C'est dans ce contexte difficile pour la police judiciaire qu'intervient la proposition de réforme de la police nationale. Elle poursuit deux objectifs : une organisation en filières au niveau national, permettant l'unification des missions d'investigation au sein d'une seule direction, et, au niveau local, la création de « directions départementales de la police nationale » (DDPN) rassemblant l'ensemble des filières métiers de la police nationale dans une seule entité et sous une seule autorité.
Nos principales critiques tiennent à la méthode appliquée dans ce projet de réorganisation, avec l'expérimentation de ce nouveau schéma d'organisation dans plusieurs territoires d'outre-mer et dans huit départements hexagonaux. Trois années se sont écoulées depuis le lancement des premières expérimentations, mais il s'avère extrêmement difficile d'en établir un bilan.
Nous nous y sommes pourtant attelés : quelques points de satisfaction apparaissent indéniablement pour les directions mises en place dans les territoires ultramarins. Mais pour les expérimentations dans l'Hexagone, les résultats sont bien plus hétérogènes : si de véritables gains organisationnels et opérationnels peuvent être décelés dans certains départements, en particulier en Savoie, nombre de DDPN s'apparentent davantage à des « coquilles vides » dont la mise en place n'a eu aucun effet sur les pratiques.
Le projet de généralisation, ensuite, a été très mal conduit : le manque de concertation et de communication ont alimenté les doutes autour d'un projet lui-même inabouti, aux contours flous et changeants. Le projet a ressemblé à une succession d'ajustements en réaction aux contestations, sans stratégie claire ni calendrier prédéterminé.
Le projet de départementalisation s'est donc imposé comme un sujet incontournable dans l'agenda politique et médiatique, ce qui a obligé le ministre de l'intérieur à lancer une mission d'audit pour évaluer les expérimentations - ce qui n'était pas prévu à l'origine - et à différer la mise en oeuvre de la réforme pour attendre les conclusions de notre mission d'information et de celle de nos collègues de l'Assemblée nationale.
Après avoir entendu plus de 120 personnes, nous avons pu nous faire une idée éclairée du sujet. La réforme envisagée de la police nationale nous parait, dans le fond, viser la gouvernance de la police nationale plutôt que l'institution elle-même. Son enjeu principal est l'attribution opérationnelle des responsabilités et la rationalisation des moyens après des années de spécialisation et de dispersion qui ont abouti à un paradoxe : celui de directions obligées à définir leurs interactions par voie de protocoles...
Afin de répondre aux craintes qu'elle a suscitées, la réforme devra établir des règles claires sur trois sujets majeurs.
Le premier est le choix des futurs directeurs départementaux de la police nationale : un nouveau métier est à définir, et il faut garantir l'indépendance des nouveaux directeurs par rapport aux politiques quant aux missions de police judiciaire de la police nationale.
Le deuxième est celui de l'organisation de la chaîne de commandement et des prérogatives de chacun. L'un des enjeux importants de la réforme est la création d'une double autorité sur les services d'investigation placés au niveau départemental : autorité hiérarchique du DDPN, mais autorité fonctionnelle des représentants de la filière au niveau territorial supérieur - notamment au niveau zonal. Les prérogatives et moyens de chacun devront être clarifiés.
Le troisième enjeu est l'organisation territoriale elle-même, qui devra permettre de continuer à traiter de l'ensemble du spectre de la criminalité. Une organisation en trois niveaux nous semble la plus pertinente : un niveau national chargé de définir la doctrine d'emploi, d'assurer la coordination des services de police judiciaire et de conduire les enquêtes s'agissant des faits les plus complexes nécessitant l'intervention des offices centraux ou la coordination d'un grand nombre de services sur l'ensemble du territoire national ; un niveau zonal disposant d'une autorité sur les services de police judiciaire départementaux afin d'assurer la coordination de leurs actions et chargé de traiter la criminalité organisée, complexe ou présentant une particulière gravité, notamment grâce à l'implantation d'antennes des offices centraux - cet échelon devra disposer de moyens humains et budgétaires propres pour réaliser ses missions ; enfin, un niveau départemental, où l'organisation en trois niveaux des services de police judiciaire retenue dans les territoires ultramarins devra être généralisée. Pour ce faire, le caractère interdépartemental des services traitant la criminalité la plus complexe devra être préservé et un service traitant de la criminalité intermédiaire devra être généralisé dans l'ensemble des départements.
Nous sommes convaincus que la généralisation des DDPN avant la fin de l'année 2023 n'est ni réaliste, ni raisonnable : les conditions ne sont pas réunies pour conduire sereinement la réforme dans le respect du calendrier annoncé par le ministre de l'intérieur devant notre commission le 14 février dernier.
C'est pourquoi, sans remettre en cause le bien-fondé de la réforme et ses gains potentiels, il est impératif de la soumettre à un moratoire jusqu'à la fin des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, le ministre de l'intérieur lui-même ayant dit à plusieurs reprises les risques encourus lors de ce grand événement.
Ce moratoire sera l'occasion de lancer de véritables préfigurations - et non plus des expérimentations - dans l'Hexagone en sortant de la contrainte du droit constant ; il nous paraît également nécessaire d'avancer en temps masqué pour poser les jalons indispensables à la réussite de la réforme. Ni la modification de près de 180 textes règlementaires, ni la mise en cohérence de l'architecture numérique des applications de la police nationale avec sa nouvelle organisation, ni encore la mise en place de regroupements immobiliers, ne se feront du jour au lendemain.
Afin de ne pas reproduire les erreurs passées, il conviendra également de profiter de ce délai pour conduire une concertation continue et sincère, tant au niveau local que national, tant auprès des policiers que des magistrats.