Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation

Réunion du 1er février 2023 à 10h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La commission désigne M. Thierry Meignen rapporteur sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Nicolas Dufourcq aux fonctions de directeur général de la société anonyme Bpifrance.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Nous allons entendre maintenant la communication de M. Philippe Dominati, rapporteur spécial des crédits de la mission « Sécurités », sur la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ).

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Dans le contexte du projet de réforme de l'organisation de la police nationale, la police judiciaire a récemment été mise sous le feu des projecteurs. Mais la mission que la commission m'a confiée sur la direction centrale de la police judiciaire a, en réalité, été lancée bien en amont. C'est donc naturellement que mon objectif, dans le cadre du contrôle, a d'abord été d'examiner globalement les missions, les moyens et l'efficacité de la DCPJ et de ses différents services, en l'état de l'organisation de la police nationale.

C'est sur la base de cet examen global, détaché de l'actualité brûlante, que j'ai pu ensuite procéder à une analyse de la réforme envisagée pour ce qui concerne son volet relatif à la police judiciaire. Il me semble que cette méthode garantit une certaine solidité de l'analyse.

Je me permets de commencer par définir la notion de « police judiciaire ».

Alors que la police administrative vise à maintenir l'ordre et à prévenir la commission d'infractions, la police judiciaire renvoie à l'inverse à la partie répressive de la fonction policière. Elle consiste à rechercher ou à constater les infractions, à en rassembler les preuves, à en déterminer les auteurs et à livrer ces derniers aux tribunaux, qu'il s'agisse d'un vol de vélo ou d'un trafic international de stupéfiants.

La mission de police judiciaire incombe aux personnels habilités à exercer ces fonctions, en particulier les officiers de police judiciaire (OPJ). Plusieurs services sont compétents en France en la matière. Outre la police nationale, la gendarmerie nationale est compétente dans sa zone, tout comme des services relevant d'autres ministères s'agissant de certains types d'infractions, notamment fiscales, douanières ou environnementales.

Dans tous les cas, les personnels concernés dépendent administrativement du pouvoir exécutif, mais sont placés fonctionnellement sous la direction directe de l'autorité judiciaire - le procureur ou le juge d'instruction - dans l'accomplissement de leurs missions. C'est d'ailleurs le magistrat du parquet qui décide du choix du service d'investigation, même si des critères de répartition des dossiers entre services s'appliquent.

Ces éléments étant précisés, je vous propose de vous livrer en cinq points mon analyse sur la direction centrale de la police judiciaire et sur la réforme envisagée.

Mon premier point vise à présenter et à mettre en perspective le travail opérationnel de la DCPJ.

Contrairement à ce que son intitulé pourrait laisser penser, la direction centrale de la police judiciaire ne constitue qu'un service parmi d'autres en charge des missions de police judiciaire, même au sein de la seule police nationale. Dans le périmètre de cette dernière, ce sont en réalité les services généralistes de la direction centrale de la sécurité publique, la DCSP, qui traitent l'essentiel de la masse des affaires judiciaires, en particulier la délinquance du quotidien et la criminalité d'intensité moyenne. Il faut aussi mentionner, au sein de l'organisation autonome de la préfecture de police de Paris, la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, la DSPAP.

Les services de la DCPJ traitent finalement, à l'échelle nationale, moins de 1 % des crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie nationales. À titre de comparaison, la direction centrale de la sécurité publique en traite 45 %.

Ces équilibres se reflètent dans le nombre de dossiers traités par officier de police judiciaire en fonction des services. Le nombre moyen de dossiers par OPJ est de huit dans les services de la DCPJ. Pour ce qui concerne les services de la DCSP, ce nombre est beaucoup plus élevé : dans le périmètre du parquet de Rennes, en 2022, ce taux atteignait 105 dossiers par OPJ, et même 235 pour le commissariat de Fougères. Pour mémoire, alors que les missions de police judiciaire occupent 46 161 emplois au sein de la police nationale, toutes directions confondues, les effectifs de la DCPJ s'élèvent à 5 673 personnes.

Mais si la DCPJ traite d'une part marginale de la criminalité d'un point de vue statistique, elle a la charge de la criminalité la plus grave, la plus complexe et la plus sophistiquée pour l'ensemble des types d'infractions. C'est ce qui fait souvent dire qu'il s'agit d'une police d'élite. Certains parlent même de « seigneurs » de la police, voire de « nantis ». Une sorte de clivage prévaut ainsi au sein de la police judiciaire entre la DCPJ et la DCSP.

Mon deuxième point concerne les moyens et l'efficacité des services de la DCPJ. Ses moyens semblent globalement satisfaisants. Partout où je me suis rendu, mes interlocuteurs m'ont indiqué qu'ils avaient les moyens de remplir leur mission.

Je relève néanmoins des besoins dans certains domaines, notamment s'agissant du rajeunissement du parc automobile, âgé de 5,7 ans en moyenne. La DCPJ doit aussi se doter de méthodes et d'équipements de pointe pour faire face à la course technologique permanente avec les criminels. Je rappelle d'ailleurs que dans les procédures judiciaires, les policiers sont obligés de décrire les modalités concrètes selon lesquelles a été menée l'enquête, ce qui est susceptible de permettre aux criminels de s'adapter et de trouver de nouveaux moyens pour échapper à la police.

Les effectifs de la DCPJ sont corrects. Ils sont répartis entre les services centraux, à hauteur de 30 %, et les services déconcentrés, à hauteur de 70 %. J'ai néanmoins constaté l'apparition récente de difficultés de recrutement pour certains corps et certains postes de la DCPJ. Il est également indispensable de recruter davantage de personnels extérieurs hautement qualifiés dans les domaines techniques. Aujourd'hui, la DCPJ ne dispose par exemple que de trois contractuels spécialistes des crypto-monnaies: c'est trop peu, d'autant que certains, comme c'est le cas dans d'autres services spécialisés, peuvent être tentés de rejoindre le secteur privé, qui leur offre des ponts d'or pour valoriser leurs compétences.

