Mes chers collègues, nous nous retrouvons pour une audition plénière de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments dans le cadre d'une table ronde intitulée « Regards croisés sur les pénuries de médicaments ». Vous êtes issus d'horizons différents, et c'est ce qui nous intéresse.
Aujourd'hui, nous entendons plusieurs associations ou organismes, que nous pourrions qualifier de « grands témoins » des pénuries de médicaments et de leurs conséquences.
Nous avons jusqu'à maintenant recueilli les constats et les analyses des acteurs institutionnels : l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), la Haute Autorité de santé (HAS), le Comité économique des produits de santé (CEPS) et la direction générale de la santé (DGS).
Ce sont aujourd'hui les acteurs de terrain, les usagers et prescripteurs des médicaments, issus de divers secteurs médicaux, que nous entendrons, afin de vérifier la convergence - ou la divergence - de ces constats.
Sont présents autour de la table :
- Professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation (SFAR). Votre association s'est donné pour mission de promouvoir la recherche et les bonnes pratiques dans le domaine de l'anesthésie et de la réanimation. Ce n'est hélas pas la première fois que vous tirez la sonnette d'alarme sur le sujet des pénuries de médicaments, puisque dès 2011, vous dénonciez, je cite, « l'intensification des ruptures, déjà récurrentes », mais aussi « ce que l'on voit arriver : l'arrêt commercial pour raison économique touchant des produits indispensables et sans alternatives », ou par manque de matières premières. Vous nous direz si ces prédictions se sont vérifiées et nous donnerez votre appréciation sur les mesures qui ont été - ou non - prises pour y remédier.
- Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, qui fédère les dix-huit centres de lutte contre le cancer. L'une des missions de ces centres est de permettre au plus grand nombre de personnes touchées par le cancer d'avoir accès à des soins innovants et de qualité, notamment par une politique d'achat spécifique, par des programmes de recherche et essais cliniques, et par la mutualisation des connaissances et des expériences. Vous pourrez nous parler des pénuries qui frappent aujourd'hui plusieurs traitements anticancéreux essentiels et nous préciser l'importance des pertes de chance qui en résultent pour les patients. Vous nous direz aussi si le système français garantit, selon vous, un bon accès aux médicaments innovants, qu'il s'agisse de leur autorisation ou de leur tarification.
- M. Pierre Chirac, rédacteur de Prescrire, édité par l'association « Mieux prescrire ». Prescrire s'est donné pour mission d'apporter une information de qualité aux professionnels de santé dans l'exercice de leur activité, notamment en ce qui concerne les médicaments. Vous publiez notamment un palmarès des médicaments apportant de réels progrès thérapeutiques, et faites une revue des nouveaux traitements disponibles. Vous pourrez évoquer devant nous l'impact de l'innovation sur l'accès aux soins et nous éclairer sur le différentiel thérapeutique réel entre médicaments innovants et médicaments matures. Peut-être pourrez-vous aussi évoquer l'intérêt et les dangers de la substitution d'un traitement par un autre, parfois incontournable dans un contexte de tensions sur l'approvisionnement.
- Professeur Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation (SFNDT). À un contexte d'accès à la dialyse fortement compliqué s'ajoute la pénurie d'un traitement antirejet important, le Bélatacept. Vous pourrez nous présenter plus en détail ces cas de ruptures d'approvisionnement et la manière dont les professionnels peuvent y trouver des solutions.
- Mme Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo, association de patients atteints de maladies rénales, qui gère notamment un site internet de partage d'informations. Votre association vise à assurer l'information et l'accompagnement des patients, notamment sur les traitements disponibles - ou indisponibles - et à relayer les difficultés rencontrées. Vous pourrez nous en dire plus sur l'impact très concret des pénuries sur la santé publique et la perte de chance, et sur les mesures qui sont prises pour y remédier.
Sur les différents points évoqués, nous souhaitions que vous puissiez témoigner de manière concrète de votre expérience et des situations que vous rencontrez au quotidien.
Vous aurez chacun tour à tour la parole pour un propos introductif d'environ cinq minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.
Nous vous demanderons également de bien vouloir nous retourner des réponses écrites en complément de cette audition.
Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Chirac, Frimat, Mme Beaupère, M. Albaladejo et Mme Caillé prêtent serment.
Vous avez la parole pour environ cinq minutes.
Les premiers articles de Prescrire sur les pénuries de médicaments datent de 1999. Nous en avons publié une centaine depuis. Il ne s'agit donc pas d'un problème nouveau, mais son aggravation était prévisible.
Tant mieux si, en France et au niveau européen, un certain nombre d'initiatives voient le jour pour trouver des solutions à ce problème, même si celui-ci n'a malheureusement fait que s'aggraver.
Le nombre de médicaments en rupture de stock n'a fait que s'alourdir, posant des problèmes considérables à certains patients et aux soignants, qui passent de plus en plus de temps à essayer de pallier ces pénuries.
Il y a quelques jours, le groupe pharmaceutique de l'Union européenne a publié une enquête réalisée auprès des États membres : en moyenne, les pharmaciens passent près de sept heures par semaine à essayer de résoudre ces pénuries, ce qui n'est pas la meilleure utilisation de leurs compétences. Ils commencent d'ailleurs à demander à être rémunérés pour cela.
Dans la quasi-totalité des 29 pays ayant répondu à l'enquête, les pharmaciens considèrent que cela occasionne des détresses chez les patients, 90 % des interruptions de traitement, 58 % des traitements sous optimaux, 35 % des erreurs médicamenteuses, 21 % des effets indésirables et 4 pays sur 29, soit 14 %, signalent même des décès.
Le problème le plus important pour les patients réside dans le fait de ne pas avoir accès à des médicaments essentiels.
On peut parfois les remplacer par des médicaments équivalents, mais pas toujours : soit ils n'ont pas la même balance bénéfice-risque, soit ils n'ont pas le même dosage, soit il existe des problèmes d'information dus à la langue. Je pense que ce sont ces patients en détresse qui poussent le plus les responsables politiques à faire quelque chose.
Les soignants perdent du temps en prescrivant des médicaments qui ne sont pas disponibles. Les pharmaciens sont obligés de trouver des alternatives à l'hôpital ou en ville. Bref, la situation de terrain est insupportable, et cela fait plus de vingt ans que cela dure, qu'il s'agisse de médicaments ou des vaccins.
