Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous sommes aujourd'hui réunis pour tenter de mettre fin à une singularité française, que dis-je à une véritable anomalie de notre système démocratique ! En effet, comme le reconnaît le rapporteur, M. Garrec, « [...] notre Parlement [est] le dernier des grandes démocraties occidentales à ne pas être doté d'un organe parlementaire ad hoc dédié au suivi ou au contrôle des services de renseignement ».
En effet, la France ne dispose pas d'une structure parlementaire ou « paraparlementaire » de contrôle des services de renseignement. Il n'est pas souhaitable, au nom bien sûr de l'efficacité, que le Parlement s'immisce dans les affaires de renseignement, nous a-t-on souvent dit. Or la généralisation quasi totale de ce type de contrôle fait douter que l'existence d'une telle commission soit un frein à l'action des services de renseignement, ici ou ailleurs.
Sur un tel sujet, un peu d'histoire est indispensable. Toutefois, point n'est nécessaire de remonter jusqu'à l'affaire Dreyfus ou d'exposer ici ce qu'un livre récent appelle l'histoire secrète de la V e République. Il suffirait de rappeler dans l'histoire proche les nombreuses demandes des parlementaires qui ont réclamé, ici même ou à l'Assemblée nationale, voilà encore quelques mois, la création d'une telle instance parlementaire pour le renseignement.
Mes chers collègues, nos rapporteurs ont très bien relaté cette histoire, et je n'y reviendrai donc pas dans le détail. Laissez-moi toutefois évoquer un souvenir personnel.
À la lueur crépusculaire du XXe siècle finissant, j'ai eu l'honneur de présider les réunions de la commission de la défense de l'Assemblée nationale consacrées au débat et à l'adoption de la proposition de loi Quilès, Paetch, Boulaud, Sandrier, Voisin tendant à la création de deux délégations, propres à chaque chambre, chargées du suivi des services de renseignement. Cette proposition de loi, déposée le 25 mars 1999, fut adoptée par la commission de la défense et des forces armées le 23 novembre 1999. Elle est restée lettre morte, hélas ! Je me souviens aussi que le représentant du RPR, M. Galy-Dejean, avait voté contre cette proposition de loi en considérant que « la culture du renseignement en France n'avait rien de commun avec celle que connaissent d'autres pays et que les exemples étrangers n'étaient pas transposables ». Je suis heureux de constater que le RPR d'hier, devenu aujourd'hui l'UMP, a changé d'avis.
À la même époque, en février 1999, M. Vinçon, notre rapporteur pour avis d'aujourd'hui, déposait devant le Sénat une proposition de loi sur le même sujet. Celle-ci portait création de comités parlementaires à l'évaluation de la politique nationale de renseignement à l'Assemblée nationale et au Sénat. En proposant une instance dans chaque assemblée, il avait déjà raison !
Je souhaite donc reprendre cette idée, à mon avis bonne, émise naguère par M. Vinçon et par les députés déjà cités, de créer une délégation dans chaque assemblée. Mon collègue M. Peyronnet reparlera de ce point lors de l'examen de l'article unique du projet de loi en présentant une proposition concrète.
Revenons sur une histoire encore plus récente : lors du débat sur le projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme, M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, proposa, en réponse aux amendements des députés et des sénateurs, la création d'un groupe de travail réunissant les représentants des groupes parlementaires des deux assemblées et les fonctionnaires au plus haut niveau des services de renseignement.
Les conclusions de ce groupe de travail devaient être rendues avant le 15 février 2006 afin qu'une proposition de loi ou un projet de loi puisse être rapidement déposé.
Or cette promesse ne fut que partiellement tenue. S'il y a bien eu un projet de loi, déposé par M. Cuq, il n'y a pas eu de groupe de travail comprenant des parlementaires, a fortiori des parlementaires de l'opposition !
Je m'interroge : cette promesse non tenue explique-t-elle que ce projet de loi soit si peu attentif aux propositions exprimées naguère par les parlementaires ?
Pendant la dernière campagne électorale, l'heure était à la dénonciation du domaine réservé du chef de l'État. Il s'agit maintenant de confronter les promesses à la dure réalité de l'action, notamment de l'action parlementaire.
Nous ne devons pas nous contenter d'un « moignon » de commission ou d'un office quelconque donnant l'impression qu'une information est communiquée alors que le domaine du secret est étendu. Nous devons obtenir des droits nouveaux, dont de véritables capacités d'enquête et de contrôle.
Cela procède d'une gestion tout à la fois moderne et démocratique de la chose publique. Sinon, le domaine réservé du chef de l'État, condamnable et si condamné en période électorale, aura encore de beaux jours devant lui !
Bien évidemment, le travail parlementaire en ce domaine doit respecter strictement des règles et des normes différentes du travail parlementaire classique. Le secret défense s'impose à nous et nous oblige. Le maniement des informations classifiées doit bien évidemment s'effectuer avec précaution.
La difficulté du travail des parlementaires en matière de renseignement, difficulté bien connue en France et à l'étranger, réside dans la nécessité d'assurer la protection maximale des informations couvertes par le secret défense ainsi que dans une certaine culture du secret qui dépasse parfois le raisonnable.