S'agissant ensuite de l'efficacité des services de la DCPJ, les résultats sont globalement très bons. Les taux d'élucidation sont élevés, alors qu'ils baissent dans l'ensemble de la police nationale, et cela justifie en partie la réforme. Je vais y revenir.

Mon troisième point porte, au-delà du rôle opérationnel de la DCPJ, sur ses fonctions stratégiques. En premier lieu, la direction est l'acteur central de la police nationale pour la coopération policière internationale opérationnelle. Elle gère quotidiennement les canaux opérationnels de coopération d'Interpol, d'Europol et de Schengen pour le compte de l'ensemble des forces de sécurité, y compris la gendarmerie et la DGSI. En 2021, elle a ainsi échangé 430 000 messages avec près de 194 pays, soit près de 1 200 messages par jour, dans des langues différentes. Ce partage d'informations porte ses fruits : à titre d'exemple des résultats obtenus, 775 individus recherchés par la police française ont ainsi pu être arrêtés à l'étranger, tandis que 805 individus recherchés par d'autres polices ont été arrêtés en France.

La DCPJ est aussi un acteur majeur du fonctionnement des offices centraux de police judiciaire. Ces structures interministérielles spécialisées visent à répondre à l'éclatement des services d'investigation entre différentes administrations. Ils ont, dans leur domaine de compétence, deux missions principales. Tout d'abord, réaliser en propre les enquêtes. Ensuite, jouer un rôle de partage de l'information, de coordination et de gouvernance pour l'ensemble des services d'investigation. Parmi les 14 offices centraux existants, 10 sont rattachés à la police nationale, dont 9 à la seule DCPJ. Cette répartition témoigne d'ailleurs du rôle stratégique central de la DCPJ. Le plus connu de ces offices est l'Ofast, l'office central antistupéfiants, mais il en existe d'autres, pour les violences aux personnes, la traite des êtres humains, la cybercriminalité, la grande criminalité financière - peut-être l'un des moins bien pourvus -, etc.

Le système des offices centraux connaît en réalité un succès variable, malgré un succès partagé pour ce qui concerne les dossiers opérationnels à fort enjeu qu'ils traitent directement. Certains offices assurent efficacement leur mission de coordination de la filière, avec l'appui des autres services de l'État. En revanche, d'autres peinent, notamment parce qu'ils manquent parfois de moyens, à exercer ce rôle, auquel cas on peut s'interroger sur l'opportunité de leur existence. S'agissant des moyens, les deux offices rattachés à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière manquent de spécialistes et leurs effectifs ont été réduits ; par ailleurs, il n'existe pas dans ce domaine de réelle gouvernance commune avec les services des douanes et des finances publiques.

J'en viens, et c'est mon quatrième point, à la réforme de l'organisation de la police nationale. Celle-ci est nécessaire. La police nationale manque aujourd'hui de cohésion et d'unité. On ne peut d'ailleurs que constater la différence d'organisation entre la police, très morcelée, et la gendarmerie.

La réforme envisagée comprend deux axes principaux. Le premier axe consiste à regrouper les services de la police nationale en quatre filières structurées autour de quatre « métiers » : la sécurité et la paix publiques, le renseignement territorial, la police judiciaire, et les frontières et l'immigration irrégulière.

Le second axe de la réforme consiste à modifier la répartition des rôles au sein des niveaux central et déconcentré de la police nationale. La déconcentration doit permettre de rapprocher les services des territoires et d'augmenter, grâce à la proximité avec le terrain, leur efficacité. À l'échelon central, les quatre filières seraient chapeautées par des directions nationales qui ne disposeraient plus d'une autorité hiérarchique sur leurs personnels. À l'échelon déconcentré serait installé un directeur départemental de la police nationale, le nouveau DDPN, disposant d'une autorité hiérarchique sur les directeurs locaux de chacune des filières. Le DDPN serait lui-même placé sous l'autorité directe du préfet.

La DCPJ est ainsi concernée par les deux grands axes de la réforme. C'est ce qui a suscité les remous que l'on connaît. Ce sera mon cinquième point.

S'agissant du volet « police judiciaire » de la réforme, ses instigateurs constatent que la DCPJ ne traite que 1 % des affaires, les plus graves. L'idée est de faire partager l'expertise de la DCPJ avec les autres services, pour soulager la DCSP. La presse relaie d'ailleurs aujourd'hui à l'envi les mauvais chiffres de la délinquance, qui augmente, essentiellement dans le champ couvert par la DCSP. La réforme vise ainsi à intégrer la DCPJ à une nouvelle « filière investigation » plus large, qui regrouperait les effectifs de la DCPJ et ceux de la DCSP en charge de missions de police judiciaire.

La création des directions départementales de la police nationale fait aussi l'objet de critiques pour ce qui concerne la police judiciaire.

Le premier défaut de la réforme est le manque de concertation à l'occasion de la conception du projet de réforme. Il s'agit même d'une crise de confiance. La concertation, même en prenant en compte le Livre blanc de la sécurité intérieure de 2020 et le Beauvau de la sécurité en 2021, a été timide. Les officiers de police judiciaire des services actuels de la DCPJ ont l'impression que l'on va leur demander, dans le futur schéma prévu par la réforme, d'effectuer des missions qui ne sont pas les leurs, comme cela avait été le cas lors de la crise des gilets jaunes : assurer la sécurité sur la voie publique par exemple n'est pas dans les missions de la police judiciaire. L'organisation n'est en outre pas la même : concrètement, à la DCSP, les emplois du temps sont établis à l'avance, avec des gardes, tandis qu'à la DCPJ, il faut s'adapter à la criminalité, à toute heure de la journée ou de la nuit.