Il est grand temps de trouver des solutions pérennes qui prennent en compte l'ensemble de la problématique. Ce sera probablement au niveau européen, mais il faut absolument que des États membres - pourquoi pas la France ? - soient leaders pour pousser l'Europe à adopter des mesures pérennes et efficaces.
Vous avez parlé de criticité : cela peut se poser lorsqu'on est face à un patient, au bloc opératoire ou en consultation, mais il ne faut pas oublier la problématique des maladies chroniques, qui vont imposer un traitement aux patients durant dix, vingt, trente ans. C'est ce témoignage que je souhaite apporter aujourd'hui.
Vous avez évoqué la problématique du Bélatacept, médicament immunosuppresseur utilisé dans le cadre des transplantations rénales. La transplantation rénale représente 45 000 patients en France et 55 000 patients dialysés. Ces 90 000 patients représentent le stade le plus avancé de la maladie rénale chronique, lorsque les reins sont détruits et ne fonctionnent plus. On estime par ailleurs que 8 % de la population française est concernée par la maladie rénale chronique, ce qui représente environ 5 millions de patients.
Le Bélatacept est un médicament qui existe depuis une quinzaine d'années. Il est utilisé en France chez environ 2 500 patients. La France est le pays d'Europe qui l'utilise le plus, ce qui témoigne des différences dans son utilisation et son indication, comme c'est souvent le cas dans notre spécialité, où la personnalisation du traitement, l'adaptation aux besoins du patient, à l'équilibre entre l'efficacité et la sécurité sont omniprésentes.
Ce médicament est en rupture annoncée depuis plusieurs mois et en rupture aiguë depuis deux ou trois mois. Je dois souligner la place de l'ANSM pour gérer cette crise.
La SFNDT a été invitée à proposer le nom de trois professionnels pour faire partie d'un comité d'experts, qui a mis sur pied une fiche à la disposition des soignants pour poser l'indication du médicament et, par le biais du laboratoire, savoir si l'indication peut être retenue ou non.
Ce comité s'est réuni depuis début janvier. Je participe aux réunions d'information en tant que président de la société savante, avec l'ANSM. On peut souligner qu'il reste des médicaments disponibles, et nous allons probablement réussir à passer le cap d'ici quelques mois avec une organisation efficace.
Le Bactrim, quant à lui, est un antibiotique historique en solution buvable fabriqué en France. Son taux de remboursement est bien inférieur au coût de production. Ce médicament est la propriété d'un laboratoire belge, Eumedica, qui a racheté le produit aux laboratoires Roche. La France rembourse le médicament moitié moins que la totalité des autres pays européens.
Ce médicament, qui peut se substituer aux comprimés, est particulièrement nécessaire aux enfants dans sa forme buvable.
La demande de remboursement adapté a déjà suivi tout le process CEPS et a reçu une fin de non-recevoir. On nous dit qu'il n'est pas possible de rembourser ce médicament plus qu'il ne l'est actuellement. On a donc un risque de rupture artificiel, puisque le médicament produit en France est exporté vers les pays qui le remboursent davantage. Il est probablement assez simple de résoudre cette difficulté.
Enfin, j'insiste sur le fait que la gestion de la pénurie pour les maladies chroniques concerne plusieurs millions de patients. Il faut avoir une action de prévention. Notre pays est à la traîne dans ce domaine. On essaie de résoudre un problème aigu lorsque la maladie est à son stade le plus avancé, mais il faut parallèlement faire un effort en matière de prévention, par exemple pour le dépistage de la maladie rénale chronique.
En France, ce dépistage s'élève à 25 %, contre 66 % au Royaume-Uni. Pourquoi ne réussissons-nous pas à diagnostiquer précocement la maladie pour mettre en oeuvre des mesures de néphro-protection efficaces afin de diminuer le recours au traitement par dialyse et greffe ? Faisons cet effort à l'échelle de notre pays. Nous le demandons depuis plusieurs mois.
Je tiens également à souligner que notre spécialité est en très grande tension du point de vue du dispositif médical. L'hémodialyse se fait par une fistule artérioveineuse créée chirurgicalement. Cependant, il n'est pas possible de créer cet apport vasculaire dans 30 % à 40 % des cas. On doit dès lors avoir recours à des cathéters. Que fait-on quand il y a plus de cathéters ou de médicaments pour déboucher les cathéters bouchés ? Que fait-on en cas de pression internationale sur le prix du blé et du maïs, qui servent à fabriquer les concentrés de dialyse ?
La néphrologie est un puzzle qui compte beaucoup de pièces. Je vous remercie donc de nous donner la parole aujourd'hui pour le souligner.
Les tensions et les ruptures d'approvisionnement en médicaments utilisés en oncologie sont un sujet de préoccupation majeure pour Unicancer, qui représente les centres de lutte contre le cancer, mais également pour les associations de patients.
Concrètement, le sujet est multifactoriel et présent dans toute la chaîne des molécules, des nouvelles formes concernant l'accès précoce et la recherche clinique, jusqu'aux molécules plus anciennes.
Les centres de lutte contre le cancer ont la chance d'être regroupés non seulement en fédérations, mais également en groupements de coopération sanitaire et bénéficient d'une centrale d'achat commune, avec un marché des médicaments commun aux dix-huit centres, ce qui permet d'avoir des discussions avec les laboratoires. Deux cents médicaments sont ainsi regroupés dans ce marché.
Cependant, en 2022, 27 molécules ont été impactées par des problèmes d'approvisionnement, soit 13,5 %. 50 % étaient contingentées et 50 % en rupture.
En travaillant avec les laboratoires, on a pu faire en sorte que ces ruptures n'aient pas d'impact sur les centres grâce à un travail de coordination et d'échange qui a permis de trouver des alternatives quand c'était possible, mais une partie des molécules était néanmoins contingentée, sans alternative. Cela reste donc compliqué, alors même que nous sommes très organisés.
Par ailleurs, des difficultés persistent concernant l'accès précoce aux médicaments innovants. Beaucoup d'articles sont revenus ces dernières semaines sur le sujet, et des oncologues de toute structure ont pris des positions et alerté sur les difficultés qu'ils pouvaient rencontrer, liées aux modalités d'évaluation de la HAS, qui les a pourtant fait évoluer.
