Chers collègues, nous recevons ce matin M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) et M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS). Je vous remercie, messieurs, de vous être rendus disponibles pour venir dans ce format de table ronde nous livrer votre analyse sur les enjeux de la prochaine loi de programmation militaire.
Vous êtes tous deux d'éminents géopolitologues et experts des relations internationales. La guerre en Ukraine bouleverse depuis plus d'un an la conception que les Français et les Européens pouvaient se faire de la guerre. Il ne s'agit plus d'interventions militaires choisies, sur des théâtres extérieurs et face à un adversaire asymétrique, mais bien d'un champ de bataille au coeur de l'Europe où s'affrontent indirectement les grandes puissances. M. Gomart, dans votre dernier ouvrage (Les Ambitions inavouées), vous analysez les antagonismes et les ambitions des principales puissances partenaires et adversaires de la France et déplorez cette forme, je vous cite, de « désinvolture géopolitique » dont les Européens ont fait preuve, en ignorant les confrontations que préparent les Américains, Russes et Chinois. Dans vos précédents ouvrages, notamment L'Affolement du monde, vous annonciez déjà « trois théâtres régionaux de confrontation de puissances susceptibles de déclencher une déflagration mondiale : l'Ukraine, Taïwan et l'Iran ». La France est donc bien à l'heure des choix, qui n'est plus celui d'un conflit de haute intensité hypothétique mais bien celui d'un engagement majeur à quelques heures de nos frontières. Quels sont pour vous, dans ce contexte, les enjeux de la LPM à venir, dont nous ne connaissons bien sûr pas encore les détails ?
L'affrontement massif de forces conventionnelles remet en lumière des insuffisances que de nombreux experts et parlementaires relayaient quant à l'absence de masse et de profondeur de nos forces, quant à la relégation de la préparation opérationnelle et des stocks de munitions. J'ai en mémoire un rapport de la RAND corporation qui salue les capacités techniques des armées françaises sur tout le spectre du champ de bataille, mais sans la capacité de durer.
Votre analyse, Messieurs, nous sera précieuse. Je n'oublie pas la spécificité maintenant unique de notre pays au sein de l'Union européenne qui est d'être une Nation, membre du Conseil de sécurité des Nations unies, dotée de la dissuasion nucléaire.
À cet égard, M. Tertrais, vous avez publié plusieurs ouvrages sur les questions nucléaires et en êtes un expert reconnu. À l'heure où les grandes masses budgétaires de la prochaine programmation militaire sont en cours de finalisation (comment répartir les 413 milliards d'euros annoncés ?), une chose semble acquise : la continuité de notre dissuasion. Il s'agira d'ailleurs d'un effort encore plus conséquent puisque le développement de plusieurs vecteurs des deux composantes, océanique et aérienne, de la dissuasion est programmé. D'ici 15 ans, nous devrions voir la 3ème génération de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE 3G) et le futur missile hypersonique air-sol nucléaire (ASN4G), successeur de l'ASMPA actuel. La dissuasion est une charge que la France supporte, avec toujours le risque d'un effet d'éviction au détriment de l'équipement de nos forces conventionnelles, problème que n'ont pas nos partenaires européens qui ne font que participer à la dissuasion américaine au sein de l'OTAN.
Ainsi, M. Tertrais, dans un article récent, vous avez posé la question de « la cohérence sans l'abondance ? » de la nouvelle loi de programmation militaire. Selon vous, quels sont les principaux arbitrages à trancher ? Pouvons-nous tout assumer de front : masse et technologie ? Théâtre centre-Europe, Afrique, Moyen-Orient et Indopacifique ? Cyber et espaces exo-atmosphériques ? Cette liste de question n'est pas exhaustive. Mes collègues complèteront mes propres interrogations de leurs questions à l'issue de vos exposés liminaires.
Vous l'avez compris, dans l'attente du texte, nous souhaitons pouvoir réfléchir avec vous sur le contexte, c'est-à-dire ce qui constitue, selon vous, l'état des menaces, notre capacité à y faire face, et nos besoins.
Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et qu'elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat et les réseaux sociaux.
Messieurs, je vous cède la parole, en commençant peut-être par M. Thomas Gomart.
Je vous remercie monsieur le président pour votre invitation et pour cette introduction déjà très complète. C'est toujours un honneur de pouvoir contribuer à vos travaux.
Je commencerai par trois remarques liminaires.
Nous sommes dans une situation paradoxale. Le Président de la République se distingue très clairement de ses quatre prédécesseurs en ayant augmenté la dépense militaire lors de son premier mandat et en décidant de continuer à le faire pour son second mandat. Pourtant, la LPM qui se dessine donne l'impression - au mieux - de pouvoir se maintenir au niveau qui était le nôtre précédemment. Ce paradoxe est très difficile à expliquer politiquement compte tenu des contraintes budgétaires. Il rappelle une évidence historique, malheureusement oubliée par les mandatures précédentes : on ne rattrape jamais en quelques années des décennies de désarmement.
Ma deuxième remarque porte sur le cadre intellectuel d'analyse stratégique dans lequel s'inscrit cette LPM. Il est frappant de constater le décalage entre les sommes considérables en jeu et l'effort analytique pour les concevoir et les justifier. Comparée aux Livres blancs de jadis, la revue nationale stratégique (RNS) présentée en novembre 2022 ne compte que 52 pages. Cette RNS n'est ni une tentative de stratégie impliquant toutes les composantes nécessaires à une réflexion sur une ou deux générations (la composante énergie-climat y est notamment absente), ni une stratégie de défense (beaucoup de sujets sont abordés de façon fragmentée). Elle a cependant le mérite d'exister. La RNS appelle, pour citer l'avant-propos du Président de la République, à une « mobilisation plus intégrale pour mieux nous armer à tous égards face aux défis historiques d'un monde où la compétition et la confrontation se confondent ».
Enfin, je voudrais rappeler que l'analyse stratégique n'a pas de sens si on la conçoit comme une photographie à un moment donné. Elle doit se concevoir comme un processus continu, comme un fil qui se déroule. Je vous propose donc de dérouler le fil qui sépare novembre 2022 de mars 2023, pour tenter d'orienter la préparation de la LPM dans les meilleures directions.