La deuxième critique porte sur l'échelon retenu, le département. L'échelon du département est privilégié par la réforme car il constitue le niveau central de l'organisation de l'État au niveau déconcentré. Les services actuels de la DCPJ dépendraient ainsi d'un directeur local de la filière investigation, lui-même sous l'autorité hiérarchique du DDPN, et non plus de la DCPJ. Mais certains craignent que cet échelon conduise à casser quelque chose qui fonctionne, la DCPJ, alors que la criminalité qu'elle traite dépasse le cadre du département. Rappelons-nous que la création des brigades du Tigre par Georges Clemenceau, dont la DCPJ est l'héritière, visait justement à répondre à la nécessité de lutter contre certains types de criminalité dans un cadre géographique étendu. Les enquêteurs de la DCPJ craignent en outre d'être mobilisés sur des affaires de délinquance du quotidien, et de ne plus pouvoir intervenir en appui des enquêtes dans les départements voisins. Je rappelle en effet que les services de police judiciaire, le niveau le plus déconcentré des services de la DCPJ, ont une compétence interdépartementale. Les procureurs sont aussi inquiets ; il pourra être tentant, en effet, pour un DDPN de favoriser la résolution des cas les plus simples de la délinquance du quotidien - le vol de mobylette par exemple - plutôt que celle des délits et crimes plus graves, qui réclament plus d'heures d'enquête et davantage de moyens. La départementalisation soulève donc d'importants problèmes.

En outre, la réforme ne s'applique pas à la préfecture de police de Paris. Or, on peut se demander si ses services de police judiciaire ne devraient pas, comme ailleurs, être rattachés au directeur général de la police nationale. Le déplacement des services de la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police du 36, quai des Orfèvres, vers le nouveau palais de justice, à l'image de la création en Angleterre du New Scotland Yard, pourrait être l'occasion de regrouper les services de police et d'unifier l'organisation de la police nationale.

Le bilan des expérimentations de la création de directions départementales de la police nationale n'est en outre pas connu à ce jour. Ces expérimentations concernent d'ailleurs très peu de départements très denses en population.

En outre, la réforme a été précédée de la création de zones de police judiciaire, notamment pour s'adapter à la carte judiciaire. S'agissant de la cartographie, je note qu'elle semble déséquilibrée : la zone sud regroupe un tiers des effectifs et s'étend de la Corse aux Pyrénées, comptant quatre des sept plus grosses villes de France - Montpellier, Toulouse, Nice et Marseille. Son patron, M. Éric Arella, personne emblématique et efficace, a été démis de ses fonctions, juste avant les fêtes, dans le contexte de la fronde contre la réforme de la police judiciaire, et cela crée des remous.

Des incertitudes demeurent aussi sur les conséquences budgétaires de la réforme. Le PLF pour 2023 n'a apporté aucune précision sur ce sujet, alors même qu'il portait sur l'année de mise en oeuvre de la réforme. Les conditions matérielles de mise en oeuvre de cette dernière, notamment d'un point de vue immobilier, ne sont pas non plus précisées. Sera-t-il possible dans tous les départements de regrouper dans un même lieu, sous l'autorité du DDPN, tous les services de police, qui sont actuellement dispersés ?

Cette réforme confortera l'autorité du préfet. Un tiers de l'activité du préfet est lié à la sécurité et au maintien de l'ordre. Il n'a qu'un seul interlocuteur lorsqu'il s'adresse à la gendarmerie, mais plusieurs lorsqu'il s'adresse à la police : s'il peut s'adresser évidemment actuellement au directeur départemental de la sécurité publique, les services de la police judiciaire, de la police aux frontières et du renseignement territorial ont plus d'autonomie. Demain, il n'en aura plus qu'un du côté de la police nationale, le DDPN. C'est pourquoi certains qualifient cette réforme de « préfectorale ».

Pour conclure, j'ai finalement constaté que la DCPJ fonctionnait bien, avec de bons résultats et des moyens adaptés. Mais celle-ci est impactée par la réforme de la police nationale.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Je vous remercie pour cette communication très intéressante, qui a vocation à préparer un rapport budgétaire, qui comportera, le cas échéant, une analyse des dimensions financières de cette réforme de la police.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Husson

Vous avez évoqué les différences d'organisation entre la gendarmerie et la police. Quelle organisation vous semble la plus efficace ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marc Laménie

Nombre de gendarmes sont aussi officiers de police judiciaire. Je voudrais savoir comment la réforme de la police judiciaire affectera les zones couvertes par la gendarmerie ? De même, quelle sera l'articulation avec les autres acteurs, comme le ministère de la justice ou encore le ministère de l'économie, dont dépendent les douanes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Capo-Canellas

Vous évoquez dans votre rapport l'organisation « protéiforme » de la police judiciaire, expression qui porte en creux une critique de l'organisation actuelle. Il me semble que la formule pourrait être appliquée aussi à la police nationale. Vous avez d'ailleurs décrit la multiplicité des services intervenant dans les départements. Une réforme semble nécessaire, mais la réforme proposée est, selon vous, insuffisante. Quelle réforme proposez-vous ?

En outre, vous avez souligné l'organisation spécifique de la police en petite couronne, dans le périmètre de la préfecture de police de Paris, dont les compétences seront d'ailleurs accrues provisoirement avec les jeux Olympiques. Quels seront les effets de la réforme à cet égard ? Doit-on s'attendre à centralisation accrue autour du préfet de police ? La réforme entraînera-t-elle un accroissement des difficultés ou bien s'accompagnera-t-elle de moyens accrus ?

Debut de section - PermalienPhoto de Rémi Féraud

Élu de Paris, je voulais poser la même question ! Quelle sera la place de la préfecture de police de Paris ? Quelles seront les implications budgétaires de la réforme à Paris et en petite couronne ? La réforme ne s'inspire-t-elle pas, d'ailleurs, du modèle parisien ?

Debut de section - PermalienPhoto de Antoine Lefèvre

Les organisations syndicales s'inquiètent des nouvelles méthodes de recrutement et de formation des officiers de police judiciaire depuis la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi). La crise des vocations dans la police judiciaire ne risque-t-elle pas de s'accentuer avec la départementalisation ?

