Intervention de Thomas Gomart

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 mars 2023 à 9h30
Audition conjointe de Mm. Thomas Gomart directeur de l'institut français des relations internationales ifri et bruno tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique frs sur les enjeux de la loi de programmation militaire

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Je vous remercie monsieur le président pour votre invitation et pour cette introduction déjà très complète. C'est toujours un honneur de pouvoir contribuer à vos travaux.

Je commencerai par trois remarques liminaires.

Nous sommes dans une situation paradoxale. Le Président de la République se distingue très clairement de ses quatre prédécesseurs en ayant augmenté la dépense militaire lors de son premier mandat et en décidant de continuer à le faire pour son second mandat. Pourtant, la LPM qui se dessine donne l'impression - au mieux - de pouvoir se maintenir au niveau qui était le nôtre précédemment. Ce paradoxe est très difficile à expliquer politiquement compte tenu des contraintes budgétaires. Il rappelle une évidence historique, malheureusement oubliée par les mandatures précédentes : on ne rattrape jamais en quelques années des décennies de désarmement.

Ma deuxième remarque porte sur le cadre intellectuel d'analyse stratégique dans lequel s'inscrit cette LPM. Il est frappant de constater le décalage entre les sommes considérables en jeu et l'effort analytique pour les concevoir et les justifier. Comparée aux Livres blancs de jadis, la revue nationale stratégique (RNS) présentée en novembre 2022 ne compte que 52 pages. Cette RNS n'est ni une tentative de stratégie impliquant toutes les composantes nécessaires à une réflexion sur une ou deux générations (la composante énergie-climat y est notamment absente), ni une stratégie de défense (beaucoup de sujets sont abordés de façon fragmentée). Elle a cependant le mérite d'exister. La RNS appelle, pour citer l'avant-propos du Président de la République, à une « mobilisation plus intégrale pour mieux nous armer à tous égards face aux défis historiques d'un monde où la compétition et la confrontation se confondent ».

Enfin, je voudrais rappeler que l'analyse stratégique n'a pas de sens si on la conçoit comme une photographie à un moment donné. Elle doit se concevoir comme un processus continu, comme un fil qui se déroule. Je vous propose donc de dérouler le fil qui sépare novembre 2022 de mars 2023, pour tenter d'orienter la préparation de la LPM dans les meilleures directions.

Tout d'abord, il faut dégager une lecture extérieure des débats en cours autour de la LPM. Pour préparer cette audition, je me suis replongé dans les ouvrages de Robert Frank, qui avait consacré sa thèse en 1982 au prix du réarmement français entre 1935 et 1939 - thèse rééditée en 2017. Je retiens deux points, qui doivent être gardés à l'esprit pour réfléchir à la notion d'« économie de guerre » utilisée par le Président de la République en juin 2022. Le réarmement massif décidé par le Front populaire a été un échec industriel en raison d'une incapacité collective à augmenter la production des armements. Par ailleurs, Robert Frank souligne le décalage historique - existant toujours aujourd'hui - entre un réarmement matériel et un réarmement moral. Le réarmement moral a tardé du fait d'un retard dans la prise de conscience des dangers extérieurs. Ces deux rappels historiques gardent une pertinence au regard du contexte actuel.

J'en viens à mes critiques, que j'ai déjà formulées publiquement, à l'égard de la LPM telle qu'elle a été présentée.

La première sera peut-être un point de désaccord avec Bruno Tertrais, qui a insisté sur l'importance de la cohérence et de la réactivité, deux maitres mots de son récent article. Ces deux mots masquent selon moi l'absence sinon d'endurance, du moins de semi endurance sur plusieurs cas de figure préoccupants. Au fond, tout se passe comme si cette guerre d'Ukraine devait se finir rapidement, ce qui ne sera pas le cas. Tout se passe aussi comme si un certain nombre d'engagements que nous avons pris pouvaient être traités sans un minimum de semi-endurance. Je pense notamment aux accords de sécurité que nous avons avec les Émirats arabes unis et la Grèce, sans même évoquer la situation de nos départements et régions d'Outre-mer ou collectivités d'Outre-mer (DROM COM). La notion d'endurance doit être remise dans le débat.

Ma deuxième critique porte sur la notion d' « économie de guerre ». Elle ne correspond pas à la manière dont les choses sont ressenties à la fois par les industriels et par nos concitoyens. La LPM insiste sur la nécessité de « mettre sous tension la base industrielle et technologique de défense (BITD) » pour l'encourager à produire plus et moins cher. Cette mise sous tension est à certains égards très compréhensible mais elle n'a de sens que si elle s'accompagne d'une mise sous tension du secteur bancaire censé la financer. On ne peut pas penser l'un sans l'autre.