Tout d'abord, il faut dégager une lecture extérieure des débats en cours autour de la LPM. Pour préparer cette audition, je me suis replongé dans les ouvrages de Robert Frank, qui avait consacré sa thèse en 1982 au prix du réarmement français entre 1935 et 1939 - thèse rééditée en 2017. Je retiens deux points, qui doivent être gardés à l'esprit pour réfléchir à la notion d'« économie de guerre » utilisée par le Président de la République en juin 2022. Le réarmement massif décidé par le Front populaire a été un échec industriel en raison d'une incapacité collective à augmenter la production des armements. Par ailleurs, Robert Frank souligne le décalage historique - existant toujours aujourd'hui - entre un réarmement matériel et un réarmement moral. Le réarmement moral a tardé du fait d'un retard dans la prise de conscience des dangers extérieurs. Ces deux rappels historiques gardent une pertinence au regard du contexte actuel.
J'en viens à mes critiques, que j'ai déjà formulées publiquement, à l'égard de la LPM telle qu'elle a été présentée.
La première sera peut-être un point de désaccord avec Bruno Tertrais, qui a insisté sur l'importance de la cohérence et de la réactivité, deux maitres mots de son récent article. Ces deux mots masquent selon moi l'absence sinon d'endurance, du moins de semi endurance sur plusieurs cas de figure préoccupants. Au fond, tout se passe comme si cette guerre d'Ukraine devait se finir rapidement, ce qui ne sera pas le cas. Tout se passe aussi comme si un certain nombre d'engagements que nous avons pris pouvaient être traités sans un minimum de semi-endurance. Je pense notamment aux accords de sécurité que nous avons avec les Émirats arabes unis et la Grèce, sans même évoquer la situation de nos départements et régions d'Outre-mer ou collectivités d'Outre-mer (DROM COM). La notion d'endurance doit être remise dans le débat.
Ma deuxième critique porte sur la notion d' « économie de guerre ». Elle ne correspond pas à la manière dont les choses sont ressenties à la fois par les industriels et par nos concitoyens. La LPM insiste sur la nécessité de « mettre sous tension la base industrielle et technologique de défense (BITD) » pour l'encourager à produire plus et moins cher. Cette mise sous tension est à certains égards très compréhensible mais elle n'a de sens que si elle s'accompagne d'une mise sous tension du secteur bancaire censé la financer. On ne peut pas penser l'un sans l'autre.
Enfin, nous avons pris l'habitude collectivement de nous présenter comme la première armée d'Europe. Je pense qu'il s'agit d'un trompe l'oeil très dangereux, à la fois pour nos concitoyens et pour nos partenaires. Cette LPM doit aussi permettre de fédérer les efforts européens. Je note d'ailleurs que l'augmentation de cette LPM devrait être d'environ 100 milliards d'euros, soit sensiblement le même montant que l'enveloppe exceptionnelle débloquée en février 2022 pour la Bundeswehr. Si l'Allemagne et la France conservent une centralité évidente au sein de l'Union européenne en raison de leurs poids économiques, ces deux pays sont cependant en train de payer un coût politique pour la lecture qu'ils ont eue de la menace russe. J'ai pris l'habitude de dire que Paris et Berlin ont eu raison avec Moscou en 2003 contre l'intervention anglo-américaine. Mais Paris et Berlin ont été moins lucides que Londres et Varsovie sur la réalité de la menace russe, et cela depuis un certain nombre d'années.
Je voudrais également tenter de vous présenter les enseignements politico-militaires que nous devrions tirer collectivement dans le cadre de la préparation de la LPM. Le premier de ces enseignements concerne bien sûr la guerre en Ukraine. Nous comprenons le raisonnement tendant à affirmer que la France ne se retrouvera jamais dans la situation de l'Ukraine puisque nous sommes une puissance dotée. Ce raisonnement fait l'impasse sur des situations intermédiaires tout à fait envisageables, qui peuvent nous conduire dans des positions très délicates, notamment vis-à-vis de nos alliés de l'OTAN. De même, je pense qu'il y a une sorte de voile jeté sur les enseignements à tirer de notre engagement au Sahel. De mon point de vue, nous n'en avons pas fini avec le terrorisme djihadiste, ni avec la déstabilisation de cette région.
Notre grande difficulté est de réussir à penser la simultanéité et les effets de bord existant entre les trois théâtres que sont l'Ukraine, l'Iran et la mer de Chine.
S'agissant de l'Ukraine, il est clair désormais que la Russie a deux ennemis, affichés comme tels : la nation ukrainienne, qu'il s'agit d'asservir, et l'« occident collectif », pour reprendre la formule du président Poutine. Le conflit en Ukraine doit se comprendre comme une guerre d'entrainement et il me parait parfaitement illusoire de croire qu'un arrangement territorial pourrait mettre fin aux desseins néo impériaux de Vladimir Poutine. La pression va s'exercer très fortement dans les semaines à venir, à la fois sur la Moldavie et sur la Géorgie, qui est dans une situation extrêmement délicate. Parallèlement, la Russie devrait tester la solidité de l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord ou se livrer à des stratégies indirectes par l'intermédiaire de ses proxys. L'un des enseignements évidents à tirer de notre présence au Sahel sera de déterminer les raisons pour lesquelles nous n'avons pas vu ou pas voulu voir la main russe derrière Wagner. En arrière-plan se trouve également l'interrogation sur le degré de convergence entre la Chine, la Russie et l'Iran.
S'agissant de l'Iran, nous ne pouvons pas anticiper l'évolution de ce pays sans rester également très attentif à la trajectoire politique prise par Israël, qui verse actuellement dans l'illibéralisme. Nous devons nous demander quelle serait l'attitude des Européens en cas d'intervention d'Israël en Iran. Nous devons aussi nous interroger sur l'attitude des Européens en cas d'annexion partielle de la Cisjordanie.
Concernant Taiwan, plusieurs données sont encore insuffisamment prises en compte. Il ne faut pas oublier que la Chine est devenue en 2021 le premier partenaire économique de l'Union européenne.
La LPM est présentée comme un outil de mise en oeuvre de la stratégie de puissance d'équilibres (je précise avec un « s ») de la France telle que la prévoit la RNS. Ce concept ne me semble absolument pas pertinent car l'heure n'est pas à chercher une position de surplomb mais bien plutôt à se préparer au plus vite et le moins mal possible aux chocs que nous allons subir. De ce point de vue, nous devons nous demander ce que nous avons fait du temps stratégique que les Ukrainiens nous ont offert depuis un an.
La RNS a aussi prévu un élargissement des fonctions stratégiques. À mon sens, deux évolutions doivent être notées. S'agissant de la fonction « connaissance, compréhension et anticipation », fait-on encore confiance à un effort de recherche sur le terrain ? Je suis assez préoccupé par le peu d'attention portée aux travaux que nous produisons. La sixième fonction, qui est nouvelle, porte sur l'influence. Elle suscite un certain nombre de débats.
