particulier son articulation avec l'approche fiscale. Le système fiscal français est « moniste » : les comptes sociaux constituent la base de détermination du résultat imposable des entreprises et, en traduisant la réalité économique de l'activité de l'entité, les normes comptables ne devraient pas conduire à des divergences significatives avec l'approche fiscale. Renforcer la connexion fiscalo-comptable doit donc rester un axe de travail majeur de l'ANC. Mais une telle démarche ne peut être fructueuse qu'en réunissant toutes les parties prenantes : l'administration fiscale mais aussi les entreprises, des plus petites, très attachées à une convergence et à une stabilité des normes à des fins de sécurité juridique et de simplification, aux plus grandes entreprises, qui établissent leurs comptes consolidés selon le référentiel comptable international de l'IASB et qui recherchent plutôt une convergence entre les règles applicables à leurs comptes annuels et celles de leurs comptes consolidés à des fins de simplification opérationnelle. La simplification ne veut donc pas dire la même chose selon la taille de l'entreprise.

Cela me conduit naturellement à évoquer ces normes internationales qui s'appliquent aux comptes consolidés des entreprises de l'Union européenne cotées sur un marché réglementé, soit environ 500 entreprises en France, contre 5 millions d'entités soumises aux normes françaises. L'UE a décidé de ne pas développer ses propres normes mais de retenir celles de l'IASB et de les intégrer au cadre réglementaire européen après une procédure d'homologation qui se fait sur avis de l'Efrag et peut, exceptionnellement, se traduire par l'introduction d'options alternatives spécifiquement européennes ; ce fut le cas récemment pour la norme IFRS 17 sur les contrats d'assurance avec la faculté (carve-out) de ne pas retenir pour certains contrats une approche en cohortes annuelles qui met à mal le principe de mutualisation des risques, l'un des fondements de nos dispositifs d'assurance.

Le défi pour l'ANC est donc d'être efficace le plus en amont possible via un dialogue nourri avec l'IASB. Mais notre force de conviction est naturellement d'autant plus forte que nos positions sont partagées par nos partenaires de l'Union puisque l'UE est le principal utilisateur de ces normes internationales. Les débats au sein de l'Efrag sont donc essentiels pour peser sur l'élaboration des normes IASB et éviter d'avoir à s'engager dans la voie toujours délicate du carve-out, de l'exception.

Or, si l'on peut considérer qu'en matière de normes comptables internationales, l'essentiel a été fait ou est clôturé - je pense en particulier à l'amortissement des survaleurs qui a été, une nouvelle fois, écarté - des dossiers sensibles restent en cours. Ainsi, la présentation des états financiers eux-mêmes, va relever d'une norme qui est cours de finalisation ; de même, le renforcement des informations à fournir dans le cadre des tests de dépréciation est à l'étude et fait suite, d'une certaine manière, à l'abandon de l'idée d'introduire un amortissement des survaleurs. Il y a également les revues périodiques à venir sur des normes récemment mises en oeuvre qui, sans contenir de changements majeurs, appellent une attention soutenue, que ce soit la norme sur le chiffre d'affaires (IFRS 15) ou sur les contrats de location (IFRS 16).

Dans tous ces travaux, nous devons bien entendu favoriser la pertinence de l'approche et promouvoir la qualité de l'information donnée aux tiers, mais il faut également mesurer l'incidence de la norme sur la compétitivité de nos acteurs économiques. L'approche de l'IFRS privilégie souvent les investisseurs, les marchés, en leur procurant des informations les plus détaillées possibles. L'approche américaine est paradoxalement plus mesurée. Il peut donc y avoir un déséquilibre concurrentiel avec des niveaux hétérogènes de détail sur les informations concernant la marche des affaires. Il convient donc d'être vigilant pour garder le bon équilibre et éviter de rendre publiques de façon inappropriée des informations commercialement ou juridiquement sensibles.

Nous devons désormais traiter le sujet nouveau et lourd de la normalisation extra-financière dans le cadre de la directive CSRD et des travaux de l'ISSB au niveau international. Les défis sont nombreux dans ce domaine. D'abord finaliser le cadre normatif européen et assurer sa bonne déclinaison en France, ensuite assurer au minimum sa compatibilité avec les normes internationales et avec les normes nationales de nos principaux partenaires.

