Intervention de Philippe Wahl

Commission des affaires économiques — Réunion du 15 février 2023 à 9h30
Audition de M. Philippe Wahl président-directeur général du groupe la poste

Philippe Wahl :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, rarement depuis dix ans cette audition ne sera aussi bien tombée. Confronté déjà trois fois à votre commission dans le cadre du processus de mes nominations, j'estime qu'il est très important de vous rendre compte de notre action.

En juillet 2022, quand nous avons pris la décision de réformer la lettre rouge, j'étais pleinement conscient de toucher à un objet totémique de la République et des critiques qui ne manqueraient pas d'arriver. En revanche, j'ai été très surpris de la polémique sur la distribution six jours sur sept et sur le passage quotidien du facteur. Il est faux d'affirmer que nous remettons en cause la distribution six jours sur sept et que le facteur ne passe plus tous les jours. Puisqu'il y a trois fois moins de lettres aujourd'hui qu'en 2008 (6 milliards contre 18 milliards), le facteur s'arrête nécessairement moins souvent. Mais pour chaque lettre à date, chaque journal, chaque colis, chaque lettre recommandée, chaque distribution de médicaments ou de repas, le facteur s'arrête. Toute notre stratégie repose sur une distribution six jours sur sept, avec un passage quotidien sur l'ensemble du territoire. J'ai un souvenir très précis d'une question posée par une sénatrice en 2013 lors de ma première audition devant vous sur le passage du facteur le dimanche. J'avais alors répondu ce que je réponds aujourd'hui à nouveau : s'il faut passer le dimanche compte tenu d'un besoin de la population, nous passerons le dimanche, dans les conditions propres au travail dominical.

Je le répète, La Poste reste attachée à la distribution six jours sur sept. Comme le chauffeur de bus qui s'arrête quand un passager veut descendre ou monter, La Poste s'arrête partout quand il y a un objet à distribuer. En revanche, comme pour un bus, La Poste ne s'arrête pas quand il n'y a pas de raison de s'arrêter. Notre volonté est bien de continuer la distribution six jours sur sept, à la différence des Britanniques, des Portugais, des Norvégiens et des Autrichiens qui ont adopté un système de distribution cinq jours sur sept. En 2008, quand La Poste distribuait 18 milliards de lettres, le facteur livrait 80 % des points de distribution sur le territoire contre 48 % aujourd'hui. Avec moins de lettres, il y a nécessairement moins d'arrêts.

Notre stratégie reste cependant bien de s'arrêter le plus souvent possible, grâce à la diversification de nos services. À la distribution de la lettre, nous avons ajouté les colis ou encore les visites de lien social. Dans la Mayenne, nous avons passé un accord avec le conseil départemental pour que les facteurs, avec l'aide à domicile en milieu rural (ADMR), réalisent les visites de convivialité sociale décidées dans le PLFSS 2023 pour les bénéficiaires de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA). Plus la Poste s'arrête, plus cela nourrit les tournées des facteurs et plus cela protège l'emploi. J'invite les élus que vous êtes à favoriser les autres volumes d'affaires que les facteurs peuvent apporter en plus de la lettre. L'avenir des emplois de facteurs ne passera pas par la lettre.

La Poste n'a aucune intention de remettre en question les « quartiers lettres » des facteurs, c'est-à-dire les tournées attribuées à un facteur dans un village ou un quartier précis. En ce moment, nous connaissons une baisse de la qualité en raison de la proportion importante d'intérimaires embauchés depuis deux ans et demi du fait de la crise de la Covid. En 2023, avec le reflux de la pandémie, nous allons très sensiblement réduire le nombre d'intérimaires. Les facteurs et les clients restent très attachés au principe des « quartiers lettres ».

La polémique sur le timbre rouge m'a d'autant plus surpris que le rapport de votre commission sur l'avenir de La Poste avait souligné l'impossible soutenabilité du timbre rouge pour l'entreprise. Cette disparition sera certes un fait historique. Mais il faut rappeler les chiffres. En 2008, 4,25 milliards de lettres rouges étaient échangées contre 275 millions en 2022, dont 75 millions envoyées par des ménages. Puisque la France compte 30 millions de ménages, cela signifie qu'il n'y avait en moyenne que deux lettres rouges et demi envoyées par ménage. Pour les besoins urgents, les Français ont trouvé d'autres modes de communication. Je souligne par ailleurs que la baisse s'élève à 80 millions par an. Dans quatre ans, il ne devrait donc plus y avoir du tout de lettres rouges. En tant que chef d'entreprise, connaissant cette réalité, je devais assumer mes responsabilités et arrêter un service dont les Français ne se servent plus que très marginalement.

