L'ANJ a presque 3 ans, elle a été installée en juin 2020. Elle régule un secteur complexe, qui croît très vite et qui est profondément hétérogène. En effet, le produit brut des jeux (PBJ) s'élève à 11 milliards d'euros et ses acteurs sont nombreux : on compte 17 opérateurs en concurrence, 2 opérateurs en monopole - le PMU et la Française des jeux, qui représente à elle seule la moitié du secteur -, quelque 200 casinos, environ 200 hippodromes et des clubs de jeux. L'offre elle-même se compose des paris sportifs, des paris hippiques, de la loterie, du poker en ligne, etc. L'Autorité agrège donc un secteur en forte croissance et très hétérogène.
Cette croissance repose sur deux moteurs : le jeu en ligne - 20 % du chiffre d'affaires - et les paris sportifs, qui ont crû à un taux rapide, les paris sportifs en ligne ayant augmenté de 44 % en 2021, même si la croissance de 2022 a probablement été inférieure.
La loi Pacte a institué un régulateur unique, dont l'office est d'appliquer la politique de l'État en la matière, qui a quatre objectifs : limiter et encadrer l'offre et la consommation de jeu, prévenir le jeu excessif, assurer l'intégrité de l'offre, lutter contre le blanchiment et la fraude, et veiller à l'équilibre des filières.
La régulation s'insère dans un cadre particulier : le principe est l'interdiction du jeu d'argent sauf dérogation, laquelle doit être strictement contrôlée par le régulateur. Or, avec un marché en forte croissance et un acteur principal, la FDJ, en forte croissance également, le régulateur fait face, sinon à ses limites, du moins à une grande complexité.
J'en viens à l'actualité du secteur.
Il y a d'abord eu la Coupe du monde de football. Au total, quelque 900 millions d'euros, dont 600 millions en ligne, auront été pariés pendant le tournoi ; c'est un record absolu. Cette performance est beaucoup plus importante que lors de la dernière Coupe du monde et de l'Euro de 2021. En outre, la France est allée en finale, qui a fait l'objet de 80 millions d'euros de paris ; ce montant n'avait jamais été atteint sur un seul match.
Notre objectif était d'éviter de revivre ce que nous avions vu au cours de l'Euro précédent, à savoir une surpression publicitaire très forte pour les jeux d'argent, qui avait conduit des associations et des parlementaires à plaider pour une plus forte restriction des publicités pour les jeux d'argent. Il n'y avait pas eu de traduction législative ou réglementaire de cette demande, mais l'opinion publique était mobilisée contre cette pression. Ainsi, après l'Euro, l'ANJ a mis en place tout un dispositif destiné à cantonner la pression publicitaire : des recommandations sur le type d'outils publicitaires autorisés et le niveau acceptable de gratifications. Le plan d'action de l'Autorité s'est traduit par la signature de quatre chartes par tous les opérateurs de jeux d'argent et les supports de publicité - radio, télévision, numérique -, qui ont « policé » leurs pratiques afin de réduire la publicité en faveur des jeux d'argent et de hasard. La signature de ces quatre chartes est exceptionnelle en matière de corégulation ; aucun autre secteur n'a réussi à réunir les acteurs et les supports de publicité pour limiter leurs propres annonces. Cela montre que les supports publicitaires et le secteur ont conscience qu'il ne s'agit pas d'une activité comme les autres.
Est-ce que cela a suffi ? Globalement, la tonalité des messages a respecté le décret de novembre 2020, les messages les plus incitatifs au pari ont presque disparu. En revanche, il est difficile d'estimer le montant global de la publicité pour le jeu. Nous avons lancé une opération de contrôle sur les quatre principaux opérateurs ; nous saurons dans quelques semaines si le cantonnement publicitaire que nous avons imposé a été respecté. Il semble que ce soit le cas.
Restent deux questions ouvertes. La première est le sponsoring : l'encadrement plus énergique de la publicité a incité les opérateurs du jeu d'argent à faire un pas de côté, vers le sponsoring. C'est ainsi que l'on peut voir, au cours d'un match, 12 spots publicitaires en faveur des jeux d'argent alors que nous avions limité ce nombre à 3 par tunnel publicitaire. Seconde question : les influenceurs, qui sont très mobilisés par les opérateurs des jeux d'argent. C'est une tendance de fond. Le Gouvernement a lancé une concertation pour encadrer l'action des influenceurs, qui a pu donner lieu à des fraudes. Nous travaillons de notre côté avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sur cette question pour faire des recommandations au Gouvernement. Cette nouvelle technique publicitaire, très utilisée par le secteur, devrait être mieux encadrée.