Enfin, nous avons pris l'habitude collectivement de nous présenter comme la première armée d'Europe. Je pense qu'il s'agit d'un trompe l'oeil très dangereux, à la fois pour nos concitoyens et pour nos partenaires. Cette LPM doit aussi permettre de fédérer les efforts européens. Je note d'ailleurs que l'augmentation de cette LPM devrait être d'environ 100 milliards d'euros, soit sensiblement le même montant que l'enveloppe exceptionnelle débloquée en février 2022 pour la Bundeswehr. Si l'Allemagne et la France conservent une centralité évidente au sein de l'Union européenne en raison de leurs poids économiques, ces deux pays sont cependant en train de payer un coût politique pour la lecture qu'ils ont eue de la menace russe. J'ai pris l'habitude de dire que Paris et Berlin ont eu raison avec Moscou en 2003 contre l'intervention anglo-américaine. Mais Paris et Berlin ont été moins lucides que Londres et Varsovie sur la réalité de la menace russe, et cela depuis un certain nombre d'années.

Je voudrais également tenter de vous présenter les enseignements politico-militaires que nous devrions tirer collectivement dans le cadre de la préparation de la LPM. Le premier de ces enseignements concerne bien sûr la guerre en Ukraine. Nous comprenons le raisonnement tendant à affirmer que la France ne se retrouvera jamais dans la situation de l'Ukraine puisque nous sommes une puissance dotée. Ce raisonnement fait l'impasse sur des situations intermédiaires tout à fait envisageables, qui peuvent nous conduire dans des positions très délicates, notamment vis-à-vis de nos alliés de l'OTAN. De même, je pense qu'il y a une sorte de voile jeté sur les enseignements à tirer de notre engagement au Sahel. De mon point de vue, nous n'en avons pas fini avec le terrorisme djihadiste, ni avec la déstabilisation de cette région.

Notre grande difficulté est de réussir à penser la simultanéité et les effets de bord existant entre les trois théâtres que sont l'Ukraine, l'Iran et la mer de Chine.

S'agissant de l'Ukraine, il est clair désormais que la Russie a deux ennemis, affichés comme tels : la nation ukrainienne, qu'il s'agit d'asservir, et l'« occident collectif », pour reprendre la formule du président Poutine. Le conflit en Ukraine doit se comprendre comme une guerre d'entrainement et il me parait parfaitement illusoire de croire qu'un arrangement territorial pourrait mettre fin aux desseins néo impériaux de Vladimir Poutine. La pression va s'exercer très fortement dans les semaines à venir, à la fois sur la Moldavie et sur la Géorgie, qui est dans une situation extrêmement délicate. Parallèlement, la Russie devrait tester la solidité de l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord ou se livrer à des stratégies indirectes par l'intermédiaire de ses proxys. L'un des enseignements évidents à tirer de notre présence au Sahel sera de déterminer les raisons pour lesquelles nous n'avons pas vu ou pas voulu voir la main russe derrière Wagner. En arrière-plan se trouve également l'interrogation sur le degré de convergence entre la Chine, la Russie et l'Iran.

S'agissant de l'Iran, nous ne pouvons pas anticiper l'évolution de ce pays sans rester également très attentif à la trajectoire politique prise par Israël, qui verse actuellement dans l'illibéralisme. Nous devons nous demander quelle serait l'attitude des Européens en cas d'intervention d'Israël en Iran. Nous devons aussi nous interroger sur l'attitude des Européens en cas d'annexion partielle de la Cisjordanie.

Concernant Taiwan, plusieurs données sont encore insuffisamment prises en compte. Il ne faut pas oublier que la Chine est devenue en 2021 le premier partenaire économique de l'Union européenne.

La LPM est présentée comme un outil de mise en oeuvre de la stratégie de puissance d'équilibres (je précise avec un « s ») de la France telle que la prévoit la RNS. Ce concept ne me semble absolument pas pertinent car l'heure n'est pas à chercher une position de surplomb mais bien plutôt à se préparer au plus vite et le moins mal possible aux chocs que nous allons subir. De ce point de vue, nous devons nous demander ce que nous avons fait du temps stratégique que les Ukrainiens nous ont offert depuis un an.

La RNS a aussi prévu un élargissement des fonctions stratégiques. À mon sens, deux évolutions doivent être notées. S'agissant de la fonction « connaissance, compréhension et anticipation », fait-on encore confiance à un effort de recherche sur le terrain ? Je suis assez préoccupé par le peu d'attention portée aux travaux que nous produisons. La sixième fonction, qui est nouvelle, porte sur l'influence. Elle suscite un certain nombre de débats.

Cette LPM devrait nous encourager à revenir à un certain nombre de classiques, notamment à ceux établis par le général Beaufre. Ceux-ci nous rappellent que la stratégie est avant tout un exercice psychologique. Nous devons nous poser deux questions : qui veut-on convaincre ? Et de quoi ? Avec cette notion de puissance d'équilibres, nous sommes en peine de répondre.

En conclusion, il me semble absolument indispensable compte tenu d'une part de la gravité de la situation et d'autre part des sommes en jeu, d'élargir le débat sur ces questions de défense et d'y associer le plus grand nombre de nos concitoyens.

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