Cette LPM devrait nous encourager à revenir à un certain nombre de classiques, notamment à ceux établis par le général Beaufre. Ceux-ci nous rappellent que la stratégie est avant tout un exercice psychologique. Nous devons nous poser deux questions : qui veut-on convaincre ? Et de quoi ? Avec cette notion de puissance d'équilibres, nous sommes en peine de répondre.
En conclusion, il me semble absolument indispensable compte tenu d'une part de la gravité de la situation et d'autre part des sommes en jeu, d'élargir le débat sur ces questions de défense et d'y associer le plus grand nombre de nos concitoyens.
Je me joins à mon collègue Thomas pour vous remercier pour votre présence, surtout après la nuit très courte que certains d'entre vous ont passée !
Ayant eu la chance d'être associé, parfois de très loin et parfois de tout près, à la plupart des exercices de réflexion stratégique et d'élaboration des lois de programmation militaire depuis plus de 25 ans, il me semble qu'il y a en général trois pièges à éviter. Le premier serait de considérer que le monde est par nature plus dangereux, plus imprévisible et plus instable qu'il ne l'était il y a cinq ou six ans. Raymond Aron nous invitait à nous méfier de « l'illusion rétrospective de la stabilité ». Contrairement à ce que beaucoup affirment, la guerre froide n'était pas une période plus stable qu'aujourd'hui.
Cette première erreur nous conduirait à tomber dans un deuxième piège, celui consistant à en faire toujours plus. Ainsi, le critère des 2 % du PIB consacré à la défense ne serait même pas suffisant. Je suis méfiant vis-à-vis de ce critère. Il n'a à mon avis aucun sens. Par ailleurs, il me semble difficile à nos concitoyens d'accepter beaucoup plus que ce qui est envisagé aujourd'hui par nos autorités politiques. La notion d'acceptabilité sociétale de l'effort de défense, dans le contexte actuel, doit être mesurée à l'aune de ce que nous voulons avoir comme esprit de défense.
Le troisième piège est évident et consisterait à préparer la guerre d'aujourd'hui et non celle de demain. C'est un piège classique.
J'en viens aux conséquences de la guerre en Ukraine. Évoquer ces conséquences impliquerait que nous sommes déjà dans « l'après ». Or, nous ne savons pas quand sera cet après, ni même s'il y en aura un. Le scénario d'une Russie en guerre permanente, pour très longtemps, nous interdirait de nous projeter après la fin de la guerre en Ukraine. Dans le meilleur des cas, la Russie serait affaiblie militairement mais elle serait encore revanchiste et constituerait toujours un problème stratégique pour l'Europe.
Nous sommes face à une translation vers l'est de la défense collective de l'Europe. Demain la défense de l'Europe se fera sur le Don et non plus sur le Rhin. Nous n'aurons plus à imaginer une défense de l'Europe à deux étapes du Tour de France mais - je crois - à cinq ou six étapes. Cela fait une grande différence. Certes, nous ne sommes pas menacés de manière semblable à l'Ukraine. Mais cela s'explique plus par des raisons géographiques que par notre possession de la force nucléaire, présentée par certains comme un totem.
S'agissant de la présence américaine en Europe, il existe trois récits erronés. Le premier est le récit français : depuis 70 ans, nous répétons que les États-Unis sont en train de quitter l'Europe. Or, les Américains sont toujours présents et, même, ils reviennent. Le pivot vers l'Asie annoncé par Barack Obama a induit en erreur de nombreux responsables français. Le deuxième récit erroné est le récit allemand, qui prévoit que les États-Unis seront toujours en Europe. Or, cet excès de confiance a été érodé par la présidence Trump. Le troisième récit erroné est le récit polonais, qui juge que tant que des forces américaines seront présentes sur son sol, sa sécurité sera garantie. Il ne faudrait néanmoins qu'un tweet du futur président des États-Unis pour balayer la crédibilité de l'engagement américain à défendre l'Europe - soldats américains en Pologne ou non. Nous n'avons aucune garantie sur le fait que le président des États-Unis qui sera élu en janvier 2025 souhaitera maintenir les réflexes transatlantiques de l'administration Biden.
Nous sommes par ailleurs confrontés à un deuxième problème : le risque d'une crise soudaine en Asie. La plupart des spécialistes de la Chine et de Taïwan estiment qu'il est encore improbable d'imaginer que Pékin veuille se saisir de Taipei par la force dans les deux à trois prochaines années. Mais il serait à l'inverse imprudent pour nous Européens de parier sur l'absence de surprise venant de Chine dans les cinq ans.
Pour la France, le choix fondamental est de trouver un équilibre entre l'OTAN (au sein de laquelle nous souhaitons être un allié exemplaire, pour citer la RNS) et le reste de nos engagements et de nos intérêts. Si nous voulons convaincre nos alliés européens de l'autonomie stratégique de l'Europe, nous devons donner des preuves d'amour envers l'OTAN.
Le choix qui se dessine pour la future LPM est celui de ne pas tout miser sur l'Est. S'il apparait difficile, ce choix me semble sage et raisonnable. Les raisons en sont nombreuses.
Tout d'abord, nous ne sommes pas en première ligne face à la menace militaire russe en Europe. Deuxièmement, la France a d'autres responsabilités, qui lui sont spécifiques. Au Moyen-Orient, nous sommes engagés dans trois accords de défense - et celui avec les Émirats arabes unis est particulièrement contraignant. Nous avons aussi passé des accords avec des pays africains, avec la Grèce, sans oublier notre engagement dans l'Indopacifique, ainsi que nos outre-mer. Pour ce qui s'agit du territoire national, nous ne pouvons pas abandonner nos responsabilités. Pour les accords de défense, nous ne devrions pas revenir sur nos engagements car nous devons respecter notre signature. S'agissant de l'Indopacifique - associé souvent dans le discours du Président de la République à nos outre-mer - l'importance économique et stratégique croissante de la région et la situation de nos territoires ultramarins justifient à mon sens un réinvestissement dans les moyens permettant de garantir la sécurité et la souveraineté de nos territoires. La Chine n'est évidemment pas une menace militaire directe pour la France. Son intention d'étendre sa domination dans le Pacifique occidental est toutefois chaque jour plus avérée. Le développement des marines hauturières dans la région sera un défi pour la France. Je rappelle que deux bâtiments militaires iraniens ont été aperçus en décembre dernier traversant la zone économique exclusive (ZEE) de la Polynésie française. Cela annonce surement d'autres manifestations de puissances émergentes. Le renforcement qualitatif de nos forces de souveraineté, qui devrait se traduire par la mise en service de nouveaux patrouilleurs outre-mer, fait partie selon moi des urgences difficilement contestables. La consolidation de nos principaux partenariats dans la zone indopacifique, et notamment la « diagonale du Rafale » avec les Émirats arabes unis, l'Inde et l'Indonésie, contribuera à mon sens à assoir une politique française indépendante dans la région.
