Monsieur le président, je vous remercie de m'accueillir. J'avais indiqué, dès ma prise de fonction, ma disponibilité pour le Parlement, et tout particulièrement pour le Sénat. L'exercice est large et redoutable, je ne pourrai pas tout traiter. J'aurai néanmoins l'occasion de revenir devant vous pour présenter formellement la LPM.
Le calendrier de la LPM est tenu. Le Président de la République en avait présenté les grands axes stratégiques lors d'un discours à Mont-de-Marsan. S'en est suivi un travail interministériel, toujours en cours, en lien avec les assemblées parlementaires. Je voudrais saluer les deux rapports de votre commission, l'un sur l'Ukraine, l'autre sur l'Indopacifique. Nous nous sommes inspirés des travaux de votre commission pour élaborer la maquette de la LPM. Le conseil des ministres devrait examiner le projet de loi fin mars/début avril et le texte devrait être transmis à l'Assemblée nationale puis au Sénat en mai/juin. Ce projet de loi n'existe pas encore juridiquement mais il est politiquement indispensable que les représentants de la nation puissent en débattre. Dans le cadre de ce travail préparatoire, nous ne souhaitions pas de Livre blanc. Trop souvent, ces Livres blancs ont servi à déguiser des diminutions de crédits budgétaires derrière des considérations stratégiques. Par ailleurs, le Président de la République ayant été reconduit dans son mandat de chef des armées par les Français et la situation internationale étant très tendue, il était logique de privilégier une méthode plus directe. Cela ne nous empêche pas pour autant de nous inspirer des travaux de l'Assemblée nationale et du Sénat.
Cette LPM a aussi pour particularité d'avoir été réalisée à partir des retours d'expérience sur l'Ukraine, sur la lutte contre le terrorisme en Afrique et sur les forces et fragilités de notre modèle d'armée. Elle a été élaborée en tenant compte des menaces réelles pesant sur la nation française. Les 413 milliards d'euros de crédits de cette LPM sont donc un mur que nous avons construit par le bas. Je voudrais souligner que nous ne pouvons pas nous comparer à l'Ukraine. À la différence de cet État, nous sommes une puissance dotée, membre de l'OTAN, à l'ouest de l'Europe. Ce serait un bais intellectuel de prendre comme modèle de référence pour nos armées la situation ukrainienne. Chaque situation sécuritaire a ses particularités. Il serait absurde de faire des projections sur le nombre de jours laissés à notre artillerie ou à nos chars dans le cas où serions à la place de l'Ukraine.
Par ailleurs, cette LPM a été construite à partir de plusieurs thématiques différentes. Ces thèmes rassemblent les sujets sur lesquels des évolutions et modernisations sont indispensables.
Le premier de ces enjeux est celui de la dissuasion nucléaire. Les décisions que nous prendrons compteront pour les générations futures. Cela est vrai pour les vecteurs, pour les têtes, ainsi que pour une partie des investissements réalisés aujourd'hui. Contrairement à certaines légendes, la dissuasion nucléaire ne capte pas l'essentiel des augmentations de cette LPM. Je conteste par ailleurs la notion de « ligne Maginot » s'agissant de la dissuasion. Dans l'esprit populaire, cette expression est associée à l'idée d'inefficacité. Or, la situation ukrainienne nous permet de constater que la dissuasion nucléaire est efficace. Elle ne suffit cependant pas à traiter toutes les menaces.
Nous devons aussi mener une réflexion stratégique sur nos alliances. Nous devons déterminer ce que nous devons et pouvons faire seuls, et ce que nous sommes prêts à partager. Cela concerne tout particulièrement les capacités industrielles, les instruments de planification, les alliances multilatérales et bilatérales, l'OTAN, sa coordination avec l'UE... Ces choix auront nécessairement un impact sur notre modèle d'armée. J'ai dénoncé à l'Assemblée nationale la remise en cause pure et simple de l'appartenance de la France à l'OTAN par certains partis politiques. Je rappelle que la France a fondé l'OTAN et que le général de Gaulle n'a pris de décision que sur le niveau d'intégration de la France à cette organisation. Je rends hommage au rapport du ministre Jean-Marc Todeschini et du sénateur Cédric Perrin, qui réaffirme la nécessité de l'appartenance à l'alliance. La France ne peut pas être dans un isolement stratégique.
L'enjeu du renseignement est primordial. J'assure la tutelle de trois services : la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD), la Direction du renseignement militaire (DRM) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). L'ensemble des efforts à accomplir pour le renseignement devra être largement revu à la hausse. Les crédits dédiés à ces trois services de renseignement augmenteront de 60 %. Pour la DGSE, cette hausse ne concerne pas seulement les projets immobiliers. Ce renforcement est clé, d'autant plus que nous sortons d'une longue période où l'essentiel de l'activité des services de renseignement était tourné vers la lutte antiterroriste.
