Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 19 janvier 2023 à 9h05
Agriculture et pêche — Pac 2023-2027 green deal ukraine et inflation - communication

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin, président, rapporteur :

J'ai souhaité vous présenter une communication très détaillée sur la politique agricole commune (PAC), car la toute dernière réforme, longuement négociée entre le printemps 2018 et l'été 2021, est entrée en vigueur le 1er janvier 2023. Il me paraissait donc important de vous en fournir une brève synthèse, d'autant que nous avons effectué un important travail de suivi de ces négociations, en parfaite coopération avec nos collègues de la commission des affaires économiques. Vous vous en souvenez, entre 2017 et 2021, pas moins de quatre résolutions européennes ont été adoptées sur notre initiative par le Sénat, ainsi qu'un avis motivé au titre de la subsidiarité.

Les grandes orientations retenues, in fine, pour cette nouvelle PAC 2023-2027 ont divergé fondamentalement des positions défendues par le Sénat. Nous regrettons qu'elles aient été avalisées par les gouvernements des États membres, au premier rang desquels figurent les autorités françaises. Aucun retour en arrière n'est désormais possible.

Mon propos ne consistera donc pas à revenir sur les choix politiques qui ont été faits, mais d'insister sur des éléments nouveaux. L'entrée en vigueur de la réforme de la PAC 2023-2027 mérite tout d'abord d'être appréciée dans le contexte, en premier lieu, de la poursuite de la mise en oeuvre du Pacte vert, en second lieu, de la guerre en Ukraine, qui nécessiterait de redonner la priorité au principe de l'autonomie alimentaire.

Nous nous sommes prononcés sur ces deux questions cruciales au printemps 2022, en adoptant majoritairement, après des débats animés entre nous et sur l'initiative de la présidente de la commission des affaires économiques Sophie Primas et de moi-même, une cinquième proposition de résolution européenne. Ce texte, devenu résolution du Sénat le 6 mai 2022, visait à obtenir une réorientation de la stratégie agricole européenne, au regard du nouveau contexte géopolitique. En dernière analyse, nous avons alors posé la question de la soutenabilité économique et alimentaire des orientations agricoles du Pacte vert. Nous avons demandé, face au risque d'une diminution supérieure ou égale à 10 % de la production de certaines de nos filières agricoles essentielles, une remise à plat des stratégies « Biodiversité 2030 » et « De la ferme à la fourchette ».

Avec le recul d'une année supplémentaire, je partage avec vous le constat décevant que la Commission européenne n'a en rien modifié son approche de la PAC, malgré les interrogations sur le Pacte vert et en dépit de la guerre en Ukraine. Comme lors de la pandémie de covid-19, pendant quelques semaines la question de l'autonomie alimentaire européenne a semblé redevenir une priorité. Puis, très rapidement, le volet agricole du Green Deal est redevenu un impératif non négociable, sans même d'ailleurs faire l'objet d'une étude d'impact en bonne et due forme, dont nous attendons toujours la publication depuis de nombreuses années.

Les grands équilibres du budget pluriannuel de la PAC s'apprêtent à être littéralement rongés par la récente poussée inflationniste. En effet, le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 a été arrêté en euros courants, avec un taux d'inflation annuel compris entre 0 % et 2 % ; or le rythme actuel de la hausse des prix évolue autour de 10 % dans la plupart des États membres. Les économistes de la Banque centrale européenne (BCE) n'envisagent pas de retour à la normale avant 2025. Finalement, le groupe de réflexion Farm Europe a estimé à 22 % la perspective d'une diminution du budget de la PAC sur la période 2021-2027, en termes réels, par rapport à 2020.

Telles sont les grandes lignes du sombre panorama que je tenais à vous présenter. Nous devons affronter ces réalités avec lucidité pour envisager la suite de nos actions. Il ne s'agit plus désormais de la réforme de la PAC 2023-2027, qui est tranchée, mais il nous appartient encore de nous positionner sur la révision du CFP, ainsi que sur le volet agricole du Green Deal.

Le Pacte vert représente, selon moi, l'équivalent d'une nouvelle réforme de la PAC. Il n'y aura donc pas une réforme, mais deux en même temps ! Nous n'en avons pas véritablement conscience.

On se souvient que la nouvelle PAC 2021-2027 a été conçue autour de cinq grands axes : un renforcement prioritaire des ambitions environnementales ; un nouveau mode de mise en oeuvre, supposé permettre une plus grande simplicité et efficacité grâce à davantage de subsidiarité ; un meilleur ciblage des aides, au travers du plafonnement sous condition à 100 000 euros par exploitation, conjugué à un soutien accru aux jeunes agriculteurs ; la promotion de la recherche et des innovations technologiques ; tout ceci conjugué à une baisse sensible en termes réels du budget de la nouvelle PAC 2021-2027, baisse déjà estimée par le groupe de réflexion Farm Europe à 10 %, avant même la récente poussée inflationniste constatée depuis l'hiver 2022, laquelle se traduirait, on l'a vu, par une diminution supplémentaire de 22 %.