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

La carte des zones de police et des zones de gendarmerie n'a pas changé depuis des années : or la criminalité périurbaine se développe dans les zones de gendarmerie, mais 75 % des délits les plus graves ont lieu dans les zones de police. La différence pour le citoyen est que le gendarme est plutôt bien identifié, même s'il existe des brigades d'investigation en civil. Les méthodologies de la police et de la gendarmerie sont différentes. L'essentiel du traitement de la délinquance, de la criminalité, du trafic de drogue, des atteintes aux personnes ou aux biens culturels relève de la police nationale. C'est pourquoi la DCPJ est très attachée aux bassins de criminalité. L'organisation de la gendarmerie a peut-être inspiré la réforme à travers la définition de quatre métiers ou filières pour la police. Les gendarmes, en effet, font de l'investigation, du renseignement territorial, de la sécurité publique et même de la police aux frontières. C'est sans doute ce qui a inspiré la volonté de regrouper les services de police judiciaire.

Monsieur Laménie, il existe un protocole entre les ministères de l'intérieur et de la justice pour définir la répartition des affaires entre les services de police judiciaire de la police nationale : la DCPJ sera chargée des crimes graves, tandis que les affaires de petite délinquance relèveront de la DCSP. Toutefois, il n'y a pas de protocole entre la gendarmerie et la police nationale, et il y a parfois des conflits de compétence. Le directeur général de la police nationale déplore d'ailleurs un désengagement de la gendarmerie dans certains offices centraux interministériels de police judiciaire, tel l'Ofast, par exemple, ce qui est préoccupant.

La direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris traite une part du spectre de la criminalité plus large que la DCPJ. La préfecture de police est organisée en districts : trois districts parisiens et les districts départementaux. En réalité, la police judiciaire à Paris traite une partie importante de la criminalité pour permettre à la sécurité publique de traiter le grand nombre d'affaires sur la voie publique : ce modèle a peut-être inspiré en partie la réforme. Le préfet de police dépend directement du ministère de l'intérieur, et non du directeur de la DCPJ. Comme le taux d'élucidation est meilleur à Paris, on espère obtenir de meilleurs résultats dans tous les départements en s'inspirant de cette organisation. En ce qui concerne les jeux Olympiques, le ministre de l'intérieur a pris l'engagement, alors que je lui indiquais que cette réforme était géographiquement incomplète, de faire une réforme d'ensemble de la police incluant la préfecture de police de Paris, après les jeux Olympiques. Toutefois, on en revient au problème de la départementalisation pour la police judiciaire.

Monsieur Lefèvre, le problème de la réforme est en effet le carcan des départements : on a créé en 2021 les zones de police judiciaire, attendons de voir si cette organisation est meilleure. Et j'ai effectivement constaté une crise des vocations au sein de la police judiciaire de la police nationale, surtout au sein de la DCSP.

Monsieur le président, cette communication contribuera à préparer mon rapport spécial. Sur le plan financier, il est difficile à ce stade d'y voir clair sur les conséquences de la réforme envisagée, d'autant que la DGPN n'a pas été en mesure de fournir des éléments sur point. On verra si la réforme est appliquée. Je n'ai pas voulu faire de recommandations pour le moment. La commission des lois a par ailleurs créé une mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire, qui rendra prochainement ses conclusions.

La commission autorise la publication de la communication du rapporteur spécial sous la forme d'un rapport d'information.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Nous retrouvons ce matin Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l'Autorité nationale des jeux, que nous avions entendue en juin 2020, à l'occasion de sa nomination, dans le cadre de la procédure prévue à l'article 13 de la Constitution.

La régulation des jeux de hasard et d'argent a fait l'objet d'une actualité nourrie. La création d'un « loto de la biodiversité », sur le modèle du « loto du patrimoine », a été discutée en séance publique lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023. Le Sénat avait d'ailleurs adopté à une large majorité sa suppression, avant qu'il ne soit rétabli dans le texte final.

Par ailleurs, la coupe du monde de football a remis en avant la question de la régulation des paris sportifs et de l'addiction aux jeux. Ainsi, à l'automne 2022, Santé publique France a pour la première fois lancé une campagne de prévention visant spécifiquement les paris sportifs. Enfin, il y a deux semaines, le Parlement européen a adopté une proposition visant à mettre en place une étude dans l'optique de mieux encadrer les « lootboxes » dans les jeux vidéo.

Face à tous ces enjeux, cette audition a vocation à faire un point d'actualité sur l'ensemble des problématiques qui entourent les jeux de hasard et d'argent. Elle doit aussi permettre de débattre des principes et des critères de la régulation des jeux, ainsi que de la fiscalité qui leur est applicable.

La privatisation de la Française des jeux (FDJ), au travers de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), a marqué une étape importante sur ces questions. Pouvez-vous expliquer quelles ont été les conséquences de cette privatisation sur les pratiques du régulateur ?

Debut de section - Permalien
Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l'Autorité nationale des jeux

L'ANJ a presque 3 ans, elle a été installée en juin 2020. Elle régule un secteur complexe, qui croît très vite et qui est profondément hétérogène. En effet, le produit brut des jeux (PBJ) s'élève à 11 milliards d'euros et ses acteurs sont nombreux : on compte 17 opérateurs en concurrence, 2 opérateurs en monopole - le PMU et la Française des jeux, qui représente à elle seule la moitié du secteur -, quelque 200 casinos, environ 200 hippodromes et des clubs de jeux. L'offre elle-même se compose des paris sportifs, des paris hippiques, de la loterie, du poker en ligne, etc. L'Autorité agrège donc un secteur en forte croissance et très hétérogène.

Cette croissance repose sur deux moteurs : le jeu en ligne - 20 % du chiffre d'affaires - et les paris sportifs, qui ont crû à un taux rapide, les paris sportifs en ligne ayant augmenté de 44 % en 2021, même si la croissance de 2022 a probablement été inférieure.

La loi Pacte a institué un régulateur unique, dont l'office est d'appliquer la politique de l'État en la matière, qui a quatre objectifs : limiter et encadrer l'offre et la consommation de jeu, prévenir le jeu excessif, assurer l'intégrité de l'offre, lutter contre le blanchiment et la fraude, et veiller à l'équilibre des filières.

