Intervention de Thomas Gomart

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 mars 2023 à 9h30
Audition conjointe de Mm. Thomas Gomart directeur de l'institut français des relations internationales ifri et bruno tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique frs sur les enjeux de la loi de programmation militaire

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

L'IFRI a participé l'année dernière à plus de 30 auditions parlementaires. Cela est très nouveau puisque la moyenne s'établissait précédemment à environ 10 auditions parlementaires par an. Nous observons donc une forte demande, à laquelle nous sommes très heureux de répondre. J'encourage par ailleurs les chercheurs à lire la production du Sénat et de l'Assemblée nationale. Nous manquons d'un dispositif permanent pour fournir une analyse stratégique continue. Ce ne serait pas difficile à inventer et à mettre en oeuvre. On pourrait imaginer un instrument permanent associant des centres de recherche et des parlementaires, réalisant des points stratégiques de manière continue et non pas en fonction de la production d'un livre blanc ou d'un document stratégique.

S'agissant du réarmement moral, je souhaiterais faire un rappel chronologique. En 1996, le président Chirac décide de suspendre la conscription, dont on mesure, une génération après, toutes les implications sociétales. Un désaccord franco-allemand s'est installé à cette occasion. En 2007, la révision générale des politiques publiques (RGPP) est décidée par le président Sarkozy. Nous en voyons aujourd'hui les effets, à la fois dans le domaine militaire et dans le domaine énergétique. En 2017, la revue nationale stratégique prévoyait de mettre fin à l'érosion constante des crédits de défense. Le chef d'état-major des armées insiste à juste titre dans la plupart de ses interventions sur l'importance de la force morale. À mon sens, la véritable surprise stratégique de l'année 2022 n'a pas été tant l'agression russe que la force de la résistance ukrainienne. Cette résistance a été remarquable tant en matière opérationnelle qu'en termes de mobilisation. Pour y parvenir en France, je ne pense pas que le SNU soit la réponse. Le SNU qui se profile semble consister en 15 jours censés réparer plusieurs années de non-instruction ou de non-éducation. L'adaptation de l'outil de défense mérite des débats très sérieux et très documentés.

S'agissant de Wagner au Sahel, il faut en effet établir un retour d'expériences précis de notre action. Comment une société militaire privée est-elle arrivée à produire un tel effet ? Concernant la présence militaire de la France en Afrique, je souligne que celle-ci s'opère dans des zones les moins importantes pour notre commerce extérieur. Les élites locales et les populations reprochent à la France une présence trop militarisée. L'uniforme et le régalien sont devenus trop visibles. Néanmoins, je suis assez perplexe à l'idée de faire de l'influence sans présence. Il est probablement nécessaire d'adapter notre présence, compte tenu de l'évolution des sociétés africaines et du rejet que nous connaissons. Mais plutôt que de se précipiter, il conviendrait de réfléchir à d'autres modalités de présence. C'est d'ailleurs ce qui ressort des dernières déclarations présidentielles.

Avoir une armée au format complet implique en effet de disposer d'une armée échantillonaire. On le voit bien avec le débat sur les stocks de munitions. L'IFRI a produit une note sur le sujet, qui a rencontré un certain succès. Le choix complet amène à un choix échantillonaire, qui s'explique par nos ambitions et par la nécessité de sauvegarder notre BITD. L'alternative serait d'adopter la « stratégie intégrée » choisie par le Royaume-Uni. Ce pays a décidé de sacrifier son armée de terre, ce qui explique qu'il ait pu soutenir aussi rapidement l'Ukraine en matériels. À titre personnel, je ne pense pas que ce soit un chemin souhaitable pour la France. Nous devons chercher la cohérence, plus encore que le format complet, et surtout essayer de gagner en profondeur.

Nous devrions mettre au coeur de notre stratégie les politiques en matière d'énergie et de climat, comme le font nombre de nos compétiteurs et adversaires. Depuis 1945, les pays membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies entretiennent des rapports avec les pays du Moyen-Orient reposant sur la prise d'énergies contre la vente d'armes. C'est un modèle très structurant en matière d'économie politique internationale. Seule la Russie fait exception puisqu'elle vend des armes mais n'a pas besoin de se fournir en énergie. Les puissances américaines et britanniques au XIXème et XXème siècles se sont construites à partir du pétrole. Je rappelle que l'énergie fossile représente toujours 85 % du mix énergétique mondial, soit la même proportion qu'au début des années 1990. Le pétrole reste donc central en matière stratégique. Certes, des pays comme la Chine souhaiteraient devenir de grandes puissances décarbonées. Mais même à l'horizon 2050, ces ambitions ne peuvent pas faire l'économie d'une réflexion sur l'énergie fossile. Même en arrivant à baisser la part du pétrole dans le mix énergétique à 65 % - ce qui est très ambitieux - le pétrole resterait bien une ressource stratégique incontournable.

En 2017, la notion de dissuasion conventionnelle avait été évacuée des débats. Or, je la trouve intéressante car une partie de la situation en Ukraine s'explique par le fait que les Européens, en termes conventionnels, n'ont pas été pris au sérieux par les Russes.

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