La troisième raison qui doit nous inciter à ne pas tout parier sur le retour à l'est est que nous avons d'autres moyens de démontrer que nous sommes des alliés exemplaires au sein de l'OTAN. La consolidation sur le flanc est de l'alliance atlantique, notre effort de défense et notre dissuasion nucléaire font partie des éléments sur lesquels nous devons aussi insister. Je voudrais souligner que l'exemplarité ne se décrète pas. Dans la revue nationale stratégique de novembre 2022, il est indiqué que la France est un allié exemplaire au sein de l'OTAN. Cette phrase m'a laissé perplexe. L'exemplarité est comme la beauté pour Oscar Wilde : elle se trouve dans les yeux de l'autre. La France se veut un allié exemplaire mais nous ne pouvons pas décréter notre exemplarité. Je pense que la France est en effet un allié exemplaire mais ce n'est pas à nous de le décréter.
La quatrième raison a trait au renouvellement de nos moyens de dissuasion. Nous serons confrontés dans les années à venir à une bosse budgétaire significative, avec notamment la construction de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engin de troisième génération (SNLE 3G). Selon la presse, le Président de la République aurait décidé de mettre trois SNLE à la mer simultanément. Cela n'avait pas été fait depuis quarante ans. La mise sous tension du système est un signal très utile, que nous sommes les seuls avec les Américains à pouvoir envoyer - notre partenaire britannique est à mon sens incapable de le faire. Surtout, si l'on veut garantir un ou deux SNLE en permanence à la mer, le format de quatre SNLE est incontournable. L'idée que le nucléaire crée mécaniquement un effet d'éviction sur les autres grands équipements conventionnels n'est pas démontrée. Il ne faut pas négliger les bénéfices indirects de la dissuasion. Un abandon de cette mission conduirait par exemple à la suppression immédiate de deux voire trois sous-marins nucléaires d'attaque (SNA). La notion d'effet d'éviction mériterait donc d'être interrogée.
Enfin, il faut saluer l'idée consistant à consentir des efforts nouveaux sur l'axe vertical de la défense et de la sécurité. Cet axe passe de la maitrise des fonds marins à l'espace extra atmosphérique, en passant par la capacité cyber offensive, sans oublier la concrétisation de la nouvelle fonction stratégique d'influence.
En raison de ces cinq arguments, le choix consistant à privilégier la diversité plutôt que le retour vers l'est me semble raisonnable. On peut débattre à l'envie des notions de cohérence et de réactivité en les mettant en regard des enjeux de volume et d'endurance. Il est vrai que nous avons appris, grâce à la guerre en Ukraine, que les munitions sont également un enjeu pour nous. Il faut anticiper ce que nous pourrions avoir à consommer comme munitions mais également ce que nous pourrions avoir à proposer à nos partenaires et alliés dans de futurs conflits.
Une autre hypothèse stratégique ne doit pas être négligée. Nous pourrions vivre une crise majeure avec un de nos alliés en Méditerranée orientale. Du fait de notre accord avec la République hellénique, une attaque contre la Grèce nous conduirait à nous séparer de nombre de nos alliés, y compris les plus proches. La France ne serait pas forcément la seule à défendre la Grèce si son territoire souverain était menacé. Mais une crise majeure s'ouvrirait au sein de l'alliance atlantique.
Le pari fait par l'exécutif avec cette LPM est donc plutôt raisonnable et exigera de notre part de montrer que nous pouvons être un allié exemplaire, même sans un grand volume de forces, pour la défense immédiate des frontières de l'Europe. Je termine en précisant que pour atteindre l'ambition d'être une puissance d'équilibres, les moyens de la diplomatie sont au moins aussi importants que ceux de la défense. Je regrette que la diplomatie ait été trop longtemps le parent pauvre des budgets des dernières années.
Je voudrais exprimer deux regrets.
Nous avions voté en 2018 une clause de revoyure de la LPM en 2021. Celle-ci n'a pas été respectée. Vous avez très justement rappelé la nécessité d'une analyse en continu. Une telle clause devrait-elle donc figurer dans la prochaine LPM ?
Nous n'avons pas non plus participé activement à la revue nationale stratégique. Elle nous a été présentée un soir au ministère des armées, avec un délai de deux jours pour donner notre avis sur l'ensemble du texte. La résilience, l'endurance d'un peuple, la montée en puissance de l'effort de défense n'exigent-ils pas un engagement de chacun ? N'avons-nous pas besoin aujourd'hui d'un nouveau Livre blanc ?
La guerre en Ukraine a mis en évidence nos faiblesses sur la défense européenne. A la lumière du réarmement polonais, notre propre réarmement ne semble-t-il pas limité en termes de masse ? Quel regard portez-vous sur le choix des Polonais ? Ils ne sont pas les seuls à acheter sur étagère mais ils le font massivement, avec l'achat d'une centaine de chars, d'obusiers et de lance-roquettes à la Corée du Sud. Qu'en est-il de la montée en puissance de la base industrielle et technologique de défense européenne ? Quelle place pour la France en Europe, alors que son centre se déplace à l'est ? Quelle doit être la position de la France face à la montée en puissance de puissances régionales comme la Turquie ?
M. Gomart a souligné que les deux ennemis de la Russie sont l'Ukraine et l'occident. Ne considérez-vous pas que la Chine soit également une véritable menace pour ce pays ?
M. Tertrais a estimé que le narratif du retrait américain était erroné. Il me semble que vous y allez un peu fort. Je me souviens des déclarations du président Obama, confirmés par le président Trump, qui annonçaient un retrait d'Europe. Certes, le narratif a changé car la guerre en Ukraine a éclaté et les États-Unis sont de retour dans les mots. Mais le pivot vers l'Asie fait toujours partie de la stratégie américaine.
M. Gomart, paraphrasant Barbara, a rappelé que le temps perdu ne se rattrape jamais. Une question me taraude : comment expliquez-vous le réarmement si important et si rapide de l'Allemagne entre 1935 et 1939 ? Je sais qu'il s'agit d'une question historique qui a peu à voir avec notre débat. Mais cela fait écho à la situation actuelle : l'exemple allemand prouve que l'on peut se réarmer très rapidement.