Toutefois, nous n'acceptons pas les préjugés inutiles ou les procès d'intention : depuis 2002, le travail de la commission de vérification des fonds spéciaux accepté par la « communauté du renseignement » témoigne qu'il est possible d'oeuvrer de manière responsable et sérieuse pour le plus grand bénéfice du Parlement, du Gouvernement et des services en question.
Il faut, bien entendu, faire preuve de précaution et de vigilance. Certes, l'action et la réussite des services de renseignement dépendent en grande partie du secret qui entoure les activités de ces derniers. Néanmoins, trop de secret tue le secret, et le mystère qui accompagne trop souvent nos services de renseignement n'aboutit qu'à conforter une réputation parfois sulfureuse.
La question de la confiance mutuelle est essentielle : s'il n'y a rien de répréhensible à cacher, pourquoi prêter le flanc aux critiques ?
Il faut établir et développer une relation de confiance entre les parlementaires et les responsables des services. Je dirai également qu'il ne faut pas s'arrêter en si bon chemin. Il faut que la confiance et le respect règnent aussi entre les citoyens et tous les agents de ces services, agents qui sont avant tout au service de la République et non pas au service d'un parti ou d'un clan !
Ainsi un apport non négligeable de ce projet de loi pourrait-il être de sortir le monde du renseignement de son isolement actuel. On éviterait ainsi les malsaines tentations d'utiliser ces services à des fins partisanes ou personnelles, tentations qui font les délices d'un hebdomadaire satirique aimant bien se déchaîner quand il s'agit des barbouzes !
Je me félicite de constater qu'aujourd'hui un consensus existe et que chacun s'accorde à penser que le suivi parlementaire des services de renseignement est utile à la démocratie.
Toutefois, le Parlement se heurte aux frontières imposées par le secret défense. Il faut que cette situation évolue.
Comme les rapporteurs du Sénat l'ont signalé, à l'heure actuelle, la seule limite réelle, acceptable, à la compétence du Parlement est celle qui a été tracée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 27 décembre 2001 concernant son intervention dans les opérations en cours.
Le moment est venu de créer une instance parlementaire spécialisée ayant accès aux informations classifiées dans le cadre du strict respect de règles de confidentialité et du secret défense.
L'existence de deux délégations, une à l'Assemblée nationale et une au Sénat, pourra contribuer efficacement au développement d'une culture du renseignement en France.
L'évolution du contexte stratégique, la construction européenne, l'apparition de réseaux criminels transfrontaliers, la menace terroriste font que, à l'heure actuelle, la distinction entre les dimensions intérieures et extérieures de la sécurité nationale est devenue moins évidente, moins pertinente.
Face à des menaces opaques, multiples et diverses, l'État mobilise toute une panoplie qui comprend les moyens du ministère de l'intérieur - la Direction de la surveillance du territoire et la Direction centrale des renseignements généraux -, du ministère de la défense - la Direction du renseignement militaire, la Direction de la protection et de la sécurité de la défense et la Direction générale de la sécurité extérieure -, du ministère de la justice - section antiterroriste du parquet de Paris - et du ministère de l'économie et des finances - douanes, TRACFIN.
Face à la nouvelle donne stratégique, le renseignement est le pivot de la sécurité nationale.
Le renseignement est ce qui peut permettre une action efficace dans le domaine de la sécurité à partir d'une action de prévention, c'est-à-dire en agissant avant que la menace ou le péril ne devienne trop dangereux
Dans un cadre de mondialisation de l'économie et de relations internationales instables, le besoin de renseignements est indispensable. Il constitue le premier rempart et la première des actions destinées à protéger la population française.
Les menaces sont en constante évolution. L'efficacité de ces services se mesure à leur capacité à anticiper, à empêcher les menaces en amont, très en amont...
Il est difficile de mesurer l'efficacité et la performance de ces services. En effet, c'est quand il ne se passe rien qu'ils sont performants.
Or cet état de fait est mal accepté par les médias et par un certain public avide de sensations fortes et d'images choc.
Par ailleurs, l'opacité dans laquelle baignent les actions des services n'arrange pas les choses. La transparence démocratique sera donc la bienvenue afin d'éviter les malentendus.
Cette première ligne de défense, comme on la qualifie parfois, est constituée des services de renseignement, qui se divisent en France en service de renseignement intérieur - notamment la DST et la DCRG - et de renseignement extérieur - principalement la DGSE. Leur coordination est toujours un sujet problématique.
Si certaines structures sont chargées de cette coordination - notamment le comité interministériel du renseignement, dont le secrétariat est assuré par le Secrétariat général de la défense nationale-, celle-ci n'a aucun caractère opérationnel, la coopération entre les services reposant principalement sur les relations directes entre les cadres et les agents des différents services - cela est signalé dans le rapport Marsaud déposé à l'Assemblée nationale le 16 novembre 2005.