De plus, l'économie sur plusieurs années réalisée grâce à la fin de ce service est considérable et doit atteindre environ 500 millions d'euros. La suppression de la lettre rouge ne sonne pas le glas du service public ; il sauve le service public qui n'aura plus 500 millions d'euros à dépenser pour une lettre qui n'est plus utilisée. Ce service était cher car il impliquait 300 tournées de nuit nationales, mobilisant trois avions qui n'étaient employés que pour la lettre rouge. Enfin, ce très faible flux de lettre représentait 25 % de la dépense carbonée du courrier. Industriellement, j'assume d'avoir proposé la fin de la lettre rouge. Nous sommes face à un paradoxe que vous connaissez bien : les Français aiment la lettre rouge, mais n'en écrivent plus.

Une fois la décision prise, deux choix s'offraient à nous. Le premier consistait à supprimer complètement le service J + 1. Le deuxième était de conserver une offre pour l'envoi de messages pour le lendemain avec la « e-lettre rouge ». Cette dernière solution a été retenue. On m'oppose que ce choix crée une fracture numérique entre les personnes capables de se rendre sur internet et celles qui ne le peuvent pas. Pour répondre à cette difficulté, nous avons prévu que l'usager puisse se rendre à un bureau de poste pour faire scanner son courrier. Je sais que cette solution est compliquée, mais elle a le mérite d'exister. Entre une suppression complète du service et cette solution, nous avons préféré adopter cette solution. Si j'avais à refaire ce choix, je le referais. Pour la suite, soit nous trouverons 5 000 à 10 000 personnes qui utiliseront ce service et celui-ci sera maintenu, soit personne n'en voudra et le service sera alors supprimé. J'assume d'avoir offert une solution aux usagers. Aujourd'hui, la e-lettre rouge n'est utilisée que 3 500 fois par jour.

J'ai l'habitude depuis plus de neuf ans de vous présenter des chiffres. Pour qu'ils ne soient pas seulement théoriques, je souhaiterais les mettre en perspective. Depuis 2013, La Poste a perdu six milliards d'euros de chiffre d'affaires, soit l'équivalent de la totalité du chiffre d'affaires de la RATP ou de celui de Dassault Systèmes. Le résultat de ces pertes devient aujourd'hui concret avec la suppression du timbre rouge. Cette suppression est la traduction dans notre vie quotidienne de la division par trois des volumes de courriers échangés.

Je voudrais vous remercier de votre soutien puisque, comme vous l'avez rappelé, les aides à La Poste ne passent plus par le biais du Livret A, ni par une dépense fiscale sur la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). La totalité des aides de La Poste passent par le budget de l'État et s'élèvent à plus de 1,1 milliard d'euros par an. Je me permets de souligner, comme l'ont rappelé les rapports du Sénat et de Jean Launay de 2021, que le coût global s'élève cependant à 1,5 milliard d'euros. Contrairement à ce que certains affirment, nous sommes donc très loin de développer une stratégie de rentabilité. La rentabilité n'est pas un de mes objectifs. Je souhaiterais seulement que la compensation soit totale.

J'en viens désormais aux missions de service public de La Poste. J'étais récemment à Charleville dans les Ardennes et j'ai pu constater à quel point le passage du facteur dans le monde rural était clé. Nous venons de publier un communiqué de presse sur la signature d'un nouveau contrat tripartite triennal entre l'État, l'association des maires de France (AMF) et La Poste. Il emporte, à la demande des élus, des modifications majeures. La négociation a été très bonne, chaque partenaire cherchant à avancer sur ses propres thèmes et nous sommes tous satisfaits du résultat auquel nous sommes arrivés. Ce contrat prévoit l'ouverture dans les 18 prochains mois de 1 000 bureaux de poste le samedi ou le jour du marché en semaine. Il s'agit d'une demande récurrente de l'AMF. Nous comptons 7 500 bureaux de poste et à peu près 1 500 ne sont pas ouverts le samedi. La Poste doit ouvrir lorsqu'il y a de l'affluence. Nous nous engageons également, sous le contrôle de l'AMF, à limiter de manière considérable les fermetures intempestives de bureaux de poste. Ces fermetures intempestives sont plus nombreuses car il y a davantage de bureaux de poste où il n'y a qu'un seul agent par bureau. Nous avons en outre stabilisé les plans d'ouverture estivale. Nous intégrons dans ce contrat la notion de fréquentation et nous considérons que celle-ci devient un sujet commun entre le maire et La Poste.