La régulation s'insère dans un cadre particulier : le principe est l'interdiction du jeu d'argent sauf dérogation, laquelle doit être strictement contrôlée par le régulateur. Or, avec un marché en forte croissance et un acteur principal, la FDJ, en forte croissance également, le régulateur fait face, sinon à ses limites, du moins à une grande complexité.

J'en viens à l'actualité du secteur.

Il y a d'abord eu la Coupe du monde de football. Au total, quelque 900 millions d'euros, dont 600 millions en ligne, auront été pariés pendant le tournoi ; c'est un record absolu. Cette performance est beaucoup plus importante que lors de la dernière Coupe du monde et de l'Euro de 2021. En outre, la France est allée en finale, qui a fait l'objet de 80 millions d'euros de paris ; ce montant n'avait jamais été atteint sur un seul match.

Notre objectif était d'éviter de revivre ce que nous avions vu au cours de l'Euro précédent, à savoir une surpression publicitaire très forte pour les jeux d'argent, qui avait conduit des associations et des parlementaires à plaider pour une plus forte restriction des publicités pour les jeux d'argent. Il n'y avait pas eu de traduction législative ou réglementaire de cette demande, mais l'opinion publique était mobilisée contre cette pression. Ainsi, après l'Euro, l'ANJ a mis en place tout un dispositif destiné à cantonner la pression publicitaire : des recommandations sur le type d'outils publicitaires autorisés et le niveau acceptable de gratifications. Le plan d'action de l'Autorité s'est traduit par la signature de quatre chartes par tous les opérateurs de jeux d'argent et les supports de publicité - radio, télévision, numérique -, qui ont « policé » leurs pratiques afin de réduire la publicité en faveur des jeux d'argent et de hasard. La signature de ces quatre chartes est exceptionnelle en matière de corégulation ; aucun autre secteur n'a réussi à réunir les acteurs et les supports de publicité pour limiter leurs propres annonces. Cela montre que les supports publicitaires et le secteur ont conscience qu'il ne s'agit pas d'une activité comme les autres.

Est-ce que cela a suffi ? Globalement, la tonalité des messages a respecté le décret de novembre 2020, les messages les plus incitatifs au pari ont presque disparu. En revanche, il est difficile d'estimer le montant global de la publicité pour le jeu. Nous avons lancé une opération de contrôle sur les quatre principaux opérateurs ; nous saurons dans quelques semaines si le cantonnement publicitaire que nous avons imposé a été respecté. Il semble que ce soit le cas.

Restent deux questions ouvertes. La première est le sponsoring : l'encadrement plus énergique de la publicité a incité les opérateurs du jeu d'argent à faire un pas de côté, vers le sponsoring. C'est ainsi que l'on peut voir, au cours d'un match, 12 spots publicitaires en faveur des jeux d'argent alors que nous avions limité ce nombre à 3 par tunnel publicitaire. Seconde question : les influenceurs, qui sont très mobilisés par les opérateurs des jeux d'argent. C'est une tendance de fond. Le Gouvernement a lancé une concertation pour encadrer l'action des influenceurs, qui a pu donner lieu à des fraudes. Nous travaillons de notre côté avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sur cette question pour faire des recommandations au Gouvernement. Cette nouvelle technique publicitaire, très utilisée par le secteur, devrait être mieux encadrée.

In fine, la pression publicitaire, sujet majeur pour le régulateur, demeure élevée. Les mesures prises ont permis, dans une certaine mesure, de la cantonner, mais nous réfléchissons à la nécessité d'endiguer davantage cette pratique, car on observe une augmentation inquiétante du taux de prévalence, le pourcentage de joueurs problématiques.

Deuxième thème d'actualité : l'évolution du secteur lui-même. Ce secteur est, je l'ai indiqué précédemment, en forte croissance et il subit une évolution importante liée aux nouvelles technologies, investies massivement par les opérateurs de jeux d'argent. D'abord, tous les opérateurs recourent fortement au marketing numérique pour toucher les individus, personnaliser la publicité, offrir des publicités interactives fines et efficaces. Cela concerne tous les opérateurs. Par ailleurs, nous voyons arriver les crypto-actifs, les jetons non fongibles (non fongible tokens, ou NFT), qui sont des objets numériques enregistrés sur la blockchain. Ce ne sont pas des jeux de hasard et d'argent en soi, mais ils font l'objet d'attributions dans le cadre de compétitions assimilables à des jeux d'argent et de hasard.

Par exemple, la société Sorare, licorne française, propose des NFT sous la forme de cartes à l'effigie de joueurs de football réels. On les collectionne, comme on faisait les cartes Panini, puis on constitue des équipes et, trois fois par semaine, des compétitions virtuelles opposent des équipes de cinq cartes. La valeur des cartes est indexée sur les performances des joueurs dans la vie réelle. Ces compétitions font gagner des objets, souvent de nouvelles cartes. Il y a ainsi un marché de cartes indexé sur les performances réelles des joueurs et sur le cours de l'ether, la cryptomonnaie utilisée par le jeu.

On observe le même type d'innovation dans le domaine hippique. Le projet Stables du PMU est similaire. Il n'y a pas de compétition pour l'instant, mais une communauté se crée autour des cartes, qui permettent de gagner des points et d'accroître la valeur de son écurie.

À ce jour, on compte 2 000 jeux Web3 disponibles en France. C'est un marché émergent, qui comprend des sociétés françaises. Tous les jeux ne sont pas reliés au pari sportif ou hippique et certains sont totalement décorrélés de la vie réelle. Par exemple, on peut acheter un crypto-actif représentant un chien : on l'élève, on le croise avec d'autres chiens et la portée peut prendre de la valeur puis être vendue.