Un retard inacceptable avait été pris sur les drones. Il ne s'agit pas tant aujourd'hui de rattraper ce retard que d'assurer un saut de génération technologique. Une somme de 5 milliards d'euros sera dédiée aux drones. Nous entendons également avancer sur l'enjeu des munitions rôdeuses.
L'importance de la défense sol-air est un des grands enseignements de la guerre en Ukraine. Or, ce secteur a été particulièrement concerné par les diminutions de crédits budgétaires des quinze dernières années. La défense sol-air est liée à notre dissuasion. Cela concerne toutes les couches, de la lutte anti-drones à la courte, moyenne ou longue portée. Un effort important sera accompli en la matière.
Le quatrième thème concerne les outre-mer. Le président de la République tient à présenter lui-même les objectifs de la LPM en la matière. Je pourrai ensuite vous en détailler les dispositions.
Le cinquième thème concerne le cyber. Cette thématique recouvre de nombreuses réalités différentes. Le logiciel installé dans une mairie ou dans un conseil départemental relève du cyber. Pour autant, le ministère des armées n'a pas à s'en charger et il conviendra de préciser dans la LPM les niveaux de subsidiarité. S'agissant du ministère des armées, nous devons progresser en matière cyber dans trois domaines. Le premier concerne l'attribution des attaques : ce n'est pas tout de repérer les attaques, il faut aussi être capable de déterminer qui nous a attaqués. Il s'agit de développer l'équivalent d'une « police judiciaire » en la matière. La cybercriminalité n'est pas l'attaque d'un service étranger. Attaquer un hôpital n'a pas les mêmes conséquences qu'attaquer une entreprise de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Le deuxième sujet a trait à notre capacité à entraver ces attaques. Il faut pouvoir y mettre fin. Enfin, le troisième volet concerne notre aptitude à contre-attaquer, en faisant valoir notre légitime défense. Les défis sont nombreux, notamment en matière de ressources humaines et de formation dans nos écoles. Aujourd'hui, les élèves sortant de Saint-Cyr et de Polytechnique n'ont pas reçu de formation en tant que telle sur la guerre électronique ou le cyber. Il est nécessaire de développer un savoir-faire français sur le sujet, face à la compétition mondiale qui se profile.
Le sixième thème est consacré dans cette LPM aux fonds marins. C'est un des retours d'expérience de la guerre en Ukraine. Il faut pouvoir protéger nos intérêts sous-marins, notamment s'agissant des câbles sous-marins ou encore des pipelines. Il faut mettre fin à certains dénis d'accès. Cela doit nous conduire à renforcer nos capacités en matière de guerre des mines mais aussi en matière de robots, notamment pour pouvoir descendre jusqu'à 6000 mètres.
Le septième thème est le spatial. Un retard important a pu être pris sur le sujet. Nous devons développer les moyens mis dans l'espace comme ceux installés sur Terre. Il faut déterminer ce que nous voulons faire depuis l'espace, vers l'espace et dans l'espace. Une copie ambitieuse sera présentée dans ce domaine le moment venu.
Le huitième thème a trait aux forces spéciales. Ces forces interarmées jouent un rôle clé dans pratiquement tous les contrats opérationnels, y compris la dissuasion nucléaire, et dans tous les scénarios. Nous avons dans ce domaine une richesse humaine formidable, avec un courage au combat qui force l'admiration. Nous avons encore trop de difficultés sur les équipements individuels, non par manque d'argent mais du fait de complexités administratives, ou encore sur la disponibilité des moyens de transport, tout particulièrement les hélicoptères.
Le neuvième thème porte sur les munitions, qu'elles soient complexes ou non complexes. Il faut que nous relocalisions des productions. J'ai ainsi annoncé la relocalisation d'une filière poudre avec l'entreprise Eurenco à Bergerac, notamment pour les obus. C'est la première traduction concrète de l'économie de guerre voulue par le Président de la République.
Enfin, le dixième thème concerne les services de soutien. Des efforts importants doivent être faits. Beaucoup reste à accomplir sur le service de santé des armées. Une feuille de route sera dédiée à ce sujet. Je souhaite une stratégie de long terme pour les hôpitaux militaires en province. J'aurai l'occasion de faire des annonces sur le sujet. Des actions seront prévues pour le service du commissariat des armées (SCA), pour le service de l'énergie opérationnelle (SEO), anciennement service des essences des armées (SEA), ou encore pour le service d'infrastructure de la Défense (SID).