Avant de terminer, je voudrais rassembler en quelques mots ce que nous avons fait depuis 10 ans. Nous sommes en train de faire prendre à 260 000 employés et à l'entreprise la plus ancienne de France un tournant stratégique. Il y a 15 ans, l'essentiel de l'activité de La Poste tournait autour de la lettre. La lettre abandonne aujourd'hui La Poste. Dans le monde entier, le volume de lettres échangées plonge. Lorsque La Poste est créée par la loi Quilès-Rocard en 1990, 70 % de son chiffre d'affaires est constitué par les lettres, contre 41 % fin 2010 et 17 % fin 2022.

Nous n'avons pas l'intention de remettre en cause la distribution du journal. En revanche, je ne peux pas vous promettre que La Poste distribue les journaux le matin, si l'on considère que le matin s'achève à midi. Dans les bouts de tournée, nous sommes au-delà de 12 heures. Les tournées se sont allongées parce qu'il y a moins de facteurs et beaucoup moins de lettres. La Poste est devenue une entreprise de colis, représentant 51 % de son chiffre d'affaires. Par définition, le colis arrive plus tard, les facteurs embauchent alors plus tard, ils rentrent donc plus tard, d'où l'allongement des tournées. En France, un peu plus d'un tiers des journaux sont distribués en kiosques, un tiers sont livrés par les porteurs et le dernier tiers par les postiers. Dans les grandes villes, il n'y a plus du tout de distribution par La Poste. En rural, les tournées commençant plus tardivement, celles-ci ne passent pas nécessairement partout avant midi. En réalité, le véritable horaire de référence n'est pas midi, mais 13 heures, soit avant le journal télévisé. Jean-Michel Baylet se plaignait que trop de journaux arrivaient par La Poste après le journal télévisé. La presse représente le tiers de nos volumes et compte pour une part majeure du déficit résiduel de nos missions de service public. À chaque exemplaire livré, nous perdons 40 centimes, même après la réforme Giannesini.

Le tournant que nous sommes en train de prendre doit nous permettre d'assurer la pérennité de l'entreprise. Cette année, nous devrions gagner plus d'un milliard d'euros. La diversification sera la seule réponse à l'attrition de notre métier historique. Le groupe s'est diversifié : colis, courriers, journaux, services. Notre offre de services, lancée parfois sous les moqueries en 2013, a réalisé en 2022 environ 700 millions de chiffre d'affaires. Nous devons encore aller plus loin s'agissant du service de livraison de repas. Partout lors de mes déplacements, je constate que ce service se développe, soit sur la base des centres communaux d'action sociale (CCAS), soit sur la base associative. Si nous devenons leaders sur la livraison de millions de repas quotidiens, alors les tournées seront sauvées. Il y a encore cinq ans, La Poste ne livrait aucun repas quotidien contre 3 millions fin 2022. Pour 2023, nous fixons un objectif de livraison de 5 millions de repas quotidiens. Dans le Blaisois, il y a aujourd'hui 7 tournées entièrement dédiées à la distribution des repas. Dans la ville de Nice, 17 tournées sont totalement dédiées aux repas.

L'avenir des facteurs passe par plus de services, plus de colis, et un peu de logistique supplémentaire. Il faut trouver avec les élus des raisons pour que La Poste s'arrête le plus souvent possible. Le service de convivialité sociale que nous assurons dans la Mayenne dans le cadre de l'APA est exemplaire : le département a ses agents, il utilise le réseau ADMR et il a recours à La Poste. Les besoins tirés du vieillissement de la population sont tels qu'il y aura des opportunités pour tout le monde. Il me semble préférable que ces services soient assurés par des factrices et des facteurs dans leurs quartiers lettres, que par une filiale d'un fonds de private equity, de quelque nationalité qu'il soit.

Deux métiers seront incontournables à développer pour 2030 et 2035. Il faut d'abord prévoir la montée en puissance des métiers de services de proximité humaine, que ce soit pour une visite de convivialité, de livraison de médicaments, de repas ou encore de prévention au travers du bien vieillir. Il faut également miser sur les métiers du numérique. Forts de la confiance qu'ils ont auprès des Français, les postiers peuvent aussi bénéficier d'une confiance numérique. Avec l'installation de 9 millions de Digipostes, nous sommes devenus le premier coffre-fort électronique de France. Nous sommes par ailleurs les seuls détenteurs d'une identité numérique substantielle. Vous avez été très attentifs au Sénat sur les difficultés du compte personnel de formation (CPF) et sur les récentes escroqueries. Avec la Caisse des dépôts et consignations, nous avons instauré entre le CPF et le client l'identité numérique de La Poste. Les escroqueries ont alors fortement diminué pour les clients disposant d'une identité numérique. Le numérique occupera une place centrale dans notre avenir. Docaposte, notre filiale numérique, a atteint environ 1 milliard d'euros de chiffres d'affaires en 2022.

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