Avec la guerre en Ukraine, la plupart des Européens considèrent que la sécurité en Europe ne peut s'organiser que dans le cadre de l'OTAN. Nous connaissons parallèlement un retrait de nos troupes du continent africain, ce qui laisse planer l'idée d'un échec qui affaiblirait nos positions sur le plan international. Si nous ne sommes pas capables de tenir la Méditerranée, peut-on être crédible sur nos ambitions pour l'Indopacifique ? Si nous devions n'avoir qu'une priorité pour faire retrouver à la France sa crédibilité, quelle serait-elle ?
Il y a deux ans, quand j'évoquais la possibilité d'une simultanéité de crises en Ukraine, à Taiwan et en Iran, beaucoup me riaient au nez. Pourtant la crise iranienne ne date pas d'hier.
M. Gomart a évoqué l'importance des moyens mis dans la LPM et l'intérêt plus faible consacré à la réflexion stratégique et à l'environnement. Je parle pour ma part de désarmement intellectuel de l'État. Les moyens que nous consacrons à la recherche stratégique et diplomatique sont trop limités. Je suis étonné de constater que certains ministères achètent des études du German Marshall Fund of the United States ou de l'Atlantic Council. Ces think tanks emploient 600 à 700 personnes quand l'IFRI et la FRS ont des effectifs bien plus modestes.
Nous pâtissons d'un manque de réflexion au long cours. L'enjeu pour M. Poutine n'est pas l'Ukraine. Au-delà de la mer Noire, il a également des visées sur la Méditerranée orientale. Il faut penser plus large. Les pions déposés par la Fédération de Russie en Syrie, en Libye mais encore à Chypre et en Afrique constituent un tout. Cela ressemble à un encerclement de l'occident européen. Nous avons encore trop souvent une lecture à petite vue des événements.
La résilience cyber a été érigée en objectif stratégique par la revue nationale stratégique et le Président de la République a annoncé dans son discours sur la LPM son souhait de voir doubler notre capacité de traitement des attaques cyber majeures. On se demande d'ailleurs si le seul objectif de doublement de capacité est suffisant quand on sait la progression exponentielle des menaces répertoriées par l'ANSSI et Cybermalveillance.
Au-delà de ces chiffres, comment véritablement inscrire dans la prochaine LPM la nécessité de rapprocher les fonctions défensives et offensives (qui sont traditionnellement et structurellement séparées dans notre organisation actuelle) pour que la défense de nos intérêts civils et militaires (en métropole et dans les outre-mer) soient mieux assurée ?
Concernant la guerre informationnelle, j'étais ce matin avec le général Morel, qui a été en charge de nos forces de sécurité au Qatar pendant la coupe du monde. Les autorités qataries ont été débordées par les attaques relavant de la guerre informationnelle. À l'échelle de la LPM, la création de Viginum peut sembler une réponse encore modeste pour mettre en oeuvre la fonction stratégique qui a été définie par le revue nationale stratégique. D'ailleurs, c'est au ministère des affaires étrangères que cette fonction a été confiée pour ce qui concerne notre influence extérieure. Taiwan, qui est le pays le plus performant dans le domaine, n'a pas fait ce choix. Ces réponses institutionnelles se situent d'ailleurs en marge de la LPM en tant que telle alors même que l'on peut dire que notre retrait militaire du Mali et du Burkina Faso sont des défaites sur le champ de la bataille d'influence. Quelle analyse vous suggère ce constat et quelles réponses pourriez-vous suggérer ?
Je souhaiterais vous interroger sur les 2 % du PIB consacré à l'effort de défense, ratio que vous avez critiqué. Il constitue pourtant un élément assez pertinent. C'est un Français, le général Palomeros, commandant suprême allié pour la transformation de l'OTAN, qui l'a promu. Comme je le constate au sein de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, il s'agit d'un élément d'encouragement pour inciter les États à se mesurer et à progresser. Des progrès très importants ont été réalisés : 3,8 % du PIB pour la Grèce, ou encore 2,4 % pour la Pologne.
S'agissant de la désinformation, je suis catastrophée de constater à quel point les fake news sont en train de se diffuser partout en Europe. Face au manque actuel de coordination, j'avais interrogé le secrétariat général de l'OTAN. Il m'avait été répondu qu'il revenait à chaque État de travailler car l'OTAN ne souhaite pas s'ingérer dans la pratique des pays. Cela me parait une erreur. Des think tanks français ne pourraient-ils pas mieux nous aider à contrer cette désinformation ?
La clause de revoyure est d'autant plus nécessaire que la future LPM portera sur six années.
Les parlementaires n'ont pas été les seuls exclus de l'élaboration de la revue nationale stratégique. Les chercheurs comme les think tanks n'ont pas été associés à sa rédaction. La première commission du Livre blanc, par sa diversité et sa représentativité, était un formidable exercice de fertilisation intellectuelle croisée. J'en ai un excellent souvenir. Cela ne signifie pas qu'il faille absolument un nouveau Livre blanc. Mais rien ne remplace l'ouverture intellectuelle et politique. Ces exercices confidentiels, associant think tanks, personnalités et parlementaires, devraient être maintenues. Par ailleurs, si le contenu de la revue nationale stratégique n'est pas mauvais, il y manque une plume et de la lisibilité. Il y a trop d'éléments pour qu'on puisse y distinguer ceux qui sont saillants.
La Pologne sera ce que l'Allemagne était dans les années 1960/1970. Ce pays est en première ligne et sera potentiellement une grande puissance militaire en 2030. Il faut s'en féliciter. Mais je n'irai pas jusqu'à dire que le centre de gravité de l'Europe se déplace à l'est. Cette expression est utilisée un peu trop facilement dans les débats européens. Les réalités économiques ne doivent pas être négligées.
S'agissant du pivot vers l'Asie, j'oppose les faits au récit. La réalité est que la présence militaire américaine en Europe a augmenté dans les dernières années de la présidence Obama, a continué d'augmenter sous Trump, et s'est encore accentuée - pas nécessairement de manière permanente - avec la guerre en Ukraine. Le récit d'un délaissement de l'Europe par les États-Unis est ancien mais les faits le démentent pour l'instant.
Nous ne pouvons pas avoir pour ambition de tenir le Pacifique. Nous y avons deux objectifs : la défense de la souveraineté et des ressources de nos DROM COM et la défense de la liberté de navigation en haute mer. La comparaison entre Méditerranée et Pacifique n'est donc à mon sens pas très féconde.
La probabilité de simultanéité de scénarios graves impliquant directement ou indirectement les Européens est plus grande aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a une dizaine d'années.