Sans revenir sur le détail de nos quatre résolutions européennes antérieures, cette réforme de la PAC 2021-2027 diverge fondamentalement, sur trois points essentiels, des orientations défendues par le Sénat.

Premièrement, l'objectif principal de la réforme, au-delà de l'ambition environnementale, porte sur le nouveau mode décentralisé de mise en oeuvre, ou New Delivery Model, de la politique agricole commune. L'approche uniforme prévalant depuis 1962 a été délaissée au nom de davantage de subsidiarité : des plans stratégiques doivent être élaborés par les États membres, puis validés par la Commission. Ce modus operandi est supposé simplifier le coeur de la PAC, en retenant une approche par les résultats plutôt que par les moyens.

Il en découle un risque préoccupant de distorsions de concurrence supplémentaires au sein du marché unique. Le Sénat y a vu aussi un réel danger de renationalisation et de remplacement de la politique agricole commune « par vingt-sept politiques agricoles nationales » dans chacun des États membres, désormais « de moins en moins compatibles entre elles ». Enfin, ce mécanisme apparaît comme un transfert de bureaucratie, sans bénéfice pour les agriculteurs européens.

Deuxièmement, la réforme a ouvert la voie à une PAC en fait largement optionnelle. Cela sera le cas, en particulier, pour les mesures environnementales, avec un risque avéré de dumping au sein du marché unique. Certains responsables politiques d'États membres font d'ailleurs état, officieusement, de leur intention d'utiliser massivement les aides du second pilier non pas pour protéger l'environnement, mais pour amplifier les investissements dans les capacités de production. Dès lors, le risque d'une course au moins-disant environnemental apparaît bien réel, au détriment des pays de l'Union les plus vertueux, dont le nôtre.

Troisièmement, la nouvelle réforme de la PAC fait quasi l'impasse sur la question de l'équité en matière de commerce international des produits agricoles. Or le succès du Pacte vert repose sur des prix plus élevés pour rémunérer équitablement les agriculteurs européens. De nombreux consommateurs pourraient préférer des produits importés à bas coût, avec de moindres standards environnementaux. Pacte vert et frontières ouvertes sont difficiles à concilier.

On peut redouter qu'aux effets pervers de la réforme de la PAC ne viennent s'ajouter, dans un proche avenir, ceux du volet agricole du Pacte vert. De fait, l'articulation, très étroite, entre la nouvelle PAC et le Green Deal reposera sur les éléments suivants : les plans stratégiques nationaux élaborés dans le cadre de la nouvelle PAC devront être « cohérents » avec le Green Deal - à savoir, dans l'immédiat, les deux stratégies « Biodiversité » et « De la ferme à la fourchette » - et même y contribuer ; il appartiendra à la Commission européenne de contrôler cette cohérence, à l'occasion de l'approbation, puis du suivi qu'elle fera tous les deux ans, de la mise en oeuvre des plans stratégiques nationaux ; les modalités de ce contrôle n'étant pas entièrement définies, la nouvelle PAC sera susceptible d'être réévaluée a posteriori, à la faveur de nouvelles réglementations qui pourraient intervenir en plus des deux stratégies précitées ; enfin, la Commission européenne publiera en 2025 un rapport sur la cohérence des plans stratégiques nationaux au regard du Green Deal, dont certains observateurs redoutent déjà qu'il ne justifie une révision à mi-parcours, sous forme d'un durcissement, des exigences environnementales de la PAC.

J'en arrive au coeur du problème : le volet agricole du Pacte vert apparaît manifestement fondé sur l'idée de décroissance, et cette stratégie n'a été nullement remise en cause, en premier lieu, lors de la pandémie de covid-19, en second lieu, par la guerre en Ukraine.

Comment, en particulier, prévoir d'ici à 2030, donc en quelques années seulement, de renoncer à 10 % de la surface agricole utile européenne, tout en diminuant de 50 % l'utilisation des pesticides et en quadruplant, pour les porter à 25 %, les terres converties au bio, sans de facto renoncer à l'agriculture traditionnelle ?

La promotion d'objectifs environnementaux mérite d'être considérée comme une nécessité au regard des enjeux liés au changement climatique, mais elle doit se faire en cohérence avec les objectifs économiques, sociaux et géopolitiques du continent, qui requièrent la production d'une alimentation de qualité en quantité suffisante pour les Européens et le monde entier. Il n'est donc pas envisageable de se ranger à une vision décroissante de notre agriculture !