Celles-ci restent insuffisamment adaptées à l'évolution des médicaments, avec des essais randomisés qui ne peuvent être réalisés, les molécules étant de plus en plus spécialisées et concernant un petit effectif de patients. Nous plaidons en faveur de l'utilisation des données en vie réelle. C'est un sujet très important s'agissant de médicaments innovants.
Le troisième problème concerne des molécules plus anciennes. Notre fédération est extrêmement préoccupée par la radiation des médicaments présents dans la liste des molécules onéreuses.
Ce système existe depuis plusieurs années et était assez clair : si les prix des molécules onéreuses étaient inférieurs à 30 % du tarif du séjour, ces molécules étaient basculées dans le tarif du séjour, qui était augmenté. Dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, une liste de molécules a été arrêtée concernant beaucoup d'anticancéreux. Il nous a été annoncé en février que ces molécules étaient non seulement radiées et qu'aucun mécanisme financier ne serait prévu pour les financer.
Les fédérations se sont émues du sujet et on nous a annoncé un mécanisme financier compensatoire pendant un an seulement.
Ceci concerne des médicaments onéreux utilisées pour les chimiothérapies en hospitalisation à domicile (HAD) et des médicaments utilisés en hématologie. J'attire votre attention sur le fait que cela peut entraîner un risque de restriction de l'accès aux soins. C'est paradoxal s'agissant de médicaments dont le prix est relativement bas. Aucun mécanisme financier n'étant prévu, il existe un risque qu'ils soient moins prescrits par un certain nombre de structures.
Ce mécanisme, tel qu'il est prévu en 2023, risque de générer de nouvelles pénuries et de nouvelles problématiques d'accès. D'autres sujets concernent par ailleurs la disponibilité de certains dispositifs médicaux. C'est pourquoi nous pensons qu'un pilotage global est nécessaire.
Il existe des critères pour déterminer les médicaments les plus coûteux. On radie ces médicaments de la liste lorsque leur coût devient inférieur à 30 % du coût du séjour.
Jusqu'à présent, un financement était prévu dans le cadre de la tarification à l'activité. La prise en charge de ce produit s'ajoutait au prix du séjour. Ce n'est plus le cas. On radie donc en février 2023 des médicaments sans donner de moyens financiers compensatoires aux établissements pour les financer.
Exactement. Cela peut représenter un million d'euros par an pour un établissement.
Il n'y a pas toujours de substitut, et cela n'incite pas forcément les laboratoires à diminuer les prix, le médicament n'étant dès lors plus dans la liste des molécules onéreuses.
C'est une problématique nouvelle. Suite à notre intervention, il a été décidé qu'un financement viendrait en aide à la contractualisation, mais pour une durée d'un an, ce qui ne laisse pas de place à une solution très claire dans l'avenir. Ceci est générateur de nouvelles problématiques.
La SFAR est une société savante. Elle compte 12 000 médecins anesthésistes et 11 000 infirmiers anesthésistes. Nous sommes associés à 12 millions d'actes par an, ceux-ci couvrant pour moitié la chirurgie et pour moitié la médecine interventionnelle - cardiologie, endoscopie, etc. En outre, deux tiers des réanimateurs sont en France anesthésistes-réanimateurs.
Nos missions portent principalement sur la formation et la recherche, mais nous enregistrons également une grande production de référentiels pour cadrer les différentes pratiques et les prescriptions de médicaments.
Pourquoi notre spécialité est-elle aussi vulnérable face aux pénuries ? La majorité de nos médicaments sont matures, très vieux, très simples, peu chers et administrés volontiers par voie intraveineuse. C'est un des facteurs qui augmentent le risque de pénurie. Notre spécialité comporte également l'anesthésie pédiatrique. Or, comme vous le savez, les médicaments à destinée pédiatrique sont particulièrement vulnérables en termes de tensions et de pénuries.
Je ne remonterai pas à 2008 pour vous expliquer l'histoire des pénuries auxquelles nous avons été confrontés, mais je citerai quelques exemples. Ainsi, l'Héparine, pour ce qui est des médicaments issus de la biologie, provient de l'intestin de porc et nous cause quelques soucis puisque d'éventuelles épidémies risquent d'impacter la production de ces médicaments.
L'antidote de l'Héparine est la Protamine. La Protamine est issue du sperme de saumon. Or la seule ferme produisant du saumon pour cet usage se situait à Fukushima. On a donc des situations de pénurie ou de tension liées à des catastrophes climatiques et industrielles imprévisibles.
S'agissant des médicaments issus de la synthèse chimique, certains - extrêmement critiques -, sont d'utilisation rare et sont aussi vulnérables, comme le Dantrolène, qui permet de traiter des patients qui font une complication indésirable extrêmement rare due aux gaz anesthésiques, l'hyperthermie maligne. Le Dantrolène a été à plusieurs reprises en tension d'approvisionnement, des modifications de date de péremption nous ayant permis de garder nos stocks. Il s'agit de situations extrêmement classiques mais multiples.
Cela a-t-il des conséquences sur les patients ? La réponse est oui, et de plusieurs façons. Il s'agit rarement de pénurie pure et d'une absence totale de médicaments, mais de conséquences dans l'organisation des soins. Les soins sont complexes. Imaginez un service de réanimation, avec des infirmiers qui préparent des médicaments. Il faut une homogénéité dans les procédures de préparation, et lorsqu'on substitue un médicament à un autre, on se retrouve avec des médicaments de concentration et de pharmacocinétique différentes, ce qui pose un problème d'organisation et fait le lit de l'erreur médicamenteuse.
La densité du soin en anesthésie et réanimation fait qu'il existe un risque d'erreur. Le Comité d'analyse et de maîtrise du risque (CAMR) essaie de proposer depuis de nombreuses années des recommandations, en collaborant avec l'ANSM pour essayer de sécuriser le processus imposant l'utilisation de médicaments.
Je veux insister sur le fait qu'une fluidité dans le transfert d'informations entre les agences et les professionnels est nécessaire. C'est souvent notre pharmacien qui nous alerte sur la pénurie, avant qu'on ne reçoive la lettre de l'ANSM, la semaine suivante.
Ceci n'est pas une critique vis-à-vis de l'ANSM, qui fait un travail formidable, mais il existe un problème de structuration de l'information qui nous incite à réfléchir à la façon de modifier nos soins et nos processus au vu des crises qui se produisent.
