Intervention de Thomas Gomart

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 mars 2023 à 9h30
Audition conjointe de Mm. Thomas Gomart directeur de l'institut français des relations internationales ifri et bruno tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique frs sur les enjeux de la loi de programmation militaire

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

La Pologne a très bien intégré notre grande difficulté à produire en Europe et aux États-Unis. C'est la raison pour laquelle elle s'est tournée vers la Corée du Sud pour sa fourniture de chars, de canons et d'avions. Par ailleurs, il n'y a plus désormais pour eux de limite au réarmement. C'est une grande différence avec nous. La Pologne considère que le contexte historique est idéale pour se doter enfin d'une politique étrangère et de défense autonomes et d'imprimer sa marque dans l'Union européenne, une génération après son entrée dans l'UE et dans l'OTAN. Elle considère que la dynamique historique est de son côté.

L'appréciation de la convergence entre la Chine et la Russie est un des grands enjeux du moment. Il sera tout particulièrement utile de mesurer l'intégration de la Russie au système énergétique chinois. La principale conséquence de la guerre d'Ukraine est le découplage énergétique entre la Russie et l'Union européenne. Des blocs énergétiques se sont constitués et la sécurité énergétique redevient un sujet pour l'OTAN. La compensation de la perte de l'approvisionnement en gaz russe s'est faite un peu grâce aux importations de gaz d'Algérie et du Qatar mais surtout grâce au gaz en provenance de Norvège et du Royaume-Uni, et grâce au gaz naturel liquéfié venant des États-Unis. A l'inverse, la Chine a davantage cherché à bénéficier des approvisionnements gaziers et pétroliers russes et iraniens.

Je rappelle que la Chine et l'URSS avaient la même taille économique en 1991. Aujourd'hui, l'économie russe représente 1/10ème de l'économie chinoise. Des racines idéologiques unissent « l'amitié sans limites » entre ces deux pays. Plutôt qu'une relation d'ennemis, je vois plutôt un discours de rapprochement. Le pays ayant le moins évolué depuis la guerre froide est précisément la Chine. Le XXème congrès du Parti communiste chinois est tout sauf le pendant du XXème congrès du parti communiste de l'Union soviétique. Il n'y pas eu l'équivalent d'une déstalinisation mais bien plutôt une réaffirmation du marxisme léninisme.

La question sur le réarmement allemand est une excellente question. Je ne saurais pas l'expliquer comme un historien. J'aurais néanmoins quelques remarques qui peuvent être utiles pour analyser la situation actuelle. L'Allemagne sort de la Première Guerre mondiale sans un seul carreau cassé sur son territoire. Sa base industrielle n'est pas détruite. C'est la même situation pour la Russie aujourd'hui. Même avec un arrêt des combats en Ukraine, il y aurait donc persistance de la menace russe. Par ailleurs, je rappelle qu'il y a eu une coopération germano-soviétique très importante en matière de réarmement. En parallèle, si la France a décidé de se réarmer militairement à partir du milieu des années 1930, elle a connu de grandes difficultés à l'accompagner d'un réarmement moral et intellectuel.

Je rejoins votre analyse sur l'Indopacifique. Aux yeux des États-Unis, nous pouvons difficilement être crédibles sur notre capacité à modifier l'environnement stratégique en Indopacifique alors que nous avons dû nous retirer d'Afrique et ne sommes présents qu'en Méditerranée occidentale et bien moins en Méditerranée orientale. Dès lors, le grand sujet stratégique sur lequel il faudrait nous repencher est celui de la Méditerranée - occidentale, centrale et orientale.

L'IFRI a un budget annuel de 7 millions d'euros, avec 56 salariés. Nous avons décroché par rapport aux autres think tanks européens. Or, qui tient les think tanks tient le récit. Le récit est aujourd'hui en train de changer de mains. Le soutien à ces instituts est donc fondamental. J'observe néanmoins une tendance à percevoir les centres de recherches comme des vecteurs d'influence, au sens donné par la revue nationale stratégique. Ce n'est cependant pas le coeur de notre travail. Je suis très attentif à la nécessité d'un déport car je considère que notre travail relève de la première fonction stratégique, à savoir la connaissance, la compréhension et l'anticipation. Il y a une très grande difficulté à prendre en compte nos travaux quand ceux-ci sont dissonants. Or, je ne crois pas que nous nous soyons trompés sur la Russie depuis 2014, voire depuis 2008.

On assiste en effet à un encerclement de l'Europe par la Russie, formant une boucle de l'Arctique jusqu'à l'Afrique du Nord, le Sahel et désormais l'Afrique noire. L'effet produit par rapport aux moyens mobilisés est remarquable d'efficacité. Cela nous renvoie inversement à la faiblesse des moyens que nous consacrons aux stratégies indirectes.

Je parle davantage de guerre cognitive que de guerre informationnelle. Des applications comme TikTok agissent sur les cerveaux de notre jeunesse. Cette mise en données du monde est en train de régir nos comportements de consommateurs comme nos comportements politiques. La guerre cognitive renvoie à la notion soviétique de « mesures actives ». Il me semble notamment qu'il y a une corrélation entre les prises de parole de diplomates russes sur les chaines européennes d'information en continu et les évolutions de la situation sur le front ukrainien. Je note d'ailleurs que les diplomates européens n'ont pas le loisir quant à eux de s'exprimer sur les chaines d'information russes.

S'agissant de la lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux, l'IFRI avait participé à l'initiative Stop-djihadisme. Je ne suis pas certain que la démarche « top down » soit la plus pertinente. Une des idées intéressantes du rapport Gassilloud sur la résilience nationale était d'inverser l'approche et de considérer que la lutte contre les fake news doit passer par un engagement citoyen. Je rejoins ce rapport sur ce point.

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