À l'heure actuelle, il semblerait qu'un rapprochement des services devrait prendre une dimension plus concrète avec le déménagement en cours, sur un même site, à Levallois-Perret, de la DST, de la DCRG, mais aussi de la Division nationale anti-terroriste, ou DNAT, qui traite judiciairement la majorité des dossiers de terrorisme d'origine interne dont s'occupent les renseignements généraux en matière de police administrative.
Il serait à mon avis nécessaire que l'organe parlementaire que nous allons créer puisse rapidement suivre les évolutions proposées par le pouvoir exécutif en matière de renseignement.
On voit surgir des projets de fusion des services, des instances nouvelles - conseil de sécurité nationale -, des tentatives de redéfinition des rôles entre l'extérieur et l'intérieur, la défense et la police, etc.
Des interrogations se font jour sans qu'apparaisse encore la logique de la politique à l'oeuvre. Par exemple, le déménagement de la DCRG, de la DST et d'une partie de la police judiciaire dans les locaux communs à Levallois-Perret est-il l'acte de naissance non avoué aujourd'hui d'une direction générale de la sécurité intérieure ? Voilà du pain sur la planche pour les délégations au renseignement !
En conséquence, ces délégations sont une nécessité. Cependant, pour être efficaces, elles doivent remplir certaines conditions.
Tout d'abord, l'opposition doit être représentée et l'équilibre des opinions politiques doit être respecté. L'exigence d'une composition pluraliste de la délégation parlementaire doit être pleinement assurée. Un effectif trop réduit ne permettrait pas de respecter ce principe.
Nos amendements, monsieur le secrétaire d'État, iront dans ce sens. L'idée de proposer un nombre réduit de membres pour garantir le secret, comme je l'ai entendu dire tout à l'heure par l'un de mes collègues, ne nous semble pas pertinente. Laisser entendre que le respect du secret dépend du nombre de sénateurs participant à la délégation serait faire injure à la représentation parlementaire !
Ainsi, les amendements que nous avons déposés tendent à augmenter raisonnablement le nombre des membres de la délégation, tout en respectant le principe de pluralité d'opinions en son sein.
Je souhaite dire ensuite un mot sur les missions de la délégation.
Je crains que le projet de loi ne place la future délégation dans un rôle purement passif et étroit. Au contraire, la délégation doit pouvoir jouer un rôle actif. Elle doit être un organisme parlementaire vivant et non le simple spectateur de l'action gouvernementale en matière de renseignement. Une bonne définition de sa mission est donc essentielle.
Être informé n'est pas synonyme de contrôler.
Le Parlement doit aussi étudier les questions liées à la coordination des services de renseignement, aux budgets qui leurs sont alloués et à leur utilisation. Il doit également analyser les orientations stratégiques de leur travail.
Le rayon d'action doit être élargi. Le projet de loi semble limiter énormément le champ des compétences de la délégation proposée : seuls les services de renseignement placés sous l'autorité des ministres de la défense et de l'intérieur sont inclus.
Or il est nécessaire de couvrir l'ensemble des activités de renseignement ; à cet égard, je pense en particulier aux services qui dépendent du ministère de l'économie et des finances, à savoir les douanes et TRACFIN.
Je souhaite que l'on donne la priorité à une vision globale, stratégique, du renseignement, vision susceptible de couvrir toutes ses facettes : financière, politique, militaire, économique, sanitaire, spatiale, etc.
À des menaces changeantes et protéiformes, nous devons opposer un renseignement tous azimuts capable de s'adapter en permanence, et les délégations parlementaires ad hoc doivent pouvoir y contribuer.
Voilà pourquoi, monsieur le secrétaire d'État, je soutiens aussi que cet organisme inédit et novateur doit prendre en compte le caractère interministériel du renseignement en couvrant toute l'action du Gouvernement en la matière, y compris celle du Premier ministre.
Il aura à traiter la question de la coordination des services, de leur pilotage et de la définition d'orientations stratégiques les concernant.
Il ne peut s'agir d'un simple suivi du travail des services à partir exclusivement des informations transmises par les services eux-mêmes.
Interrogeons-nous : les membres de cette instance pourront-ils demander à se faire communiquer des informations et des documents qui sembleraient utiles à leur mission ? Les ministres décideront-ils seuls des informations transmises ?
Un autre point important concerne l'augmentation des personnalités susceptibles d'être auditionnées. Nous proposerons des amendements en ce sens.
Il s'agit de permettre à cette instance de connaître, d'analyser et de suivre le développement du renseignement d'une façon globale. Elle pourra aussi, si le besoin s'en fait sentir, se pencher sur l'essor du renseignement privé.
Dans le cadre strict du respect de la loi et du secret défense, les parlementaires de la délégation doivent être libres de travailler en cherchant les informations et la documentation là où elles se trouvent : auprès des ministres, bien entendu, mais aussi auprès de toute autre personne susceptible de l'éclairer. Il n'est pas acceptable que le projet de loi interdise aux parlementaires d'entendre des personnes extérieures aux services de renseignement.
Quid des agents ayant quitté le service depuis un certain temps, monsieur le secrétaire d'État, souvent très bavards dans la presse, dans des livres ou dans des émissions de télévision, et que les membres de la délégation ne pourraient pas auditionner ?