Il est vrai que les think tanks français ont un rapport coût efficacité en termes d'influence particulièrement bon. Malgré les soutiens réels dont nous bénéficions dans les administrations et l'attention qui nous est porté, la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions. Nous nous lamentons sur le fait que nous perdons en influence ici ou là. Nous regrettons de n'avoir pas identifié certaines campagnes de désinformation. Les think tanks peuvent contribuer à la nouvelle fonction Influence récemment érigée en fonction stratégique, même si notre travail ne consiste pas à être les porte-paroles de l'exécutif.
S'agissant de la guerre informationnelle, vous avez évoqué la coupe du monde. Il faut également nous préparer en la matière dans la perspective des jeux olympiques de 2024.
S'agissant du ratio des 2 %, je rappelle qu'un rapport au PIB ne veut rien dire puisque le PIB évolue. Si nous ne consacrerons que 2 % du PIB en 2025 à l'effort de défense, c'est parce que le PIB a considérablement évolué depuis les années 1950. Par ailleurs, à l'occasion des crises, le PIB se rétracte, ce qui fait automatiquement gonfler la part de l'effort de défense et permet d'atteindre les 2 %. Il est néanmoins vrai qu'il s'agit d'un signal politique et d'un moyen de mobilisation pour la population. Bien plus pertinentes sont la part des dépenses d'équipement comparées aux dépenses de personnel ou encore la part des dépenses de l'État consacrées à la défense. Mais ces critères obligent à de complexes comparaisons internationales. Les critères qualitatifs, sur le pourcentage de capacités opérationnelles ou de disponibilité opérationnelle sont également bien plus intéressants que le critère du 2 %.
La Pologne a très bien intégré notre grande difficulté à produire en Europe et aux États-Unis. C'est la raison pour laquelle elle s'est tournée vers la Corée du Sud pour sa fourniture de chars, de canons et d'avions. Par ailleurs, il n'y a plus désormais pour eux de limite au réarmement. C'est une grande différence avec nous. La Pologne considère que le contexte historique est idéale pour se doter enfin d'une politique étrangère et de défense autonomes et d'imprimer sa marque dans l'Union européenne, une génération après son entrée dans l'UE et dans l'OTAN. Elle considère que la dynamique historique est de son côté.
L'appréciation de la convergence entre la Chine et la Russie est un des grands enjeux du moment. Il sera tout particulièrement utile de mesurer l'intégration de la Russie au système énergétique chinois. La principale conséquence de la guerre d'Ukraine est le découplage énergétique entre la Russie et l'Union européenne. Des blocs énergétiques se sont constitués et la sécurité énergétique redevient un sujet pour l'OTAN. La compensation de la perte de l'approvisionnement en gaz russe s'est faite un peu grâce aux importations de gaz d'Algérie et du Qatar mais surtout grâce au gaz en provenance de Norvège et du Royaume-Uni, et grâce au gaz naturel liquéfié venant des États-Unis. A l'inverse, la Chine a davantage cherché à bénéficier des approvisionnements gaziers et pétroliers russes et iraniens.
Je rappelle que la Chine et l'URSS avaient la même taille économique en 1991. Aujourd'hui, l'économie russe représente 1/10ème de l'économie chinoise. Des racines idéologiques unissent « l'amitié sans limites » entre ces deux pays. Plutôt qu'une relation d'ennemis, je vois plutôt un discours de rapprochement. Le pays ayant le moins évolué depuis la guerre froide est précisément la Chine. Le XXème congrès du Parti communiste chinois est tout sauf le pendant du XXème congrès du parti communiste de l'Union soviétique. Il n'y pas eu l'équivalent d'une déstalinisation mais bien plutôt une réaffirmation du marxisme léninisme.
La question sur le réarmement allemand est une excellente question. Je ne saurais pas l'expliquer comme un historien. J'aurais néanmoins quelques remarques qui peuvent être utiles pour analyser la situation actuelle. L'Allemagne sort de la Première Guerre mondiale sans un seul carreau cassé sur son territoire. Sa base industrielle n'est pas détruite. C'est la même situation pour la Russie aujourd'hui. Même avec un arrêt des combats en Ukraine, il y aurait donc persistance de la menace russe. Par ailleurs, je rappelle qu'il y a eu une coopération germano-soviétique très importante en matière de réarmement. En parallèle, si la France a décidé de se réarmer militairement à partir du milieu des années 1930, elle a connu de grandes difficultés à l'accompagner d'un réarmement moral et intellectuel.
Je rejoins votre analyse sur l'Indopacifique. Aux yeux des États-Unis, nous pouvons difficilement être crédibles sur notre capacité à modifier l'environnement stratégique en Indopacifique alors que nous avons dû nous retirer d'Afrique et ne sommes présents qu'en Méditerranée occidentale et bien moins en Méditerranée orientale. Dès lors, le grand sujet stratégique sur lequel il faudrait nous repencher est celui de la Méditerranée - occidentale, centrale et orientale.
L'IFRI a un budget annuel de 7 millions d'euros, avec 56 salariés. Nous avons décroché par rapport aux autres think tanks européens. Or, qui tient les think tanks tient le récit. Le récit est aujourd'hui en train de changer de mains. Le soutien à ces instituts est donc fondamental. J'observe néanmoins une tendance à percevoir les centres de recherches comme des vecteurs d'influence, au sens donné par la revue nationale stratégique. Ce n'est cependant pas le coeur de notre travail. Je suis très attentif à la nécessité d'un déport car je considère que notre travail relève de la première fonction stratégique, à savoir la connaissance, la compréhension et l'anticipation. Il y a une très grande difficulté à prendre en compte nos travaux quand ceux-ci sont dissonants. Or, je ne crois pas que nous nous soyons trompés sur la Russie depuis 2014, voire depuis 2008.
On assiste en effet à un encerclement de l'Europe par la Russie, formant une boucle de l'Arctique jusqu'à l'Afrique du Nord, le Sahel et désormais l'Afrique noire. L'effet produit par rapport aux moyens mobilisés est remarquable d'efficacité. Cela nous renvoie inversement à la faiblesse des moyens que nous consacrons aux stratégies indirectes.
Je parle davantage de guerre cognitive que de guerre informationnelle. Des applications comme TikTok agissent sur les cerveaux de notre jeunesse. Cette mise en données du monde est en train de régir nos comportements de consommateurs comme nos comportements politiques. La guerre cognitive renvoie à la notion soviétique de « mesures actives ». Il me semble notamment qu'il y a une corrélation entre les prises de parole de diplomates russes sur les chaines européennes d'information en continu et les évolutions de la situation sur le front ukrainien. Je note d'ailleurs que les diplomates européens n'ont pas le loisir quant à eux de s'exprimer sur les chaines d'information russes.