Je voudrais également souligner le rôle des pharmaciens, qui sont nos partenaires dans cette affaire. Au CHU de Grenoble, où je travaille, c'est un plein-temps de pharmacie qui s'occupe des pénuries et de leur gestion.
En 2018-2019, la SFAR avait déjà produit une liste de médicaments que l'on peut sémantiquement qualifier de critiques, essentiels ou prioritaires. Nous ne souhaitons toutefois pas que ces listes servent à d'autres objectifs. Elles ont été établies pour appeler l'attention sur des médicaments particulièrement critiques, très vulnérables, sans lesquels on ne peut travailler.
Cette liste a été produite pour l'anesthésie et la réanimation entre 2018 et 2020, et transmise à l'ANSM. Pendant le Covid, nous avons réalisé des travaux pratiques, les cinq médicaments contingentés - Propofol, Midazolam, et trois curares - ayant été les plus impactés.
Ceci a permis de travailler avec la DGS, avec l'aide d'un mécanisme appelé « Boucle réa » qui permettait, semaine après semaine, de constater l'état des stocks avec la SFAR, la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) et la Société française de pharmacie clinique (SFPC). Les discussions ont été extrêmement intéressantes et surprenantes, car nous pensions que notre métier était connu de tous alors que ce n'est pas le cas.
La première étape a été de dresser une revue de toutes les molécules disponibles. Nous nous sommes aperçus, ce qu'on savait déjà, qu'on créait de la dégradation du soin au fur à mesure de la dénomination des médicaments qui ressortaient de nos vieux manuels, qui ont été pourtant utilisés par la DGS pour prévenir les cas de pénurie majeure, en particulier de Propofol et de Midazolam, c'est-à-dire de médicaments sédatifs.
On a ressorti de vieux médicaments, comme le Penthotal ou le Gamma-OH, qu'on n'utilise plus parce qu'ils ne correspondent plus du tout à l'organisation des soins dans laquelle on se trouve actuellement, avec l'ambulatoire ou la réhabilitation rapide après chirurgie.
Nous avons aussi participé à la discussion autour du contingentement de ces molécules en alertant la DGS sur le fait que ces médicaments n'étaient pas seulement utilisés en réanimation, mais aussi dans le cadre de gestes de chirurgie ou de médecine interventionnelle urgente, que ce soit en cancérologie, en traumatologie - même si la traumatologie avait beaucoup baissé lors du confinement.
Ainsi que je l'ai dit, un nouveau médicament dans les services crée un problème d'organisation. Les infirmiers anesthésistes de mon service ont créé une affiche pour tenter de sensibiliser les infirmiers et les professionnels sur l'arrivée d'un Propofol chinois d'une qualité équivalente dont le label était uniquement rédigé en chinois, avec une toute petite mention du nom Propofol, sans que le dosage soit indiqué. Il existe aussi une version brésilienne. Nos équipes, avec beaucoup d'humour, ont réussi à gérer ces affaires, mais cela a constitué pour nous une pression en termes de modification de l'organisation.
Pour finir, nous avons été contactés par M. François Bruneaux, de la DGS, pour déterminer une liste de médicaments essentiels faciles à produire par les professionnels. L'implication des sociétés savantes est très importante à ce sujet.
On a évoqué l'utilisation de la liste de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la liste de la Food and drug administration (FDA), qui ne correspondent pas du tout à la pratique française. Ces listes comportent des anomalies ; autant créer nos propres listes, qui correspondent à des listes ISO soins afin de conserver la qualité et la sécurité des soins que nous prodiguons actuellement.
Renaloo est une association de patients atteints de maladie rénale, insuffisants rénaux, dialysés et greffés.
Le sujet qui nous préoccupe depuis un certain temps est la pénurie de Bélatacept, qui est un antirejet. Il en existe d'autres heureusement, ce qui permet de le remplacer par d'autres traitements.
Le standard of care, en matière de transplantation, est assez ancien. Il remonte à une trentaine d'années. Une de ses particularités, par rapport aux médicaments majoritairement néphrotoxiques pour le greffon rénal, est de pas être toxique pour le rein, d'améliorer la fonction des reins transplantés, mais aussi de diminue la survenue de certaines complications, comme l'hypertension artérielle et le diabète, très fréquentes avec les autres traitements anti-rejets, ainsi que de prévenir la formation d'anticorps contre le greffon, à l'origine des rejets chroniques des greffes.
Ces particularités font que ce médicament a un intérêt important pour une partie des patients. Cela fait trente ans que les patients attendaient une avancée thérapeutique de ce type.
Le Bélatacept connaît une situation de pénurie depuis cinq ans. Cela a commencé par des tensions d'approvisionnement et, depuis deux ans, cette pénurie a des conséquences sur l'accès des patients au médicament, qui s'est encore criticisé depuis l'été dernier.
Un dispositif a été mis en place pour réguler l'attribution des quelques doses disponibles pour les patients les plus graves, qui sont en petit nombre, mais ces indications laissent de côté un certain nombre d'autres d'indications du Bélatacept, pour lesquelles les patients sont en attente de solution. Cela concerne notamment ceux qui ont reçu un rein de mauvaise qualité. Comme vous le savez, en raison de la pénurie, une partie importante des patients sont greffés avec des reins qu'on dit « à critères élargis », c'est-à-dire de qualité un peu suboptimale.
Ces patients subissent beaucoup la néphrotoxicité des traitements habituels. Le Bélatacept a donc pour eux un intérêt majeur.
Cela concerne aussi les patients qui ont reçu un rein de bonne qualité, mais qui se retrouve au bout d'un certain temps altéré par la néphrotoxicité des autres traitements.
Les patients qui auraient besoin du Bélatacept ne parviennent pas aujourd'hui à y accéder. Ceci a des conséquences très concrètes : une dégradation plus rapide du rein greffé, proportionnelle à la durée de non-recours et directement corrélée à la pénurie, avec des pertes de chance associées majeure, pour des greffons rénaux qui auraient dû être sauvés ou améliorés et qui continuent de se dégrader et risquent d'être perdus au bout de quelques mois, alors que la durée de vie de ces greffons aurait pu être prolongée.
Perdre son greffon, pour un patient transplanté, signifie un retour à la dialyse. Les conséquences humaines et médicales sont considérables pour les patients, mais aussi pour le système de santé, puisque la dialyse présente pour la société un coût bien plus élevé que la greffe. Schématiquement, une année de dialyse coûte 80 000 euros au système de santé, contre 20 000 euros pour une année de post-greffe. Les conséquences de cette pénurie sont donc très mesurables pour les patients et pour la société.
