Intervention de Pierre Albaladejo

Commission d'enquête Pénurie de médicaments — Réunion du 1er mars 2023 à 13h35
Audition du professeur pierre albaladejo président de la société française d'anesthésie et de réanimation de mmes sophie beaupère déléguée générale d'unicancer yvanie caillé fondatrice et vice-présidente de renaloo M. Pierre Chirac de la revue prescrire et du professeur luc frimat président de la société francophone de néphrologie dialyse et transplantation

Pierre Albaladejo :

La SFAR est une société savante. Elle compte 12 000 médecins anesthésistes et 11 000 infirmiers anesthésistes. Nous sommes associés à 12 millions d'actes par an, ceux-ci couvrant pour moitié la chirurgie et pour moitié la médecine interventionnelle - cardiologie, endoscopie, etc. En outre, deux tiers des réanimateurs sont en France anesthésistes-réanimateurs.

Nos missions portent principalement sur la formation et la recherche, mais nous enregistrons également une grande production de référentiels pour cadrer les différentes pratiques et les prescriptions de médicaments.

Pourquoi notre spécialité est-elle aussi vulnérable face aux pénuries ? La majorité de nos médicaments sont matures, très vieux, très simples, peu chers et administrés volontiers par voie intraveineuse. C'est un des facteurs qui augmentent le risque de pénurie. Notre spécialité comporte également l'anesthésie pédiatrique. Or, comme vous le savez, les médicaments à destinée pédiatrique sont particulièrement vulnérables en termes de tensions et de pénuries.

Je ne remonterai pas à 2008 pour vous expliquer l'histoire des pénuries auxquelles nous avons été confrontés, mais je citerai quelques exemples. Ainsi, l'Héparine, pour ce qui est des médicaments issus de la biologie, provient de l'intestin de porc et nous cause quelques soucis puisque d'éventuelles épidémies risquent d'impacter la production de ces médicaments.

L'antidote de l'Héparine est la Protamine. La Protamine est issue du sperme de saumon. Or la seule ferme produisant du saumon pour cet usage se situait à Fukushima. On a donc des situations de pénurie ou de tension liées à des catastrophes climatiques et industrielles imprévisibles.

S'agissant des médicaments issus de la synthèse chimique, certains - extrêmement critiques -, sont d'utilisation rare et sont aussi vulnérables, comme le Dantrolène, qui permet de traiter des patients qui font une complication indésirable extrêmement rare due aux gaz anesthésiques, l'hyperthermie maligne. Le Dantrolène a été à plusieurs reprises en tension d'approvisionnement, des modifications de date de péremption nous ayant permis de garder nos stocks. Il s'agit de situations extrêmement classiques mais multiples.

Cela a-t-il des conséquences sur les patients ? La réponse est oui, et de plusieurs façons. Il s'agit rarement de pénurie pure et d'une absence totale de médicaments, mais de conséquences dans l'organisation des soins. Les soins sont complexes. Imaginez un service de réanimation, avec des infirmiers qui préparent des médicaments. Il faut une homogénéité dans les procédures de préparation, et lorsqu'on substitue un médicament à un autre, on se retrouve avec des médicaments de concentration et de pharmacocinétique différentes, ce qui pose un problème d'organisation et fait le lit de l'erreur médicamenteuse.

La densité du soin en anesthésie et réanimation fait qu'il existe un risque d'erreur. Le Comité d'analyse et de maîtrise du risque (CAMR) essaie de proposer depuis de nombreuses années des recommandations, en collaborant avec l'ANSM pour essayer de sécuriser le processus imposant l'utilisation de médicaments.

Je veux insister sur le fait qu'une fluidité dans le transfert d'informations entre les agences et les professionnels est nécessaire. C'est souvent notre pharmacien qui nous alerte sur la pénurie, avant qu'on ne reçoive la lettre de l'ANSM, la semaine suivante.

Ceci n'est pas une critique vis-à-vis de l'ANSM, qui fait un travail formidable, mais il existe un problème de structuration de l'information qui nous incite à réfléchir à la façon de modifier nos soins et nos processus au vu des crises qui se produisent.

Je voudrais également souligner le rôle des pharmaciens, qui sont nos partenaires dans cette affaire. Au CHU de Grenoble, où je travaille, c'est un plein-temps de pharmacie qui s'occupe des pénuries et de leur gestion.

En 2018-2019, la SFAR avait déjà produit une liste de médicaments que l'on peut sémantiquement qualifier de critiques, essentiels ou prioritaires. Nous ne souhaitons toutefois pas que ces listes servent à d'autres objectifs. Elles ont été établies pour appeler l'attention sur des médicaments particulièrement critiques, très vulnérables, sans lesquels on ne peut travailler.

Cette liste a été produite pour l'anesthésie et la réanimation entre 2018 et 2020, et transmise à l'ANSM. Pendant le Covid, nous avons réalisé des travaux pratiques, les cinq médicaments contingentés - Propofol, Midazolam, et trois curares - ayant été les plus impactés.

Ceci a permis de travailler avec la DGS, avec l'aide d'un mécanisme appelé « Boucle réa » qui permettait, semaine après semaine, de constater l'état des stocks avec la SFAR, la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) et la Société française de pharmacie clinique (SFPC). Les discussions ont été extrêmement intéressantes et surprenantes, car nous pensions que notre métier était connu de tous alors que ce n'est pas le cas.

La première étape a été de dresser une revue de toutes les molécules disponibles. Nous nous sommes aperçus, ce qu'on savait déjà, qu'on créait de la dégradation du soin au fur à mesure de la dénomination des médicaments qui ressortaient de nos vieux manuels, qui ont été pourtant utilisés par la DGS pour prévenir les cas de pénurie majeure, en particulier de Propofol et de Midazolam, c'est-à-dire de médicaments sédatifs.

On a ressorti de vieux médicaments, comme le Penthotal ou le Gamma-OH, qu'on n'utilise plus parce qu'ils ne correspondent plus du tout à l'organisation des soins dans laquelle on se trouve actuellement, avec l'ambulatoire ou la réhabilitation rapide après chirurgie.

Nous avons aussi participé à la discussion autour du contingentement de ces molécules en alertant la DGS sur le fait que ces médicaments n'étaient pas seulement utilisés en réanimation, mais aussi dans le cadre de gestes de chirurgie ou de médecine interventionnelle urgente, que ce soit en cancérologie, en traumatologie - même si la traumatologie avait beaucoup baissé lors du confinement.

Ainsi que je l'ai dit, un nouveau médicament dans les services crée un problème d'organisation. Les infirmiers anesthésistes de mon service ont créé une affiche pour tenter de sensibiliser les infirmiers et les professionnels sur l'arrivée d'un Propofol chinois d'une qualité équivalente dont le label était uniquement rédigé en chinois, avec une toute petite mention du nom Propofol, sans que le dosage soit indiqué. Il existe aussi une version brésilienne. Nos équipes, avec beaucoup d'humour, ont réussi à gérer ces affaires, mais cela a constitué pour nous une pression en termes de modification de l'organisation.

Pour finir, nous avons été contactés par M. François Bruneaux, de la DGS, pour déterminer une liste de médicaments essentiels faciles à produire par les professionnels. L'implication des sociétés savantes est très importante à ce sujet.

On a évoqué l'utilisation de la liste de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la liste de la Food and drug administration (FDA), qui ne correspondent pas du tout à la pratique française. Ces listes comportent des anomalies ; autant créer nos propres listes, qui correspondent à des listes ISO soins afin de conserver la qualité et la sécurité des soins que nous prodiguons actuellement.

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