Une économie de divertissement se met donc en place avec ces crypto-actifs, qui sont très addictifs. Les premières études, provenant d'Australie ou du Royaume-Uni, font état d'un taux de prévalence de ces activités de l'ordre de 25 %, alors que le taux de prévalence des jeux d'argent se situe autour de 6 %. On doit donc être très vigilant quant à l'évolution de ces offres. Nous souhaitons accompagner l'innovation, car ces évolutions technologiques sont peut-être l'avenir du pari sportif et hippique et les acteurs traditionnels s'y intéressent. La régulation doit accompagner de façon réaliste ces nouvelles offres, afin d'empêcher le contournement de toutes les mesures de protection des joueurs mises en place depuis 2010. Cette actualité ne concerne pas que la France, ce phénomène existe dans tous les pays européens. Nous coordonnons notre action avec la Suisse, la Belgique et le Royaume-Uni.

Troisième et dernier élément d'actualité : le contrôle. On nous a fait remarquer que nos actions de contrôle n'avaient pas commencé dès la mise en place de l'Autorité, en 2020. Certes, une partie du dispositif législatif existait déjà, mais tout un pan de ce dispositif était nouveau ; l'ensemble est très complet et comporte des obligations récurrentes de présentation de documents au régulateur. Il fallait donc expérimenter d'abord ce dispositif avant de diligenter des contrôles, c'est pourquoi nous avons privilégié l'approche pédagogique dans un premier temps.

Les contrôles ont été lancés en 2022, une fois la commission des sanctions reconstituée. Nous avons transmis à celle-ci des dossiers relatifs au dépassement du taux de retour au joueur, qui ne doit pas dépasser 85 % sur un an, et à l'obligation, nouvelle, d'identifier et d'accompagner les joueurs à risque, sur laquelle nous avons constaté des manquements. L'année 2023 sera importante pour notre action de contrôle, car nous considérons que le nouveau dispositif est maintenant connu, d'autant qu'il est assorti d'une boîte à outils complète et de guides de bonnes pratiques ; il n'y a plus d'excuse...

La FDJ participe à la croissance de ce marché, d'autant que, avec la moitié du chiffre d'affaires, c'est l'acteur majeur du secteur ; elle souhaite atteindre une croissance de 3 % ou 4 % par an. Elle mobilise pour cela tous les outils numériques à sa disposition. La numérisation de son activité est pour elle un objectif central, mais toutes ses activités, y compris traditionnelles, comme la loterie, sont en forte croissance. La loterie, par exemple, a connu un taux de croissance de 15 % à 20 % au dernier semestre 2022. La FDJ croît donc dans les secteurs traditionnels et technologiques. En outre, elle étend son périmètre d'activité, puisqu'elle a demandé un agrément pour proposer des jeux de poker et qu'elle a racheté ZEturf pour avoir une offre de paris hippiques. L'objectif est de couvrir l'ensemble de l'offre et d'avoir une stratégie promotionnelle active tout au long de l'année.

Quel est le positionnement de l'ANJ par rapport à un acteur dominant, en monopole et ayant une stratégie de croissance aussi explicite ? Nous faisons en sorte de maintenir le monopole dans une « croissance modérée », pour reprendre les termes de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur les monopoles, reprise par le Conseil d'État. En effet, les monopoles sont une exception par rapport à la concurrence, justifiée par certaines circonstances et assujettie à une condition : avoir une croissance modérée, ne reposant pas sur la stimulation active des clients. Le régulateur a donc pour objectif de contenir la croissance de cet acteur, afin qu'elle reste modérée. Cela se traduit par deux types d'actions.

D'une part, nous veillons à ce que la publicité ne conduise pas l'entreprise à connaître une croissance sortant des mesures de la modération. La stratégie publicitaire de la FDJ consiste à rendre la marque présente tout au long de l'année dans les médias et à mobiliser des enjeux d'intérêt général consensuels : je pense par exemple au loto du patrimoine ou à la promotion, par cette société, du sport, de l'intégration, des jeunes, etc. Il s'agit d'accréditer l'idée selon laquelle l'intérêt général, le monopole et les jeux d'argent peuvent aller ensemble. Un tel positionnement conduit à banaliser les jeux d'argent, ce qui pose problème pour le régulateur. Nous avions identifié le problème dès 2022 et nous avions alors conseillé énergiquement à la FDJ de restreindre son activité promotionnelle et d'éviter de mobiliser des thèmes d'intérêt général, dans l'objectif de maintenir l'entreprise dans les clous de la jurisprudence, qui fait d'ailleurs écho à l'obligation globale de limitation de l'offre et de la consommation. Je le rappelle, la législation sur le jeu d'argent est toujours une législation d'exception. Nous avons incité l'année dernière la FDJ à policer son activité promotionnelle, cela n'a pas été totalement suivi d'effets ; cette année, nous agirons via l'approbation de la stratégie promotionnelle.

D'autre part, nous pouvons encadrer l'offre de la FDJ. Chaque jeu et chaque programme annuel de jeux de la FDJ doivent être autorisés par l'ANJ. Nous avons demandé à plusieurs reprises à cette société de redimensionner ses jeux addictifs, en faisant moins de tirages, en faisant en sorte que les jackpots soient moins importants, afin d'éviter que la société ne développe une offre trop attractive.

Quant au « loto de la biodiversité », que vous avez évoqué, nous n'y étions pas favorables et nous avons refusé sa création. Un tel jeu n'est pas conforme à la jurisprudence de la CJUE et crée une situation curieuse, puisqu'elle consiste à mettre en place, autour d'une thématique attractive pour les jeunes, une offre qui sera très addictive. Au-delà de la question juridique, il y a un problème de positionnement éthique. D'où notre refus.

Je termine en évoquant l'addiction. À cet égard, la situation actuelle n'est plus du tout la même que celle qui prévalait voilà trois ou quatre ans, quand on enregistrait surtout des phénomènes individuels. Il y a maintenant un écosystème industriel très efficace, qui utilise toutes les technologies de captation de l'attention pour vendre des jeux d'argent au public. Une étude de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) montre qu'il y a environ 1,4 million de personnes susceptibles d'être des joueurs problématiques, soit 6 % de l'ensemble des joueurs, mais on considère que ce problème concerne 18 % des joueurs de pari sportif. Une dernière étude vient de montrer que les taux de prévalence parmi les personnes participant à tous types de jeux en ligne, y compris illégaux, sont importants, de l'ordre de 20 %. Nous avons en outre plusieurs indicateurs suggérant une augmentation des taux de prévalence. Par exemple, nous avons maintenant 80 demandes d'auto-interdiction par jour, contre 20 naguère. Le phénomène a donc changé de dimension.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Merci de cet exposé complet, mettant en avant les pratiques nouvelles et des technologies complexes, comme les crypto-actifs.