Aujourd'hui, toutes les équipes françaises n'utilisent pas le Bélatacept de manière équivalente. Ceci est assez indépendant de la pénurie. Certaines ne l'utilisent pratiquement pas quand d'autres l'utilisent beaucoup et sont devenues très expertes dans son maniement. Il existe de ce fait aujourd'hui des listes d'attente pour l'accès au Bélatacept. Nous travaillons notamment avec l'équipe du CHU de Grenoble, où on compte actuellement 150 greffés rénaux sur liste d'attente pour le Bélatacept. Cela se retrouve de façon assez générale sur le territoire. Ces patients qui devraient bénéficier de ce médicament attendent de pouvoir le recevoir.
Face à cette situation, nous avons été impliqués dans les démarches de gestion de la pénurie. Un système de gestion a été mis en place pour les indications les plus graves, mais elles laissent de côté beaucoup de patients. Notre association réclame la transparence sur les raisons de cette pénurie qui dure depuis six ans. On a du mal à comprendre comment un industriel peut laisser cette situation perdurer aussi longtemps, compte tenu des conséquences pour les malades.
À l'origine, la pénurie a suivi un changement d'usine de ce bio-médicament dont la chaîne de production est un peu complexe. Ce changement aurait dû permettre d'améliorer la production et produire davantage. On ne comprend pas pourquoi ce n'est toujours pas le cas au bout de six ans.
Tous les ans, le laboratoire nous dit que cela ira mieux dans un an, ce qui n'est pas le cas. Nous sommes très sceptiques quant aux capacités d'améliorer la situation d'ici la fin de l'année 2023, comme on nous l'a à nouveau promis.
Nous souhaiterions également que l'ensemble des pertes de chance soient clairement documentées, ce qui est faisable. Nous demandons aussi que les autorités sanitaires françaises et européennes jouent pleinement leur rôle et fassent en sorte que les industriels soient tenus de produire leurs médicaments en quantités adaptées à la demande des patients.
Des choses très concrètes pourraient être mises en place sur le terrain pour réduire la pénurie. Récemment, l'Agence européenne du médicament (EMA), suite au changement de chaîne de production pour des questions de bioéquivalence, a recommandé une augmentation de la posologie de Bélatacept de 20 %.
Cela amplifie la pénurie, puisqu'il faut plus de doses pour un même patient. Or les autorités de santé américaines, confrontées aux mêmes données, n'ont pas pris cette décision. Nous nous interrogeons sur les raisons de cette divergence entre autorités européennes et américaines. Gagner 20 % de posologie, s'il s'avère que les autorités américaines ont pris cette décision pour des raisons valables, semblerait un progrès important permettant de disposer de doses supplémentaires.
Nous souhaiterions aussi une réelle gestion de la pénurie, afin d'optimiser les doses disponibles. Aujourd'hui, un patient de 50 kilos doit recevoir 300 milligrammes de Bélatacept tous les mois. Or le médicament est conditionné en flacon de 250 milligrammes. Il faut donc deux flacons pour obtenir 300 milligrammes, les 200 milligrammes restants étant jetés, alors que nous sommes en situation de pénurie.
Nous avons dialogué avec l'ANSM pour que les doses soient préconditionnées et qu'on utilise le dosage exact dont un patient a besoin afin de ne pas jeter les reliquats et que ceux-ci soient collectivisés pour tous les patients qui en ont besoin. Tout le monde semble trouver que c'est une bonne idée mais, malgré cela, on n'avance pas.
Un autre élément pourrait être étudié de près. Il s'agit de l'espacement des doses. Un certain nombre d'équipes s'intéressent depuis plusieurs années à ce qui se passe si, au lieu de procéder à une injection toutes les quatre semaines, on la fait toutes les six semaines. Certaines études et données montrent que cela se passe bien si l'on sélectionne bien les patients. Cet espacement des doses n'est aujourd'hui absolument pas prévu ni encouragé. Cela permettrait pourtant de disposer de plus de doses et peut-être aussi d'éviter la surexposition au produit pour certains patients.
Nous discutons régulièrement de tous ces éléments avec l'ANSM. Nous trouvons que les choses pourraient avancer plus vite pour trouver des solutions concrètes et rapides.
J'ajoute que les équipes qui s'engagent dans le préconditionnement, l'espacement des doses ou les mesures de gestion n'y sont pas incitées. On pourrait croire que cela pourrait permettre de récupérer des médicaments pour leurs propres patients mais, depuis la mise en place des mesures de gestion de la pénurie, toute dose récupérée est nationalisée et mise au pot commun. Les équipes ne les récupèrent pas pour leurs propres patients ce qui, dans les faits, ne les incite guère à mieux gérer la pénurie localement.
Je voulais vous faire part de cette vision de notre association de patients, de l'expérience des malades qui sont aujourd'hui en attente de Bélatacept et qui souhaiteraient que des solutions soient trouvées pour leur permettre un accès plus rapide à ce médicament, dans l'intérêt de leur santé.
- Présidence de Mme Alexandra Borchio Fontimp, vice-présidente -
Professeur Frimat, concernant la pénurie de Bélatacept, vous nous avez parlé du rôle de l'ANSM et de la constitution d'un comité d'experts.
Comment est-il composé ? Quelles sont les décisions qui en découlent et comment sont-elles ensuite éventuellement appliquées ?
Vous avez pratiquement toutes et tous été confrontés à des pénuries, et on voit bien que ce n'est pas un phénomène récent. Il a été amplifié notamment par la crise, mais dure depuis un moment. Vous avez pu voir que beaucoup de rapports parlementaires bien fournis et documentés, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, ont été rédigés sans que rien de décisif ne se produise hélas par la suite.
Plusieurs d'entre vous ont souligné que ces pénuries ont des conséquences extrêmement graves en termes de perte de chance pour les patients que vous pouvez suivre. J'ai posé la question à M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé, qui n'a pas vraiment répondu à cette question.
Toutes les agences, au niveau français comme au niveau européen, doivent jouer leur rôle, mais considérez-vous les laboratoires français ont une part de responsabilité dans cette pénurie, et de quel ordre ? Quelles sont les solutions ?