Dès le printemps 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, certains acteurs du débat public soulevaient des inquiétudes et des objections. La Commission européenne les a ignorées, donnant priorité à l'exemplarité de l'Union en matière climatique afin d'entraîner la communauté internationale, alors même que la part de l'UE dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre est seulement de 8 %.

Depuis, plusieurs études universitaires indépendantes, celles des universités de Kiel et de Wageningen en particulier, ainsi qu'une étude partielle réalisée par le propre centre de recherche de la Commission européenne, ont estimé que la mise en oeuvre des deux stratégies précitées exposerait l'Union européenne à un risque avéré de diminution de sa production agricole dans des proportions de 5 % à 20 % d'ici à 2030, voire davantage, suivant les filières et les scénarios étudiés.

La chute attendue des rendements s'ajoute à la réduction des surfaces cultivées et du volume des récoltes, le tout entraînant une diminution des revenus des producteurs. Il s'en suivrait également un fort recul des exportations européennes et surtout un développement des importations venant se substituer aux productions domestiques, devenues trop chères pour nombre de consommateurs. Il s'agirait d'un remplacement inédit de denrées produites selon le plus haut standard environnemental du monde par des productions importées, transportées sur des centaines de kilomètres, ne respectant pas nos normes exigeantes.

En outre, un déclin de la production agricole du continent mettrait à mal notre autonomie stratégique, notre indépendance alimentaire et notre capacité à nourrir les autres continents, alors même que, dans un monde incertain, l'alimentation est facteur de paix et de stabilité.

Le Gouvernement semble enfin en prendre conscience. Ainsi, la presse a publié avant-hier une note des autorités françaises, en date du 9 janvier 2023, sur les contours d'une stratégie made in Europe restant à définir. Ce document appelle les institutions européennes à renforcer la souveraineté économique de l'Union en réponse à l'Inflation Reduction Act, récemment voté par le Congrès des États-Unis. Le secteur de l'agroalimentaire s'y trouve fort opportunément mentionné parmi les leviers prioritaires destinés à soutenir les secteurs stratégiques européens. Pourtant, au-delà de cette mention bienvenue, la note des autorités françaises n'explicite pas le contenu de la stratégie agroalimentaire souhaitée. Elle se limite à l'affichage d'ambitions dénuées de moyens adaptés.

Malgré la covid et la guerre en Ukraine, la Commission européenne n'a donc pas changé de stratégie. Tout au plus a-t-elle rendu possible, simplement pour l'année 2022 et pour l'année 2023, des dérogations exceptionnelles et temporaires aux règles applicables en matière de rotation des cultures et de jachère dans le cadre de la nouvelle PAC, et encore à l'exception du maïs et du soja. Les conséquences de ces mesures ont été chiffrées, dans le seul cas de l'Allemagne, à 600 000 hectares remis en culture, permettant une production de blé supplémentaire de l'ordre de 3 millions de tonnes. C'est peu au regard des enjeux !

Le maintien du statu quo sur le volet agricole du Green Deal apparaît difficilement justifiable et même incompréhensible au regard des circonstances. En dernière analyse, l'absence de réorientation de la stratégie agricole européenne en dépit de la guerre en Ukraine semble s'expliquer, au sein du collège des commissaires, par une opposition de principe dont la constance amène à s'interroger sur sa nature idéologique.

Mes chers collègues, vous l'avez constaté : dans le domaine agricole, nous n'avons pas été entendus depuis 2017 et les parlementaires nationaux que nous sommes peuvent avoir le sentiment de crier dans le désert ! Pourtant, nous ne pouvons pas baisser les bras, et nous n'en avons d'ailleurs moralement pas le droit à l'égard de nos concitoyens. Je choisis donc de conclure cette communication sur une note optimiste, tout en dressant des perspectives de réflexion et d'action pour prochaines années.

Les faits sont têtus. La divergence que nous constatons avec les orientations défendues par le Sénat n'est peut-être pas définitive. L'expérience des derniers développements de la crise énergétique montre, en effet, que la Commission européenne, sous la pression des évènements, peut envisager finalement de rouvrir des questions longtemps considérées comme taboues, comme elle le fait face à la flambée des prix de l'électricité et du gaz. En matière agricole également, les impératifs de souveraineté et de sécurité de l'approvisionnement des consommateurs ne manqueront pas, tôt ou tard, de s'imposer, offrant alors des perspectives d'action plus favorables aux parlementaires français.

En définitive, nous devons rester extrêmement vigilants sur le volet agricole du Green Deal, par exemple en continuant à réclamer à la Commission européenne, à chaque occasion qui se présente, l'étude d'impact qu'elle n'a jamais publiée ! De la même façon, il nous faudra rester extrêmement combatifs sur le budget de la PAC, pour obtenir la revalorisation du CFP à hauteur de l'inflation.

Par là même, le Sénat honorera sa mission institutionnelle, et répondra aux attentes de nos concitoyens.

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