N'adresse-t-on pas à l'ANJ des injonctions contradictoires ? Il faut laisser l'économie des jeux se développer tout en limitant la consommation. Cela semble irréalisable. Avez-vous tous les moyens pour agir ? N'est-ce pas une mission impossible ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Husson

J'ai l'impression que nous sommes en train de vivre un moment de pure folie. On veut tout et son contraire. On observe une forte progression des paris sportifs en ligne, alors que Santé publique France lance une campagne contre les risques du jeu. Je ne comprends pas que l'État favorise la pratique du jeu tout en le contrôlant, avec un train de retard. C'est inquiétant et moralement contestable. J'ai du mal à comprendre ce « en même temps »...

Quels sont les enjeux économiques des paris sportifs en ligne ? Que fait l'État pour limiter l'addiction ? J'ai l'impression que nous sommes dans une situation ambiguë. Il faut éviter la banalisation du jeu, mais cette augmentation est vertigineuse.

Par ailleurs, vous disiez en 2020 que la fiscalité des jeux était plus forte en France qu'ailleurs et que l'harmonisation européenne était en marche. Où en sommes-nous ?

Debut de section - Permalien
Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l'Autorité nationale des jeux

Le cadre légal des jeux d'argent crée en soi des tensions. Le rôle du régulateur est de rester sur une ligne de crête, puisque ce qui est interdit par principe peut être autorisé par dérogation. Néanmoins, le pacte social établi, et de longue date, est le suivant : le jeu d'argent n'est toléré qu'à la condition de rester récréatif. Or, on le voit, cet équilibre est fragilisé par les pratiques actuelles, parce que l'écosystème existant industrialise le jeu d'argent.

Est-il pour autant impossible de garder l'équilibre ? Je ne le crois pas. La France n'est d'ailleurs pas le pays le plus en difficulté de ce point de vue : le Royaume-Uni, qui a beaucoup plus libéralisé les jeux d'argent, se trouve confronté à des difficultés plus importantes. Le régulateur doit donc mobiliser tous les outils pour agir et nous le faisons. Par ailleurs, nous devons nous livrer à un bilan critique de la régulation - nous le ferons en mai prochain - afin d'évaluer nos outils d'intervention et de savoir s'il faut donner au régulateur d'autres moyens d'action, comme la possibilité de plafonner les budgets marketing, de limiter les horaires de diffusion de la publicité, etc. Nous pourrions nous inspirer de nos voisins.

Les paris sportifs se sont beaucoup développés en 2021, c'est vrai, mais les chiffres de 2022 seront différents. Nous avons le sentiment d'un ralentissement de la croissance, d'un effet de plateau, même si nous ignorons s'il s'agit d'une tendance de long terme. Effectivement, c'est la première fois que Santé publique France, l'ANJ et le département de Seine-Saint-Denis mènent une campagne commune sur les jeux. Notre campagne « T'as vu, t'as perdu » a eu beaucoup de succès sur YouTube.

Sur la fiscalité, la situation n'a pas changé depuis 2020, parce que ce n'est pas un secteur d'harmonisation et chaque pays tient à garder sa fiscalité. La fiscalité française sur les jeux est de l'ordre de 50 % contre 20 % à 25 % dans les autres pays. Malte notamment offre une fiscalité très attractive pour les jeux et beaucoup d'opérateurs y sont implantés. C'est le cas de 5 de nos 17 opérateurs de jeux en concurrence.

Debut de section - PermalienPhoto de Emmanuel Capus

Nous sommes attachés à notre réseau de PMU, source de vie sociale et de financement de la filière équine. Quel est l'état de ce réseau ? Comment la société s'adapte-t-elle à l'ouverture des jeux en ligne ? Quel est l'avenir des points de vente ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Arnaud

Veut-on privilégier la santé publique ou les intérêts de prédateurs privés ? Disposez-vous des outils, du cadre juridique, pour, par exemple, suspendre l'autorisation de nouveaux jeux, montrer au grand public le rendement réel des jeux d'argent, faire en sorte que les mineurs - 40 % des parieurs - soient mieux protégés, puisque l'interdiction de leur vendre des jeux de hasard n'est pas respectée, ou agir sur les offres de bienvenue, qui favorisent l'addiction des jeunes ? Sinon, quelles sont vos propositions ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Pierre Vogel

Les excédents du PMU sont reversés à la filière et, sans ce dernier, on n'aurait pas le prix d'Amérique ni des hippodromes dans toute la France. Le PMU est beaucoup plus important que la FDJ. La FDJ est un acteur dominant et elle a racheté ZEturf, qui représente 20 % des paris hippiques en ligne. Y a-t-il une distorsion de concurrence entre la FDJ et le PMU ? Y a-t-il un risque pour la survie du PMU ?

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Ne sommes-nous pas schizophrènes ? L'ANJ n'est-elle pas un alibi ? La FDJ a été vendue par l'État et maintenant elle se développe. Quel sens y a-t-il à vendre une propriété pour empêcher ensuite son développement par des contraintes ?

La société Sorare - 4 milliards d'euros de capitalisation, 3 millions d'utilisateurs - est une licorne française, mais son activité serait la même si elle était étrangère. N'est-il pas préférable que son activité soit sur notre territoire ? Au fond, l'État n'a-t-il pas intérêt à engranger des recettes importantes via la fiscalité en laissant faire ces initiatives, l'ANJ n'étant là que pour faire semblant d'agir ?

Debut de section - PermalienPhoto de Didier Rambaud

Ma question porte sur la régulation des casinos en ligne. La France est le dernier pays d'Europe à en interdire la pratique, mais il y a une offre pléthorique et on estime qu'il y a 2 millions de joueurs dans notre pays. Cela représente 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires, on imagine donc les centaines de millions d'euros de recettes fiscales perdues par l'État... Comment réguler ce secteur ?