Nous sommes là pour dresser un constat mais, quelles que soient nos familles politiques, nous le partageons tous. Il faut trouver des solutions pour en sortir. Que préconisez-vous ? Un certain nombre de pistes ont été ouvertes par Renaloo, et je suis étonnée que les solutions de bon sens que vous avez évoquées n'aient pas connu de suite. Quelles sont vos propositions et comment peut-on les mettre en oeuvre ?
Vous avez par ailleurs évoqué le rôle de la France et de l'Europe. On connaît les mêmes phénomènes de pénurie un peu partout au niveau mondial, mais ce sont en même temps les mêmes politiques qui sont appliquées dans tous les pays. Ce n'est donc pas tellement étonnant.
En tant que médecin ou en tant que responsable d'association d'usagers, avez-vous connaissance de solutions qui sont mises en oeuvre ailleurs et qui pourraient l'être en France ? Il est important de le savoir pour que la commission d'enquête puisse faire des propositions beaucoup plus fortes.
Le comité d'experts comporte six experts, trois de la SFNDT, trois de la Société francophone de transplantation (SFT).
Le groupe constitué par l'ANSM, au-delà du comité, a établi trois indications prioritaires, à partir d'une fiche complétée par les médecins dans leur service. Cette fiche est adressée aux laboratoires concernés, qui soumettent l'affiche au comité d'experts, lequel, suivant la description des éléments qui sont sous ses yeux, confirme ou non s'il y a indication à prescrire le médicament.
Ceci a été établi de façon très rigoureuse, scientifique et, jusqu'à présent, a permis de répondre aux demandes, avec actuellement un potentiel de prescriptions supérieur à la demande sur ces trois indications.
Les indications au second plan sont celles qui ont été énumérées il y a quelques instants concernant les greffons limite, qui nécessitent de recourir à des médicaments les moins reprotoxiques possible.
S'agissant de la perte de chance, cette notion est extrêmement difficile à définir pour le champ de la néphrologie, de la dialyse et de la transplantation. Ceci a été débattu lors de notre dernière réunion avec l'ANSM. Quand on prescrit un médicament, on doit tenir compte de très nombreux éléments de confusion potentiels. Le greffon a par exemple ses caractéristiques, et chaque patient présente un risque immunologique propre, etc.
Établir que la perte de chance relève uniquement du médicament est un travail de longue haleine, en profondeur, difficile à mener.
Ce travail a été conduit par l'Agence de la biomédecine, qui dispose de registres de dialyses et de transplantations, et cela a été fait dans d'autres domaines que celui du Bélatacept il y a quelques années. Ainsi que cela figure dans les documents que je vous ai adressés ce matin, il n'y a pas de risque avec un dialysat ou un autre, comme on l'avait suspecté un moment.
La notion de perte de chance, pour ce qui concerne les maladies rénales chroniques, est de définition délicate et doit être utilisée avec prudence.
Les pénuries datent d'une bonne vingtaine d'années. Entretemps, les firmes pharmaceutiques ont beaucoup changé, et on a connu des phénomènes de mondialisation et une sous-traitance accélérée. Les matières premières sont notamment produites en Inde et en Chine, et les tensions structurelles sont parfaitement prévisibles.
Les firmes ont fait cela pour améliorer leurs marges financières. Ce qui est certain, c'est qu'en vingt ans, les marges sont devenues de plus en plus des outils de financiarisation. La recherche d'attractivité sur les marchés financiers fait que ce n'est clairement pas dans leur modèle d'affaires de vendre des médicaments peu chers.
Les firmes dépendent essentiellement de médicaments qui ne sont pas forcément vendus en très grandes quantités, mais à des prix très élevés. On n'est plus du tout dans une logique de production de masse à des prix bas. Ce sont en fait des usines de produits de luxe. Les autorités de santé n'y peuvent pas grand-chose, c'est un fait.
Il est clair que les titulaires d'autorisation de mise sur le marché ont obligation d'approvisionner le marché selon l'article 81 de la directive 2020/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, mais elles y satisfont de moins en moins. Il existe beaucoup de moyens pour essayer de leur faire respecter cette obligation.
Pour les médicaments qui sont encore commercialisés par ces firmes, comme le Bélatacept, les autorités françaises ont prévu que les firmes sont tenues d'informer à l'avance des pénuries ou des tensions, de mettre en place des plans de gestion des pénuries et de constituer des stocks de plus en plus importants. Des sanctions sont prévues à cet effet. Ce serait une très bonne chose de pouvoir aller vers cette obligation au niveau européen. Il faut peser en ce sens dans le cadre de la stratégie pharmaceutique qui va être publiée fin mars. Il est indispensable de forcer les firmes à respecter ce point.
Cela étant, il n'existe aujourd'hui aucun moyen de les empêcher d'arrêter la commercialisation du jour où lendemain, comme Astellas avec la Josacine, qui n'existera plus à partir du mois de mars. Que peuvent faire les autorités françaises ? Rien ! On l'a bien vu avec la pénurie d'Amoxicilline ; c'est un château de cartes.
Si la firme se révèle incapable de produire des médicaments essentiels au bout de sept ans, soit on l'oblige à le faire en trouvant des moyens, soit on envisage des productions publiques, comme cela a été proposé par un organe du Parlement européen qui a réalisé un travail très intéressant mentionnant l'intérêt d'un établissement public pour la recherche.
La financiarisation des firmes pharmaceutiques fait qu'un certain nombre de médicaments ne les intéressent pas. Hier encore, Pfizer a annoncé qu'il arrêtait de travailler sur les maladies rares. Pfizer a gagné des dizaines de milliards de dollars avec le vaccin contre la covid. Comment peut-il être intéressé par 10 millions de dollars ? Cela n'a aucun sens.
Il faut donc trouver des solutions alternatives. Ce sera forcément à l'échelon européen, parce qu'il faut entrer dans des logiques d'économies d'échelle pour que produire ces médicaments ait un sens économique. Il faut probablement envisager des prix plus élevés pour les médicaments essentiels. Il est vrai que rembourser les médicaments moins que ce que coûte leur production n'a pas de sens, mais le problème vient du fait que cela dure depuis des années. Il existe donc un problème structurel.