S'agissant de la lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux, l'IFRI avait participé à l'initiative Stop-djihadisme. Je ne suis pas certain que la démarche « top down » soit la plus pertinente. Une des idées intéressantes du rapport Gassilloud sur la résilience nationale était d'inverser l'approche et de considérer que la lutte contre les fake news doit passer par un engagement citoyen. Je rejoins ce rapport sur ce point.
Dans une note de janvier dernier, intitulée « La cohérence sans l'abondance ? La nouvelle programmation militaire se dessine », la FRS loue le choix du Gouvernement d'avoir préféré la cohérence et la réactivité au volume et à l'endurance. Pensez-vous que cette cohérence permettra à la France de rester fiable et crédible aux yeux de pays avec des appareils de défense aux choix stratégiques différents ? Quel regard portez-vous sur les liens existant entre vos centres de recherches et les travaux de notre commission ?
Vous avez évoqué la nécessité d'un réarmement moral, l'importance de l'endurance et mentionné la guerre cognitive. Dans son discours aux armées le 13 juillet dernier, le Président de la République a annoncé le doublement de la réserve opérationnelle. On constate en Ukraine l'importance jouée par la résistance de la population dans la défense du pays. Que pensez-vous de cette annonce ? Dans de nombreux domaines (crise sanitaire, climat...), il apparait difficile de mobiliser les esprits sans dramatiser voire hystériser le débat ? Concrètement, comment ce réarmement moral peut-il se matérialiser ?
Je voudrais remercier de manière appuyée les deux intervenants. Ces auditions ont parfois beaucoup plus d'intérêt que les auditions institutionnelles et amènent à bien plus d'informations et de réflexions.
Je voudrais revenir sur les modifications du comportement des États-Unis sous les trois présidences américaines dernières. Sous la présidence Obama, les États-Unis ne sont finalement pas intervenus en Syrie après l'utilisation des armes chimiques, contrairement à l'engagement pris. La France s'est alors trouvée particulièrement isolée. Ce non-respect de l'engagement américain n'a-t-il pas encouragé Poutine à intervenir en Ukraine ? Compte tenu de la fragilité actuelle de la démocratie américaine, cette nouvelle confiance dans l'engagement des États-Unis pour l'Europe est-elle durable ?
Je vous remercie également pour vos analyses, qui sont toujours très intéressantes. Je souhaiterais connaitre votre analyse sur la situation en Afrique et sur la présence de Wagner au Burkina Faso, au Mali et peut être demain au Tchad. Le voyage du Président de la République en Afrique n'est apparemment pas un succès pour les populations. Qu'est-ce que la France a raté pour en arriver à être chassée de certains pays d'Afrique ? Cela aura-t-il une incidence sur les analyses faites par nos états major et nos militaires ?
Le Président de la République a rappelé à plusieurs occasions qu'il avait l'ambition de disposer d'un format complet d'armée. Selon vous, est-ce souhaitable et possible ? Cela ne nous amènerait-il pas à disposer d'une armée échantillonnaire ?
Je vous remercie pour la qualité de vos interventions respectives. Cela est même frustrant de ne pouvoir aborder ces sujets qu'en une heure et demie.
Vous avez apporté un regard historique, en insistant notamment sur les desseins néo impériaux de Vladimir Poutine. J'aurai quant à moi une analyse de la situation plus intéressée par l'importance des enjeux énergétiques. Nous devons mettre en exergue notre crédibilité technologique et financière. Nous devons également renforcer nos ambitions énergétiques. L'énergie est un enjeu majeur comme le montre la situation en mer de Chine. Dans le cas d'une attaque de Taiwan, les États-Unis interviendraient pour protéger la production de semi-producteurs de ce pays.
La dissuasion nucléaire est peu abordée dans les discussions budgétaires alors même que l'effort financier de la Nation en sa faveur est constant et relativement important. Elle représente chaque année au moins 20 % du total des crédits d'études amont. Dans son discours de Mont-de-Marsan sur la LPM, le Président de la République avait particulièrement insisté sur « les efforts considérables que nous lui consacrons » mais aussi sur l'adaptation de la dissuasion aux exigences contemporaines, son renforcement pour assurer sa robustesse et sa fiabilité ainsi que la nécessité de mieux la faire comprendre à ceux qu'elle interroge. Vous qui appartenez au cercle restreint des experts de la dissuasion, que vous suggère ce positionnement présidentiel de la dissuasion ? Faut-il y voir une évolution possible de la doctrine de communication ? Quelles sont ces menaces nouvelles ?
L'IFRI a participé l'année dernière à plus de 30 auditions parlementaires. Cela est très nouveau puisque la moyenne s'établissait précédemment à environ 10 auditions parlementaires par an. Nous observons donc une forte demande, à laquelle nous sommes très heureux de répondre. J'encourage par ailleurs les chercheurs à lire la production du Sénat et de l'Assemblée nationale. Nous manquons d'un dispositif permanent pour fournir une analyse stratégique continue. Ce ne serait pas difficile à inventer et à mettre en oeuvre. On pourrait imaginer un instrument permanent associant des centres de recherche et des parlementaires, réalisant des points stratégiques de manière continue et non pas en fonction de la production d'un livre blanc ou d'un document stratégique.
S'agissant du réarmement moral, je souhaiterais faire un rappel chronologique. En 1996, le président Chirac décide de suspendre la conscription, dont on mesure, une génération après, toutes les implications sociétales. Un désaccord franco-allemand s'est installé à cette occasion. En 2007, la révision générale des politiques publiques (RGPP) est décidée par le président Sarkozy. Nous en voyons aujourd'hui les effets, à la fois dans le domaine militaire et dans le domaine énergétique. En 2017, la revue nationale stratégique prévoyait de mettre fin à l'érosion constante des crédits de défense. Le chef d'état-major des armées insiste à juste titre dans la plupart de ses interventions sur l'importance de la force morale. À mon sens, la véritable surprise stratégique de l'année 2022 n'a pas été tant l'agression russe que la force de la résistance ukrainienne. Cette résistance a été remarquable tant en matière opérationnelle qu'en termes de mobilisation. Pour y parvenir en France, je ne pense pas que le SNU soit la réponse. Le SNU qui se profile semble consister en 15 jours censés réparer plusieurs années de non-instruction ou de non-éducation. L'adaptation de l'outil de défense mérite des débats très sérieux et très documentés.
