Intervention de Bruno Tertrais

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 mars 2023 à 9h30
Audition conjointe de Mm. Thomas Gomart directeur de l'institut français des relations internationales ifri et bruno tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique frs sur les enjeux de la loi de programmation militaire

Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) :

Je me joins à mon collègue Thomas pour vous remercier pour votre présence, surtout après la nuit très courte que certains d'entre vous ont passée !

Ayant eu la chance d'être associé, parfois de très loin et parfois de tout près, à la plupart des exercices de réflexion stratégique et d'élaboration des lois de programmation militaire depuis plus de 25 ans, il me semble qu'il y a en général trois pièges à éviter. Le premier serait de considérer que le monde est par nature plus dangereux, plus imprévisible et plus instable qu'il ne l'était il y a cinq ou six ans. Raymond Aron nous invitait à nous méfier de « l'illusion rétrospective de la stabilité ». Contrairement à ce que beaucoup affirment, la guerre froide n'était pas une période plus stable qu'aujourd'hui.

Cette première erreur nous conduirait à tomber dans un deuxième piège, celui consistant à en faire toujours plus. Ainsi, le critère des 2 % du PIB consacré à la défense ne serait même pas suffisant. Je suis méfiant vis-à-vis de ce critère. Il n'a à mon avis aucun sens. Par ailleurs, il me semble difficile à nos concitoyens d'accepter beaucoup plus que ce qui est envisagé aujourd'hui par nos autorités politiques. La notion d'acceptabilité sociétale de l'effort de défense, dans le contexte actuel, doit être mesurée à l'aune de ce que nous voulons avoir comme esprit de défense.

Le troisième piège est évident et consisterait à préparer la guerre d'aujourd'hui et non celle de demain. C'est un piège classique.

J'en viens aux conséquences de la guerre en Ukraine. Évoquer ces conséquences impliquerait que nous sommes déjà dans « l'après ». Or, nous ne savons pas quand sera cet après, ni même s'il y en aura un. Le scénario d'une Russie en guerre permanente, pour très longtemps, nous interdirait de nous projeter après la fin de la guerre en Ukraine. Dans le meilleur des cas, la Russie serait affaiblie militairement mais elle serait encore revanchiste et constituerait toujours un problème stratégique pour l'Europe.

Nous sommes face à une translation vers l'est de la défense collective de l'Europe. Demain la défense de l'Europe se fera sur le Don et non plus sur le Rhin. Nous n'aurons plus à imaginer une défense de l'Europe à deux étapes du Tour de France mais - je crois - à cinq ou six étapes. Cela fait une grande différence. Certes, nous ne sommes pas menacés de manière semblable à l'Ukraine. Mais cela s'explique plus par des raisons géographiques que par notre possession de la force nucléaire, présentée par certains comme un totem.

S'agissant de la présence américaine en Europe, il existe trois récits erronés. Le premier est le récit français : depuis 70 ans, nous répétons que les États-Unis sont en train de quitter l'Europe. Or, les Américains sont toujours présents et, même, ils reviennent. Le pivot vers l'Asie annoncé par Barack Obama a induit en erreur de nombreux responsables français. Le deuxième récit erroné est le récit allemand, qui prévoit que les États-Unis seront toujours en Europe. Or, cet excès de confiance a été érodé par la présidence Trump. Le troisième récit erroné est le récit polonais, qui juge que tant que des forces américaines seront présentes sur son sol, sa sécurité sera garantie. Il ne faudrait néanmoins qu'un tweet du futur président des États-Unis pour balayer la crédibilité de l'engagement américain à défendre l'Europe - soldats américains en Pologne ou non. Nous n'avons aucune garantie sur le fait que le président des États-Unis qui sera élu en janvier 2025 souhaitera maintenir les réflexes transatlantiques de l'administration Biden.

Nous sommes par ailleurs confrontés à un deuxième problème : le risque d'une crise soudaine en Asie. La plupart des spécialistes de la Chine et de Taïwan estiment qu'il est encore improbable d'imaginer que Pékin veuille se saisir de Taipei par la force dans les deux à trois prochaines années. Mais il serait à l'inverse imprudent pour nous Européens de parier sur l'absence de surprise venant de Chine dans les cinq ans.

Pour la France, le choix fondamental est de trouver un équilibre entre l'OTAN (au sein de laquelle nous souhaitons être un allié exemplaire, pour citer la RNS) et le reste de nos engagements et de nos intérêts. Si nous voulons convaincre nos alliés européens de l'autonomie stratégique de l'Europe, nous devons donner des preuves d'amour envers l'OTAN.

Le choix qui se dessine pour la future LPM est celui de ne pas tout miser sur l'Est. S'il apparait difficile, ce choix me semble sage et raisonnable. Les raisons en sont nombreuses.