La France a joué un rôle moteur pour développer une normalisation européenne ambitieuse. La réglementation couvre clairement et de façon homogène en Europe les trois champs de l'environnement, du social et de la gouvernance, là où certains se limitent encore à l'environnement, voire au climat - l'ISSB en est seulement à finaliser ses normes sur le climat pour mars prochain ; la réglementation européenne a une dimension prospective puisqu'il est demandé une description des objectifs, assortis d'échéances, que s'est fixé l'entreprise en matière de durabilité. La réglementation européenne prend en compte, pour l'environnement mais aussi pour le social, le concept de double matérialité - matérialité financière et matérialité d'impact - sur l'ensemble de la chaîne de valeur, donc au-delà du périmètre de la comptabilité financière, et couvre donc les besoins de l'ensemble des parties prenantes et pas seulement celles intéressées sur les risques pesant sur la valeur de l'entreprise. Elle a un périmètre qui va au-delà des entités d'intérêt public - les EIP qui sont en gros les sociétés cotées sur un marché réglementé, les banques et les assurances dès lors qu'elles ont plus de 500 salariés - et couvre l'ensemble des grandes entreprises au sens des définitions européennes, c'est-à-dire celles dont les effectifs moyens annuels sont de plus de 250 personnes, soit environ 8 000 entreprises ; cela permet de couvrir une très large part de nos activités économiques, proche des deux-tiers, et ne constitue pas une incitation supplémentaire pour les sociétés à se retirer des marchés réglementés, puisque les informations à fournir sont les mêmes. La réglementation européenne prévoit un mécanisme d'assurance sur les informations de durabilité ; certes, dans une première étape ce ne sera qu'une assurance limitée, mais l'étape de l'assurance raisonnable est d'ores et déjà prévue et tout cela sera encadré de façon homogène. Enfin, cette réglementation a une dimension extraterritoriale en s'imposant aux entités de pays tiers qui ont une activité significative dans l'UE.

La directive CSRD, qui avait fait l'objet d'un accord en trilogue sous présidence française, a été publiée au Journal Officiel de l'Union Européenne le 16 décembre dernier. Il faut encore, cependant, la transposer dans les 27 ordres juridiques nationaux et prendre des textes d'application au niveau européen, rapidement puisque les obligations pèsent sur les comptes 2024 - et il faut également prendre des dispositions de ce qu'on a coutume d'appeler le niveau 2 de l'ordre juridique de l'Union, pour donner une dimension plus opérationnelle à ces normes. Ces normes techniques sont donc proposées par l'Efrag puis prises par la Commission européenne s'il n'y a pas d'objection ; douze projets de normes ont déjà été proposés par l'Efarg, à mettre en oeuvre avant la mi-2023, c'est important. Il reste à fournir les normes sectorielles, les normes concernant les PME et les normes pour les établissements des pays tiers.

Cet effort de normalisation est considérable et mobilisera les forces vives de la place notamment lorsqu'il s'appliquera à l'ensemble des grandes entreprises, à savoir en 2026 au titre de l'exercice 2025 et qu'il conviendra d'avoir des rapports d'assurance modérée puis raisonnable d'auditeurs externes. Cependant, nombre de nos entreprises ont une activité qui dépasse le périmètre de l'UE ; il importe donc que les normes qu'elles auront à appliquer dans l'Union soient compatibles et proportionnées avec celles que peuvent imposer les autres juridictions pour éviter les approches multiples et assurer une concurrence équilibrée. Cela passe d'abord par la compatibilité et proportionnalité avec les normes internationales en cours d'élaboration à l'ISSB, les premières normes sur le climat étant attendues pour fin mars prochain. Cependant, nous ne savons pas encore quels États adopteront les normes de l'ISSB, tout en sachant d'ores et déjà que les États-Unis ne le feront pas.

Le sujet est d'autant plus sensible que la réciproque ne sera pas vraie entre les normes ISSB, européennes et états-uniennes. Le CSRD prévoit une possible équivalence des régimes de pays tiers en matière de durabilité, à l'image des régimes d'équivalence en matière d'information financière, mais cette équivalence ne peut être reconnue que si ces normes de pays tiers couvrent les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance, et qu'elles respectent le principe de double matérialité. Autant dire que ni les normes ISSB ni les normes envisagées aux États-Unis ne pourront être reconnues.