In fine, la pression publicitaire, sujet majeur pour le régulateur, demeure élevée. Les mesures prises ont permis, dans une certaine mesure, de la cantonner, mais nous réfléchissons à la nécessité d'endiguer davantage cette pratique, car on observe une augmentation inquiétante du taux de prévalence, le pourcentage de joueurs problématiques.
Deuxième thème d'actualité : l'évolution du secteur lui-même. Ce secteur est, je l'ai indiqué précédemment, en forte croissance et il subit une évolution importante liée aux nouvelles technologies, investies massivement par les opérateurs de jeux d'argent. D'abord, tous les opérateurs recourent fortement au marketing numérique pour toucher les individus, personnaliser la publicité, offrir des publicités interactives fines et efficaces. Cela concerne tous les opérateurs. Par ailleurs, nous voyons arriver les crypto-actifs, les jetons non fongibles (non fongible tokens, ou NFT), qui sont des objets numériques enregistrés sur la blockchain. Ce ne sont pas des jeux de hasard et d'argent en soi, mais ils font l'objet d'attributions dans le cadre de compétitions assimilables à des jeux d'argent et de hasard.
Par exemple, la société Sorare, licorne française, propose des NFT sous la forme de cartes à l'effigie de joueurs de football réels. On les collectionne, comme on faisait les cartes Panini, puis on constitue des équipes et, trois fois par semaine, des compétitions virtuelles opposent des équipes de cinq cartes. La valeur des cartes est indexée sur les performances des joueurs dans la vie réelle. Ces compétitions font gagner des objets, souvent de nouvelles cartes. Il y a ainsi un marché de cartes indexé sur les performances réelles des joueurs et sur le cours de l'ether, la cryptomonnaie utilisée par le jeu.
On observe le même type d'innovation dans le domaine hippique. Le projet Stables du PMU est similaire. Il n'y a pas de compétition pour l'instant, mais une communauté se crée autour des cartes, qui permettent de gagner des points et d'accroître la valeur de son écurie.
À ce jour, on compte 2 000 jeux Web3 disponibles en France. C'est un marché émergent, qui comprend des sociétés françaises. Tous les jeux ne sont pas reliés au pari sportif ou hippique et certains sont totalement décorrélés de la vie réelle. Par exemple, on peut acheter un crypto-actif représentant un chien : on l'élève, on le croise avec d'autres chiens et la portée peut prendre de la valeur puis être vendue.
Une économie de divertissement se met donc en place avec ces crypto-actifs, qui sont très addictifs. Les premières études, provenant d'Australie ou du Royaume-Uni, font état d'un taux de prévalence de ces activités de l'ordre de 25 %, alors que le taux de prévalence des jeux d'argent se situe autour de 6 %. On doit donc être très vigilant quant à l'évolution de ces offres. Nous souhaitons accompagner l'innovation, car ces évolutions technologiques sont peut-être l'avenir du pari sportif et hippique et les acteurs traditionnels s'y intéressent. La régulation doit accompagner de façon réaliste ces nouvelles offres, afin d'empêcher le contournement de toutes les mesures de protection des joueurs mises en place depuis 2010. Cette actualité ne concerne pas que la France, ce phénomène existe dans tous les pays européens. Nous coordonnons notre action avec la Suisse, la Belgique et le Royaume-Uni.
Troisième et dernier élément d'actualité : le contrôle. On nous a fait remarquer que nos actions de contrôle n'avaient pas commencé dès la mise en place de l'Autorité, en 2020. Certes, une partie du dispositif législatif existait déjà, mais tout un pan de ce dispositif était nouveau ; l'ensemble est très complet et comporte des obligations récurrentes de présentation de documents au régulateur. Il fallait donc expérimenter d'abord ce dispositif avant de diligenter des contrôles, c'est pourquoi nous avons privilégié l'approche pédagogique dans un premier temps.
Les contrôles ont été lancés en 2022, une fois la commission des sanctions reconstituée. Nous avons transmis à celle-ci des dossiers relatifs au dépassement du taux de retour au joueur, qui ne doit pas dépasser 85 % sur un an, et à l'obligation, nouvelle, d'identifier et d'accompagner les joueurs à risque, sur laquelle nous avons constaté des manquements. L'année 2023 sera importante pour notre action de contrôle, car nous considérons que le nouveau dispositif est maintenant connu, d'autant qu'il est assorti d'une boîte à outils complète et de guides de bonnes pratiques ; il n'y a plus d'excuse...