Tout d'abord, nous ne sommes pas en première ligne face à la menace militaire russe en Europe. Deuxièmement, la France a d'autres responsabilités, qui lui sont spécifiques. Au Moyen-Orient, nous sommes engagés dans trois accords de défense - et celui avec les Émirats arabes unis est particulièrement contraignant. Nous avons aussi passé des accords avec des pays africains, avec la Grèce, sans oublier notre engagement dans l'Indopacifique, ainsi que nos outre-mer. Pour ce qui s'agit du territoire national, nous ne pouvons pas abandonner nos responsabilités. Pour les accords de défense, nous ne devrions pas revenir sur nos engagements car nous devons respecter notre signature. S'agissant de l'Indopacifique - associé souvent dans le discours du Président de la République à nos outre-mer - l'importance économique et stratégique croissante de la région et la situation de nos territoires ultramarins justifient à mon sens un réinvestissement dans les moyens permettant de garantir la sécurité et la souveraineté de nos territoires. La Chine n'est évidemment pas une menace militaire directe pour la France. Son intention d'étendre sa domination dans le Pacifique occidental est toutefois chaque jour plus avérée. Le développement des marines hauturières dans la région sera un défi pour la France. Je rappelle que deux bâtiments militaires iraniens ont été aperçus en décembre dernier traversant la zone économique exclusive (ZEE) de la Polynésie française. Cela annonce surement d'autres manifestations de puissances émergentes. Le renforcement qualitatif de nos forces de souveraineté, qui devrait se traduire par la mise en service de nouveaux patrouilleurs outre-mer, fait partie selon moi des urgences difficilement contestables. La consolidation de nos principaux partenariats dans la zone indopacifique, et notamment la « diagonale du Rafale » avec les Émirats arabes unis, l'Inde et l'Indonésie, contribuera à mon sens à assoir une politique française indépendante dans la région.

La troisième raison qui doit nous inciter à ne pas tout parier sur le retour à l'est est que nous avons d'autres moyens de démontrer que nous sommes des alliés exemplaires au sein de l'OTAN. La consolidation sur le flanc est de l'alliance atlantique, notre effort de défense et notre dissuasion nucléaire font partie des éléments sur lesquels nous devons aussi insister. Je voudrais souligner que l'exemplarité ne se décrète pas. Dans la revue nationale stratégique de novembre 2022, il est indiqué que la France est un allié exemplaire au sein de l'OTAN. Cette phrase m'a laissé perplexe. L'exemplarité est comme la beauté pour Oscar Wilde : elle se trouve dans les yeux de l'autre. La France se veut un allié exemplaire mais nous ne pouvons pas décréter notre exemplarité. Je pense que la France est en effet un allié exemplaire mais ce n'est pas à nous de le décréter.

La quatrième raison a trait au renouvellement de nos moyens de dissuasion. Nous serons confrontés dans les années à venir à une bosse budgétaire significative, avec notamment la construction de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engin de troisième génération (SNLE 3G). Selon la presse, le Président de la République aurait décidé de mettre trois SNLE à la mer simultanément. Cela n'avait pas été fait depuis quarante ans. La mise sous tension du système est un signal très utile, que nous sommes les seuls avec les Américains à pouvoir envoyer - notre partenaire britannique est à mon sens incapable de le faire. Surtout, si l'on veut garantir un ou deux SNLE en permanence à la mer, le format de quatre SNLE est incontournable. L'idée que le nucléaire crée mécaniquement un effet d'éviction sur les autres grands équipements conventionnels n'est pas démontrée. Il ne faut pas négliger les bénéfices indirects de la dissuasion. Un abandon de cette mission conduirait par exemple à la suppression immédiate de deux voire trois sous-marins nucléaires d'attaque (SNA). La notion d'effet d'éviction mériterait donc d'être interrogée.

Enfin, il faut saluer l'idée consistant à consentir des efforts nouveaux sur l'axe vertical de la défense et de la sécurité. Cet axe passe de la maitrise des fonds marins à l'espace extra atmosphérique, en passant par la capacité cyber offensive, sans oublier la concrétisation de la nouvelle fonction stratégique d'influence.

En raison de ces cinq arguments, le choix consistant à privilégier la diversité plutôt que le retour vers l'est me semble raisonnable. On peut débattre à l'envie des notions de cohérence et de réactivité en les mettant en regard des enjeux de volume et d'endurance. Il est vrai que nous avons appris, grâce à la guerre en Ukraine, que les munitions sont également un enjeu pour nous. Il faut anticiper ce que nous pourrions avoir à consommer comme munitions mais également ce que nous pourrions avoir à proposer à nos partenaires et alliés dans de futurs conflits.

Une autre hypothèse stratégique ne doit pas être négligée. Nous pourrions vivre une crise majeure avec un de nos alliés en Méditerranée orientale. Du fait de notre accord avec la République hellénique, une attaque contre la Grèce nous conduirait à nous séparer de nombre de nos alliés, y compris les plus proches. La France ne serait pas forcément la seule à défendre la Grèce si son territoire souverain était menacé. Mais une crise majeure s'ouvrirait au sein de l'alliance atlantique.

Le pari fait par l'exécutif avec cette LPM est donc plutôt raisonnable et exigera de notre part de montrer que nous pouvons être un allié exemplaire, même sans un grand volume de forces, pour la défense immédiate des frontières de l'Europe. Je termine en précisant que pour atteindre l'ambition d'être une puissance d'équilibres, les moyens de la diplomatie sont au moins aussi importants que ceux de la défense. Je regrette que la diplomatie ait été trop longtemps le parent pauvre des budgets des dernières années.

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