Comment relever tous ces défis ? La clef me semble être d'abord de bien structurer l'organisation de la place pour élaborer des positions argumentées, mesurer les conséquences des diverses options, mettre en évidence les difficultés d'application, proposer les clarifications utiles ; l'ANC est le lieu d'échange privilégié entre les entreprises et leurs parties prenantes, tout particulièrement les experts comptables et commissaires aux comptes. Il faut également assurer une fluidité de nos échanges avec nos partenaires de l'Union et des pays tiers afin de comprendre leurs approches et mettre en évidence des alignements d'intérêts.

L'ANC ne comptant qu'une vingtaine d'agents, elle doit, pour atteindre ses objectifs, mobiliser toutes les forces vives de la place autour de ses priorités. Sa structure actuelle avec le Collège, les deux commissions des normes privées et des normes internationales, son Forum d'application des normes comptables internationales, son Comité sur l'information de durabilité et ses divers groupes de travail sur des sujets ciblés, sont les outils d'une telle mobilisation et la participation de l'agence aux travaux des autres Autorités - Autorité des marchés financiers (AMF) et Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) en particulier - renforcent la cohérence des approches.

Pour poursuivre et amplifier cette dynamique, il nous faut disposer effectivement d'une équipe permanente d'experts de haut niveau, capables d'animer les groupes de travail ; il nous faut dépasser le cercle des très grandes entreprises car, on le voit, s'agissant des normes françaises ou des reporting de durabilité, le périmètre des sociétés concernées est très vaste, des PME pourraient être nombreuses à suivre le mouvement. Il nous faut une coordination très forte avec les diverses autorités nationales, y compris l'administration fiscale pour limiter au maximum les demandes reconventionnelles et les approches parallèles : les informations fournies par les états comptables et le reporting de durabilité doivent permettre de couvrir la quasi-totalité des besoins, n'en ajoutons pas. Nous devons également soutenir la recherche comptable ; c'est une des missions de l'ANC et il faut être ambitieux dans ce domaine car c'est en s'appuyant sur une recherche de qualité qu'on gagne le débat d'idées, en particulier sur le plan international. Nous gagnerions aussi à inscrire dans la loi la mission de l'ANC concernant les normes d'information de durabilité des entreprises, elle relève actuellement d'un courrier du ministre alors que les travaux de l'ANC en la matière concernent tout l'écosystème lié aux normes comptables. Il nous faut, enfin, élaborer un nouveau plan stratégique détaillé sur nos priorités pour les trois prochaines années ; je m'y attacherai avec le nouveau Collège si vous confirmez ma nomination. Je serai prudent aujourd'hui, car un plan stratégique n'est pas celui d'une personne mais celui du collège, qui représente les parties prenantes de la place, il faut amorcer une dynamique.

Permettez-moi d'être bref sur mes qualités pour assumer la présidence de l'ANC et être à la hauteur des enjeux que je viens d'évoquer.

J'ai réalisé l'intégralité de mon parcours professionnel dans le secteur public : j'ai rejoint la Banque de France immédiatement à la fin de mes études en février 1981 et l'ai quittée en août 2017 pour présider l'AMF avec un mandat de cinq ans non renouvelable.

Sans être un professionnel de la comptabilité, j'ai accumulé au cours de ma carrière des connaissances comptables et j'ai eu, au cours de ces dix dernières années, des interactions fréquentes avec l'ANC. J'ai passé huit années au contrôle des institutions financières, composante comptable significative, j'ai également passé une dizaine d'années à la direction financière de la Banque de France, à une époque où nous avons « normalisé » les traitements comptables de l'Institut d'émission, introduit la certification de nos comptes et réformé notre système de retraites en mettant en place un suivi rigoureux de l'engagement de retraites sur la base des normes internationales (norme IAS 19). La normalisation de la comptabilité de la Banque de France est passée par l'élaboration d'une approche comptable commune entre les banques centrales de l'Eurosystème afin de permettre notamment le partage du revenu monétaire. Mes cinq années à la présidence de l'AMF m'ont plongé dans la communication financière des émetteurs de titres, donc essentiellement sur la base des normes IFRS à l'AMF et à l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), ainsi que sur la communication extra-financière, dite désormais de durabilité, à l'AMF, à l'ESMA ainsi qu'à l'Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV) qui s'est finalement saisie du sujet en 2019.

J'ajoute que j'assure aujourd'hui la responsabilité du projet français de candidature de Paris pour accueillir la future autorité européenne de lutte contre le blanchiment, l'AMLA. L'UE change de braquet en créant cette nouvelle autorité dont la vocation sera de garantir une application homogène de la réglementation contre le blanchiment d'argent.

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