S'agissant de Wagner au Sahel, il faut en effet établir un retour d'expériences précis de notre action. Comment une société militaire privée est-elle arrivée à produire un tel effet ? Concernant la présence militaire de la France en Afrique, je souligne que celle-ci s'opère dans des zones les moins importantes pour notre commerce extérieur. Les élites locales et les populations reprochent à la France une présence trop militarisée. L'uniforme et le régalien sont devenus trop visibles. Néanmoins, je suis assez perplexe à l'idée de faire de l'influence sans présence. Il est probablement nécessaire d'adapter notre présence, compte tenu de l'évolution des sociétés africaines et du rejet que nous connaissons. Mais plutôt que de se précipiter, il conviendrait de réfléchir à d'autres modalités de présence. C'est d'ailleurs ce qui ressort des dernières déclarations présidentielles.
Avoir une armée au format complet implique en effet de disposer d'une armée échantillonaire. On le voit bien avec le débat sur les stocks de munitions. L'IFRI a produit une note sur le sujet, qui a rencontré un certain succès. Le choix complet amène à un choix échantillonaire, qui s'explique par nos ambitions et par la nécessité de sauvegarder notre BITD. L'alternative serait d'adopter la « stratégie intégrée » choisie par le Royaume-Uni. Ce pays a décidé de sacrifier son armée de terre, ce qui explique qu'il ait pu soutenir aussi rapidement l'Ukraine en matériels. À titre personnel, je ne pense pas que ce soit un chemin souhaitable pour la France. Nous devons chercher la cohérence, plus encore que le format complet, et surtout essayer de gagner en profondeur.
Nous devrions mettre au coeur de notre stratégie les politiques en matière d'énergie et de climat, comme le font nombre de nos compétiteurs et adversaires. Depuis 1945, les pays membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies entretiennent des rapports avec les pays du Moyen-Orient reposant sur la prise d'énergies contre la vente d'armes. C'est un modèle très structurant en matière d'économie politique internationale. Seule la Russie fait exception puisqu'elle vend des armes mais n'a pas besoin de se fournir en énergie. Les puissances américaines et britanniques au XIXème et XXème siècles se sont construites à partir du pétrole. Je rappelle que l'énergie fossile représente toujours 85 % du mix énergétique mondial, soit la même proportion qu'au début des années 1990. Le pétrole reste donc central en matière stratégique. Certes, des pays comme la Chine souhaiteraient devenir de grandes puissances décarbonées. Mais même à l'horizon 2050, ces ambitions ne peuvent pas faire l'économie d'une réflexion sur l'énergie fossile. Même en arrivant à baisser la part du pétrole dans le mix énergétique à 65 % - ce qui est très ambitieux - le pétrole resterait bien une ressource stratégique incontournable.
En 2017, la notion de dissuasion conventionnelle avait été évacuée des débats. Or, je la trouve intéressante car une partie de la situation en Ukraine s'explique par le fait que les Européens, en termes conventionnels, n'ont pas été pris au sérieux par les Russes.
Si j'ai globalement approuvé les grandes lignes du projet de LPM présentées par le Président de la République, je m'empresse cependant d'ajouter que le diable se trouve dans les détails. On peut se féliciter des grandes orientations mais cela ne vaut pas approbation par avance de ce que sera le projet de loi.
Aux yeux de nos alliés, la dépense c'est bien, la présence c'est encore mieux. En dépit de la diversité des moyens permettant de nous présenter comme un allié exemplaire, le bean counting (comptage de haricots, soit l'évaluation de nos effectifs militaires) reste central dans la perception que nos partenaires ont de la France.
Vous nous faites l'honneur et l'amitié de nous solliciter fréquemment pour des auditions. Je confirme que vos rapports sont précieux. Nos experts sont à votre disposition, y compris à titre personnel. La consultation informelle d'un expert de la FRS sur un sujet précis est gracieuse.
La crise de septembre 2013, après l'utilisation d'armes chimiques en Syrie, est un Suez à l'envers. Cela a été un choc pour la France, le président François Hollande évoquant encore régulièrement cet épisode. Je me méfie de l'argument selon lequel ce précédent aurait été un encouragement pour Vladimir Poutine à intervenir en Ukraine. L'idée d'une faiblesse ou d'un manque de résolution occidentale provient de l'accumulation de non décisions, de pusillanimité, d'hésitations, de retraits... Je pense donc qu'il s'agit d'un argument cumulatif.
Pour rendre audible le récit français, je crois que nous gagnerions à ne pas répéter sans arrêt que le retrait américain est inévitable. Nous ne convaincrons pas nos partenaires de l'urgence de l'Europe de la défense en répétant cet argument.
La Grèce a avant tout besoin d'être rassurée sur le fait qu'elle n'est pas seule. Un accord de défense a aussi des aspects politiques et psychologiques. Je crois savoir que l'état-major des armées a su prendre en compte cette nouvelle réalité politico-juridique. Il a raison d'anticiper la possibilité d'une crise majeure dans laquelle la France serait impliquée, y compris par des combats de haute intensité.
Je partage l'opinion de Thomas Gomart sur le format des armées. L'échantillonnage a ses vertus et l'importance réside dans la cohérence. L'abandon de capacités n'est pas une option pour la France. Après l'avoir coupé, un bras ne repousse pas. Les Britannique l'ont appris à leurs dépens.
Taiwan n'a jamais été un enjeu énergétique et n'est devenu un enjeu majeur sur le plan économique et technologique que très récemment. L'entreprise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) était encore un nain il y a quelques années. Un débat existe sur les capacités que TSMC pourrait transférer sur le territoire des États-Unis. Certaines analyses font valoir que la présence de TSMC sur le territoire de Taiwan joue le rôle d'une police d'assurance pour la sauvegarde de l'intégrité de ce pays. Pour les États-Unis, Taiwan constitue surtout un enjeu réputationnel sur leur capacité à maintenir leurs engagements de défense en Asie-Pacifique. Il s'agit d'un enjeu stratégique avant d'être un intérêt économique.
Sur la dissuasion, l'adaptation doit passer par le développement des défenses anti-missiles et anti-aériennes mais aussi par la deuxième génération d'armes nucléaires sans essai. Je ne vois pas de raison pour qu'il y ait un changement de doctrine, celle-ci étant déjà assez souple à de nombreux points de vue. En revanche, je suis toujours extrêmement perplexe et critique sur l'idée de faire preuve de « pédagogie » en matière de dissuasion. Ce mot est à éviter, en politique étrangère comme en politique intérieure. Nous ne sommes pas dans une salle de classe ; nos concitoyens et nos alliés ne sont pas des élèves.
Je vous remercie tous les deux pour vos présentations et pour le temps que vous nous avez consacré. Si nous avons besoin pour nos travaux d'auditions institutionnelles, il est toujours utile également de sortir des sentiers battus. Nous avons pu le faire ce matin grâce à vous. Cette réunion aura permis, j'en suis certain, de nourrir les réflexions individuelles et collectives de notre commission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.