J'en viens désormais aux moyens de la LPM. 413 milliards d'euros de dépenses militaires sont prévus, pour un besoin en ressources de 400 milliards d'euros. C'est la première fois que ces deux chiffres sont distingués. Auparavant, les crédits diminuant, un seul de ces deux chiffres était présenté. J'ai souhaité être précis et transparent. Depuis toujours, le ministère des armées a ses propres ressources extrabudgétaires. Ces ressources ne sont pas seulement constituées par les cessions immobilières. Le service de santé des armées est le premier contributeur aux ressources extrabudgétaires du ministère des armées. Plus de 3 milliards d'euros sont attendus de la tarification des actes médicaux. L'ensemble des ressources extrabudgétaires est évalué pour la période à 6 milliards d'euros, sur la base des critères de la LPM actuelle. Par ailleurs, je ne doute pas que les reports de charges constitueront un sujet d'attention pour votre commission. Les arbitrages ne sont pas encore totalement rendus sur ce sujet. Les marges frictionnelles dépendront quant à elles des retards des industriels de défense.
Les chroniques annuelles, c'est-à-dire le rythme d'augmentation pour atteindre les 413 milliards d'euros, sont en train d'être définies. J'ai donné mandat à la direction générale de l'armement (DGA) pour déterminer les échéances des autorisations d'engagement et des crédits de paiement des différents programmes. Un travail complexe est en cours d'instruction et je souhaite rendre hommage aux équipes de la DGA. Au regard des sommes importantes, l'enjeu est notamment de fiabiliser les délais ainsi que les prix. Dès lors que certains volumes augmentent, le contribuable est en droit d'attendre des réductions de coûts unitaires de la part des industriels de la BITD. Il s'agira ensuite d'opérer des ajustements en loi de finances initiale. Non seulement la LPM actuelle a été respectée à l'euro près, mais nous avons aussi ajouté des crédits en gestion pour faire face aux imprévus.
Je vous annonce, par ailleurs, que le Président de la République et la Première ministre m'ont autorisé à sortir de la LPM les dépenses liées à l'aide militaire à l'Ukraine, pour des raisons de sincérité budgétaire et de transparence démocratique envers nos concitoyens. Depuis 1960, les lois de programmation militaire existent pour définir le format de nos armées. L'aide à l'Ukraine se retrouvera donc dans l'annualité budgétaire. Nous devons aussi dire la vérité. Nous avons parfois fourni aux Ukrainiens du matériel finissant, qui devait être remplacé par du matériel de nouvelle génération. Quoiqu'il arrive, nous aurions donc fait ces acquisitions. Un rapport dédié sera consacré à l'aide à l'Ukraine et permettra de préciser finement toutes les traductions budgétaires de ce soutien.
Toutes les lignes de la LPM 2024-2030 augmenteront par rapport à la LPM 2019-2025, sauf la ligne consacrée aux provisions pour les opérations extérieures (OPEX). J'aurais pu évoquer aussi la politique de ressources humaines du ministère ou encore les réserves. Je pourrai développer ces sujets à une autre occasion.
Deux autres chantiers sont importants.
Le premier concerne la simplification, la déconcentration et la subsidiarité au sein du ministère des armées. Notre modèle d'armée n'a pas connu que des difficultés budgétaires depuis 20 ans. Nous devons accorder davantage de confiance à un chef de corps, à un commandant de base aérienne ou de base navale. Il faut déconcentrer beaucoup plus de décisions. Je découvre depuis ma prise de fonctions un ministère très jacobin sur certaines fonctions qui ne méritent pas de l'être. Inversement, il faut être jacobin sur les fonctions régaliennes. L'état-major des armées, la DGA et le secrétariat général pour l'administration (SGA) doivent me faire des propositions, que je vous présenterai en même temps que la LPM.
Le deuxième chantier porte sur l'économie de guerre. J'ai déjà évoqué le mandat confié à la DGA. Ce chantier doit concerner les stocks, les délais et les prix. J'ai par ailleurs nommé l'inspectrice générale pour l'armement Monique Legrand-Larroche pour une mission particulière sur les canons CAESAR. À l'exportation, ces canons devraient connaitre un certain succès dans les décennies à venir, en raison malheureusement du contexte. L'État devra accompagner l'entreprise Nexter. Laurent Collet-Billon, ancien délégué général pour l'armement, sera en charge des aspects industriels pour coordonner l'action sur les munitions, tout particulièrement s'agissant des missiles Mistral et des obus de 155mm.
La partie normative de la LPM est quasiment finalisée. Elle doit encore être examinée par le Conseil d'État. Il n'y aura pas de grande surprise sur les différents articles qui seront proposés. Je souhaite que soit inscrite formellement dans le texte la méthodologie de l'association du Parlement à l'élaboration de la LPM. Cela permettra de ne pas reproduire les incompréhensions vécues pour la LPM 2019-2025. Par ailleurs, je pense qu'il en va de l'acceptabilité sociale des 413 milliards d'euros. La défense nationale mérite un portage populaire de l'ensemble de la nation. Enfin, le rapport annexé à la LPM devra être précis et efficace et évitera le langage bavard et technocratique que les rapports annexés des dernières LPM ont trop souvent adopté.