Debut de section - PermalienPhoto de Daniel Breuiller

Au service d'addictologie de l'hôpital Paul-Brousse, l'assuétude au jeu et aux outils numériques est la principale cause de consultation, avec un public jeune. Existe-t-il une analyse sociologique des joueurs par âge et par catégorie sociale ? Ne faudra-t-il pas bientôt créer un « loto de l'hôpital » pour financer les services d'addictologie ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Delcros

Avez-vous des éléments sur les catégories sociales les plus touchées par l'addiction ? La croissance des jeux liée aux innovations technologiques se fait-elle au détriment des filières classiques ou la croissance du secteur est-elle générale ?

Debut de section - Permalien
Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l'Autorité nationale des jeux

Le PMU représente 20 % du PBJ. Il a fortement souffert lors de la crise du covid, mais il a retrouvé une bonne santé économique et son résultat net de 2022 est proche de celui de 2019. Le PMU alimente en effet la filière équine et nous avons bien à l'esprit la nécessité de garder ce revenu pour celle-ci. Lors de l'analyse du projet d'achat de ZEturf par la FDJ, nous l'avons clairement souligné auprès l'Autorité de la concurrence et l'analyse de marché repose sur nos chiffres. La répartition du pari hippique entre acteurs ne doit pas nuire au financement de la filière équine. La croissance retrouvée du pari hippique passe d'ailleurs par le pari « en dur », dans les points de vente.

Sur notre capacité à agir, je le répète, nous pouvons cantonner l'offre et nous avons plafonné la gamme des jeux de grattage à 5 euros de la FDJ. Les offres addictives concernent aussi le poker ; il existe de nouvelles formules dites « expresso », qui durent cinq minutes. Cette formule est très addictive parce que la barrière à l'entrée est très basse et que le jeu est très rapide. Nous réfléchissons aux modalités de son encadrement.

Ensuite, nous travaillons à ce que j'appelle la « vérité des prix ». Il s'agit de déconstruire les messages des opérateurs, qui mettent en avant les jackpots, les retours importants, mais ne sont pas transparents sur le jeu. On dit par exemple au joueur qu'il a gagné alors qu'il a simplement remboursé sa mise. Nous souhaitons mettre en place un compteur permettant au joueur de savoir ce qu'il a dépensé et gagné au total depuis le début.

Les mineurs représentent un problème majeur. Ils jouent en ligne et dans les points de vente. Le contrôle de leur âge n'est pas suffisant. Nous avons renforcé notre action auprès des opérateurs du PMU et la FDJ pour qu'ils accentuent leurs contrôles dans les points de vente. Pour les jeux en ligne, nous insistons sur la nécessité de contrecarrer les stratégies de contournement de l'interdiction de jouer pour les mineurs.

Nous avons publié des lignes directrices plafonnant les bonus de bienvenue. Nous avons demandé un plafonnement à 100 euros, car ces bonus pouvaient atteindre 350 ou 400 euros. Cette contrainte a été globalement respectée pendant la Coupe du monde.

L'ANJ est-elle un alibi ? Le mot est fort. L'Autorité exerce ses compétences dans le cadre donné par la loi, donc par le Parlement. Nous avons mobilisé tous nos outils. Je l'ai indiqué, nous ferons un bilan critique de la régulation en mai prochain et nous ferons des propositions pour compléter notre capacité d'action. C'est nécessaire en matière d'effectifs et de capacité d'intervention. Par exemple, je ne peux pas, à ce jour, mettre en demeure un opérateur, prérogative dont jouissent d'autres régulateurs et qui est très efficace, rapide et facilement mobilisable. Nous avons des idées pour compléter nos outils.

Nous avons accepté la proposition de Sorare, qui se trouvait potentiellement en situation de manquement, consistant à mettre en place une loterie à double entrée, dans laquelle le canal payant et le canal gratuit avaient les mêmes chances de gagner. Cette société a jusqu'au 31 mars prochain pour le faire. Si, à cette date, le dispositif n'est pas opérationnel ou n'est convaincant, Sorare sera de nouveau en manquement.

Cette société ouvre des franchises dans d'autres pays. Il n'y a pas d'harmonisation entre pays, mais les autorités de régulation communiquent entre elles, nous travaillons notamment avec la Gambling Commission du Royaume-Uni et l'autorité de Suisse, afin de coordonner nos positions. Le Gouvernement a demandé à l'Inspection générale des finances une étude sur l'évolution du cadre juridique. Si ce rapport conduit à recommander d'extraire Sorare du champ des jeux d'argent et de lui imposer des restrictions allégées, nous y serons opposés car cela aurait des effets de bord importants et déconstruirait l'édifice institutionnel mis en place depuis 2010.

C'est vrai, la France et Chypre sont les seuls pays à ne pas autoriser les casinos en ligne. Nous avons sollicité KPMG pour estimer l'ampleur de l'offre illégale de casinos en ligne en France, dont le caractère addictif est documenté. Il faudrait donc des garanties supérieures de protection du joueur. Par ailleurs, si une offre en ligne était autorisée, cela conduirait à une perte de 30 % des casinos physiques qui irriguent le territoire. Bref, il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte avant toute décision en la matière.

L'addiction touche en particulier les jeunes, les catégories populaires et les publics vulnérables, qui sont donc doublement affectés. On nous remonte des cas de personnes endettées, y compris auprès du crime organisé et cette situation n'est pas anecdotique. La première couche de prévention, l'information générale de santé publique, n'est pas assez active. Il faut renforcer la sensibilisation aux risques des jeux d'argent. Par exemple, Joueur Info Service, un dispositif de premier niveau, pourrait être amélioré.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Je vous remercie de vos propos, francs et clairs, sur ce qui vous paraît bien fonctionner et ce qui pourrait être amélioré. Votre mission est, en effet, complexe.

La réunion est close à 12 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.