Il faut avoir tout un panel de solutions et, si l'on imagine un établissement public chargé de produire des médicaments essentiels qui n'intéressent pas les firmes pharmaceutiques, veiller que ces médicaments soient diffusés dans le système. On l'a vu lors de la pandémie avec les usines de masques qui se mettent en route pour approvisionner le marché français et qui ferment quelques mois après parce que plus personne n'en achète en France.
Beaucoup de médicaments anciens, qui sont essentiels, ont été cités. Or on a l'impression que les politiques pharmaceutiques sont uniquement centrées sur les médicaments de demain. C'est une erreur. Il existe, en 2023, énormément de médicaments intéressants très anciens dont on a toujours besoin.
On a aujourd'hui un déséquilibre total qui se ressent dans les comptes de la sécurité sociale : on a tellement besoin d'argent pour les nouveaux médicaments qu'il n'y en a plus assez pour des médicaments plus anciens.
Il faut revoir ces aspects si l'on veut trouver des solutions et faire en sorte que les patients aient accès aux médicaments dont ils ont besoin, qu'ils soient chers, peu chers, anciens, récents ou si ceux-ci correspondent à des besoins sanitaires.
Il paraît important de prévoir un prix plancher pour ces médicaments pour éviter leur disparition. C'est un sujet majeur.
Il est aussi nécessaire - et cela a été évoqué plusieurs fois - d'améliorer le pilotage du sujet. Sans doute une task force doit-elle être créée, en concertation avec les parties prenantes, puisque des actions de prévention des pénuries peuvent être mises en oeuvre en définissant des seuils d'alerte par produit. Cette information doit être transmise le plus en amont possible à l'ANSM par les laboratoires et être mise à la disposition des différents acteurs, dans le cadre d'une base de données.
La définition même des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) est un autre sujet. On peut avancer plus finement dans cette définition en s'intéressant aux dosages et aux formes, et avoir ainsi une granularité supplémentaire pour améliorer notre capacité collective d'action.
Il faut renforcer les obligations des laboratoires sur ces sujets. Aujourd'hui, un laboratoire, lorsqu'il répond à un marché, doit développer un plan de gestion de la pénurie, mais cette obligation n'est pas vraiment accompagnée de sanctions en cas de non-application et n'est pas suffisamment précise. Cela n'offre donc pas l'utilité escomptée. On pourrait aller plus loin en précisant les modalités d'anticipation, de contingentement, les interlocuteurs et en l'assortissant de sanctions financières claires en cas de non-respect.
Enfin, il existe des exemples dans d'autres pays. On peut travailler sur des solutions pour des produits pour lesquels il n'y a pas de solution stable de manière récurrente et prendre le relais avec la fabrication de préparations hospitalières selon les bonnes pratiques.
Civica Rx, une structure hospitalière à but non lucratif, permet de le faire aux États-Unis, et c'est sans doute une des actions à mettre en oeuvre.
Enfin, il est important, au niveau français et encore plus européen, de disposer de stocks tournants sous la responsabilité des laboratoires afin de faire tampon en cas de tensions. C'est une obligation qui pourrait leur être demandée.
Un peu plus de lisibilité serait peut-être souhaitable dans tout ce qui se dit sur les pénuries et les tensions d'approvisionnement. On est nourri par les médias et par les rapports. Le Livre blanc de l'académie de pharmacie paru très récemment donne énormément de solutions, qui ont d'ailleurs toutes été proposées ici.
La lisibilité tient aussi aux classifications. Quand on regarde la liste ATC, on ne retrouve pas nos spécialités. Quand on compare les médicaments sur lesquels travaillent les sociétés savantes, on se retrouve avec plusieurs listes. Cela ne correspond pas au processus de soins. Cela entre dans le paquet « pilotage et informations » avec l'ensemble des partenaires.
On a été nourri par l'actualité nord-américaine en ce qui concerne les tensions et les pénuries. Les Américains cherchaient déjà des solutions il y a vingt ans, mais dans un marché dérégulé. Ils n'en ont pas trouvé, mais on a pu anticiper les problèmes et profiter de leur expérience. Il n'y a pas de solution, si ce n'est que l'État américain a pris des décisions concernant les matières premières, d'où la liste de la FDA produite alors, de façon à rétablir une sorte de contrôle et de souveraineté.
Celle-ci doit-elle nationale ou européenne ? Il va falloir à un moment ou un autre discuter avec nos partenaires européens. S'agit-il d'aller vers une réglementation qui utilisera la proposition la moins-disante en Europe ? Je ne l'espère pas, mais on doit obligatoirement avoir une discussion européenne, faute de quoi on va rétablir la pharmacie centrale des hôpitaux, ce qui serait la pire des mesures. Il faut que la décision soit partagée avec nos partenaires européens. Il faut donc déjà faire une proposition française.
J'ai évoqué des solutions très concrètes pour le Bélatacept, mais je pense qu'on peut réfléchir à ce qu'impliquent cette histoire et toutes les autres dont on a entendu parler s'agissant du désintérêt de l'industrie pharmaceutique pour un certain nombre de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur.
Le Bélatacept passera d'ici trois ans dans le domaine public. Nous sommes assez inquiets du désengagement de BMS, qui se traduit notamment par cette pénurie sans fin et par l'incapacité de nos autorités sanitaires à forcer BMS à assurer une production adéquate de son médicament.
On peut regarder ce qui s'est passé aux États-Unis, où plus d'un millier d'établissements de santé, lassés de pénuries de médicaments, se sont organisés sous la forme d'une structure coopérative, Civica Rx, pour réorganiser la production de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur à prix coûtant.
On pourrait imaginer créer en France, voire en Europe, un établissement dont la mission soit d'établir des partenariats publics-privés avec des acteurs impliqués dans la production de médicaments à prix coûtant, de façon à relocaliser l'ensemble de la production en Europe et à assurer aux patients un accès qui ne soit pas entaché par ces pénuries, qui dépendent de l'engagement ou du désengagement des industriels.
Merci pour vos propos très intéressants, mais aussi très inquiétants.
Je reviens sur votre dernière intervention. Une parlementaire européenne, Nathalie Colin-Oesterlé, a proposé de créer cet établissement public qui permettrait de racheter des molécules peu chères ou hors brevet afin de les fabriquer à nouveau au niveau européen. Vous nous avez expliqué que les molécules peu chères qui n'intéressaient plus les industriels étaient laissées de côté. C'est là que la puissance publique européenne aurait intérêt à se saisir du sujet et à fabriquer ces molécules de base. Il serait peut-être intéressant qu'on puisse se rapprocher de ces porteurs d'idées au Parlement européen.