La FDJ participe à la croissance de ce marché, d'autant que, avec la moitié du chiffre d'affaires, c'est l'acteur majeur du secteur ; elle souhaite atteindre une croissance de 3 % ou 4 % par an. Elle mobilise pour cela tous les outils numériques à sa disposition. La numérisation de son activité est pour elle un objectif central, mais toutes ses activités, y compris traditionnelles, comme la loterie, sont en forte croissance. La loterie, par exemple, a connu un taux de croissance de 15 % à 20 % au dernier semestre 2022. La FDJ croît donc dans les secteurs traditionnels et technologiques. En outre, elle étend son périmètre d'activité, puisqu'elle a demandé un agrément pour proposer des jeux de poker et qu'elle a racheté ZEturf pour avoir une offre de paris hippiques. L'objectif est de couvrir l'ensemble de l'offre et d'avoir une stratégie promotionnelle active tout au long de l'année.
Quel est le positionnement de l'ANJ par rapport à un acteur dominant, en monopole et ayant une stratégie de croissance aussi explicite ? Nous faisons en sorte de maintenir le monopole dans une « croissance modérée », pour reprendre les termes de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur les monopoles, reprise par le Conseil d'État. En effet, les monopoles sont une exception par rapport à la concurrence, justifiée par certaines circonstances et assujettie à une condition : avoir une croissance modérée, ne reposant pas sur la stimulation active des clients. Le régulateur a donc pour objectif de contenir la croissance de cet acteur, afin qu'elle reste modérée. Cela se traduit par deux types d'actions.
D'une part, nous veillons à ce que la publicité ne conduise pas l'entreprise à connaître une croissance sortant des mesures de la modération. La stratégie publicitaire de la FDJ consiste à rendre la marque présente tout au long de l'année dans les médias et à mobiliser des enjeux d'intérêt général consensuels : je pense par exemple au loto du patrimoine ou à la promotion, par cette société, du sport, de l'intégration, des jeunes, etc. Il s'agit d'accréditer l'idée selon laquelle l'intérêt général, le monopole et les jeux d'argent peuvent aller ensemble. Un tel positionnement conduit à banaliser les jeux d'argent, ce qui pose problème pour le régulateur. Nous avions identifié le problème dès 2022 et nous avions alors conseillé énergiquement à la FDJ de restreindre son activité promotionnelle et d'éviter de mobiliser des thèmes d'intérêt général, dans l'objectif de maintenir l'entreprise dans les clous de la jurisprudence, qui fait d'ailleurs écho à l'obligation globale de limitation de l'offre et de la consommation. Je le rappelle, la législation sur le jeu d'argent est toujours une législation d'exception. Nous avons incité l'année dernière la FDJ à policer son activité promotionnelle, cela n'a pas été totalement suivi d'effets ; cette année, nous agirons via l'approbation de la stratégie promotionnelle.
D'autre part, nous pouvons encadrer l'offre de la FDJ. Chaque jeu et chaque programme annuel de jeux de la FDJ doivent être autorisés par l'ANJ. Nous avons demandé à plusieurs reprises à cette société de redimensionner ses jeux addictifs, en faisant moins de tirages, en faisant en sorte que les jackpots soient moins importants, afin d'éviter que la société ne développe une offre trop attractive.
Quant au « loto de la biodiversité », que vous avez évoqué, nous n'y étions pas favorables et nous avons refusé sa création. Un tel jeu n'est pas conforme à la jurisprudence de la CJUE et crée une situation curieuse, puisqu'elle consiste à mettre en place, autour d'une thématique attractive pour les jeunes, une offre qui sera très addictive. Au-delà de la question juridique, il y a un problème de positionnement éthique. D'où notre refus.
Je termine en évoquant l'addiction. À cet égard, la situation actuelle n'est plus du tout la même que celle qui prévalait voilà trois ou quatre ans, quand on enregistrait surtout des phénomènes individuels. Il y a maintenant un écosystème industriel très efficace, qui utilise toutes les technologies de captation de l'attention pour vendre des jeux d'argent au public. Une étude de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) montre qu'il y a environ 1,4 million de personnes susceptibles d'être des joueurs problématiques, soit 6 % de l'ensemble des joueurs, mais on considère que ce problème concerne 18 % des joueurs de pari sportif. Une dernière étude vient de montrer que les taux de prévalence parmi les personnes participant à tous types de jeux en ligne, y compris illégaux, sont importants, de l'ordre de 20 %. Nous avons en outre plusieurs indicateurs suggérant une augmentation des taux de prévalence. Par exemple, nous avons maintenant 80 demandes d'auto-interdiction par jour, contre 20 naguère. Le phénomène a donc changé de dimension.