Ce sont des solutions qui semblent intéressantes et urgentes. On a bien compris que cela fait plus de vingt ans qu'on a tiré la sonnette d'alarme mais, aujourd'hui encore, des médicaments disparaissent.
Avec ma collègue Laurence Harribey, nous avons réalisé, pour le compte de la commission des affaires européenne du Sénat, un rapport consacré à l'Europe du médicament.
La santé n'est pas une compétence pleine de l'Union européenne, mais une compétence d'appui, ce qui pose des difficultés. La collaboration a été meilleure lors de la crise du Covid, mais cela reste très compliqué.
Nous avons été sollicitées par des fédérations de laboratoires français qui nous ont dit que le gros sujet restait l'Ondam et la clause de sauvegarde. Tant qu'on n'aura pas trouvé de solution européenne, la France ne sera pas prioritaire par rapport aux entreprises, à moins de procéder à une étatisation.
M. Frimat a parlé des remboursements en dessous des coûts de revient. Les deux fédérations que nous avons reçues nous ont dit que la Chine et l'Inde avaient fait leur choix de marché et préfèrent ne pas vendre en France. Les princeps ne sont pas élaborés chez nous et nous sommes donc relativement « coincés ». Le Gouvernement ne répond pas à ces attentes.
La France a proposé de recourir à des obligations de constitution de stocks dans des entreprises. Cela a un coût. Qui va le supporter ? Nous avons argumenté en disant que l'État devait aider financièrement à supporter le coût des stocks qu'on pourrait exiger sur les médicaments dits essentiels, critiques, etc.
Je voudrais revenir sur les propositions du professeur Frimat. Vous recommandez d'éviter le gaspillage des médicaments. Pensez-vous que distribuer les médicaments à l'unité serait une solution pour lutter contre la pénurie ? Je suis vétérinaire : cela fait des dizaines d'années que nous détaillons les plaquettes d'antibiotiques ou d'anti-inflammatoires en fonction du poids de l'animal et de la durée du traitement. Je suis toujours étonnée qu'on ne fasse pas de même pour la médecine humaine.
Vous parlez également d'une réutilisation raisonnée des matériels. Qu'entendez-vous par-là ? Je trouve que ce sont des mesures de bon sens.
Dans quelques jours, la SFNDT publie un Livre blanc sur la « dialyse verte ». Il y a là une dimension environnementale : si on jette 10 % à 20 % du médicament parce qu'il est inutilisé, cela pollue et c'est du gaspillage. Par exemple, un set de préparation pour la pose d'un cathéter comporte toujours 40 % à 50 % de matériel en trop. C'est un pas vers le réutilisable.
À partir du moment où on considère qu'un dispositif est jetable, on ne peut plus le réutiliser, même s'il n'a pas servi. Il y a tout un champ de réflexion à avoir. On n'a pas besoin de compresses stériles pour tous les soins. La SFAR propose également de revenir à des blouses en tissu pour plus ne plus utiliser de blouses jetables. On est à un tournant. On doit se remettre en cause globalement par rapport à des normes qu'on a poussées.
Qui décide de ces normes ? À quel niveau peut-on intervenir pour changer les choses ? Je suis entièrement d'accord avec vous.
Cela fait plus de trente ans que je suis néphrologue. Historiquement, c'était l'établissement qui préparait les sets, qui provenaient de la stérilisation. Aujourd'hui, ces sets sont fournis par l'industriel et comportent trop de matériel.
Je ne sais s'il existe une norme par rapport au conditionnement, mais on pourrait y réfléchir. Il faut s'adapter aux besoins réels et repenser cette dimension. On ne peut plus se permette de gaspiller.
Tous les pays européens connaissent des pénuries de médicaments, et il n'y a pas d'Ondam dans les autres pays. Cela fait partie des propositions simplistes de certaines firmes pharmaceutiques. Certes, il faudrait imaginer que certains médicaments soient plus chers, mais il faut aussi des obligations et des sanctions.
Sur le plan environnemental, si on prend en compte l'empreinte carbone et la pollution liée à la production pharmaceutique, il est clair qu'il faut relocaliser les productions pharmaceutiques en Europe et ne pas s'en débarrasser dans des pays tiers. En Chine, des usines pharmaceutiques de matières premières ferment dans le cadre de la lutte contre la pollution. Il faut en avoir conscience. C'est un des éléments qui explique la pénurie de médicaments.
Utilisons l'argument politique de l'environnement : le fait de respecter les normes environnementales va de toute façon entraîner un surcoût du prix du médicament qu'il faut accepter.
En matière de réutilisation de matériel à usage unique, l'Europe avait proposé aux États de choisir entre des politiques de reprocessing.
En avril 2022, la France a répondu non. Il y a là un élément de sécurité, mais nos voisins allemands disposent pour leur part d'une industrie de reprocessing de cathéters, notamment en cardiologie interventionnelle.
Notre société compte un comité de développement durable qui s'est intéressé à tous ces points. Je propose qu'on se recontacte à ce sujet. Cela concerne surtout le gaspillage en matière de dispositifs médicaux. En revanche, je ne suis pas sûr que l'on y gagne grand-chose s'agissant du médicament.
Le financement de deux mois de stocks tournant par les États serait sans doute une solution intéressante. C'est une sorte d'avance de trésorerie.
Pour finir sur l'Ondam, le fait qu'une loi de programmation pluriannuelle sorte de l'annualité budgétaire et permette de dégager des priorités et de les confronter à des logiques budgétaires plus annuelles et comptables est sans doute majeur.
Avez-vous une réponse à apporter à Mme Muller-Bronn concernant l'établissement public ?
C'est une très bonne chose, de même que Civica Rx, aux États-Unis. Il faut utiliser tous les moyens. Les pharmacies hospitalières peuvent produire des médicaments. Elles le font déjà aux États-Unis, aux Pays-Bas, etc. Il n'existe pas de solution unique.
Des expériences existent aux États-Unis, en Suisse, au Brésil, avec la Fondation Oswaldo Cruz.
Il y a une multitude de solutions, et si l'on recense toutes les propositions que vous avez pu faire, on a un grand choix en la matière.
Si vous avez d'autres informations à nous transmette, n'hésitez pas.
Merci infiniment.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 heures 55.