J'ai le plaisir de venir présenter devant vous le rapport de la Cour sur la scolarisation des élèves allophones. Ce document vous a été transmis dans le cadre de la demande d'enquête de la part du président de la commission des finances du Sénat, en application de l'article 58-2° de la loi organique du 1er août 2001. Les contours de cette enquête ont été précisés dans la lettre de cadrage que le Premier Président vous a adressée le 20 avril 2022.
L'enjeu d'intégration de ces jeunes est en effet majeur, pour éviter qu'ils ne soient pénalisés par rapport aux enfants de même génération. Ce sujet bénéficie aujourd'hui d'une actualité particulière compte tenu de la présence sur le territoire de nombreux jeunes réfugiés ukrainiens. L'enquête n'a pas eu pour objet de traiter de l'ensemble des élèves ne parlant pas ou mal français à l'entrée en maternelle ou au cours de la scolarité, mais bien de se concentrer, conformément à la définition reconnue sur le plan international et par le ministère de l'Éducation nationale, sur les « élèves allophones nouvellement arrivés sur le territoire - EANA » c'est-à-dire nouvellement arrivés en France et dont la langue maternelle n'est pas le français. Un jeune est considéré comme EANA quand, arrivant sur le territoire, il a des besoins éducatifs particuliers dans l'apprentissage du français, mis en évidence par un test de positionnement.
Au cours de l'année scolaire 2020-2021 (dernier chiffre connu), 64 564 EANA ont été scolarisés en école élémentaire, en collège ou en lycée. Leur nombre a très probablement diminué jusqu'en mars 2022 du fait de la crise sanitaire, puis a augmenté depuis cette date compte tenu des enfants réfugiés ukrainiens scolarisés. 23 % des EANA n'ont pas été scolarisés antérieurement, ou très peu, dans leur pays d'origine.
L'obligation d'instruction s'applique désormais dans notre pays pour les jeunes de 3 à 16 ans, et une obligation de formation existe de 16 à 18 ans, pouvant passer par un emploi, un stage ou un apprentissage. Elle est applicable pour tous ceux qui, quel que soit leur statut ou leur nationalité, sont présents en France. Elle s'applique donc aux EANA arrivant sur le territoire et dont la langue maternelle n'est pas le français. Cette question est particulièrement sensible outre-mer en Guyane et à Mayotte, compte tenu de la démographie et des flux migratoires dans ces régions, dans un contexte d'existence de plusieurs langues maternelles autres que le français.
Pour donner à ces élèves les mêmes chances de réussite que les autres, il est nécessaire de prévoir un soutien linguistique, en tout cas dans une phase initiale. L'objectif est, dans la logique de l'école inclusive, qu'ils s'insèrent progressivement et le plus rapidement possible dans un cursus ordinaire.
Les EANA, tout en étant inscrits dans une classe ordinaire, effectuent ainsi leur début de scolarité dans une unité spécifique, les unités pédagogiques pour élèves allophones nouvellement arrivés (UPE2A), pour un maximum d'un an ou de deux ans s'ils sont non scolarisés antérieurement. Ils en sortent de manière progressive au fur et à mesure notamment de leurs progrès en langue française. Le coût de ce dispositif spécifique est d'environ 180 millions d'euros, en supplément de celui d'un élève en classe ordinaire.
L'enquête de la Cour, qui a comporté de nombreuses visites de terrain dans les rectorats et un parangonnage international en Allemagne et en Italie, a montré que le système en place avait des mérites, mais qu'il souffrait de plusieurs difficultés.
En 2020-2021, 91 % des EANA ont bénéficié d'un accompagnement linguistique, dont 62 % en UPE2A ordinaire, 8 % en UPE2A pour les non scolarisés antérieurement, 19 % inclus en cursus ordinaire avec un soutien linguistique et 2 % soutenus par un autre dispositif. La baisse du nombre d'EANA pendant la crise sanitaire n'a pas entraîné de diminution du nombre d'UPE2A dans cette même période, ce qui a contribué à une insertion rapide des réfugiés ukrainiens dans le dispositif.
Le système parvient souvent à une bonne personnalisation des parcours lors de la première année, ce qui est indispensable compte tenu de profils très hétérogènes. Comme le montre la situation des élèves réfugiés ukrainiens, la problématique est par exemple très différente pour des EANA normalement scolarisés avant leur arrivée en France et pour ceux qui n'ont pas été scolarisés antérieurement. Il est de ce point de vue regrettable que les données statistiques sur leur nombre et les délais d'affectation soient produites de manière imparfaite et irrégulière.
Une première difficulté réside dans l'adaptation de l'offre aux besoins. Jusqu'en 2020, les délais d'affectation dans une classe se sont allongés notamment dans les zones les plus concernées par les flux migratoires. Le plus préoccupant est le nombre non marginal d'élèves non scolarisés dans le secondaire au bout d'un long délai : au bout de six mois, 3,7 % des EANA de collège et 6,8 % des élèves de lycée ne sont pas scolarisés. Il est difficile de mettre en place des dispositifs UPE2A en primaire dans les territoires ruraux à habitat dispersé. Après l'UPE2A, le soutien linguistique n'est plus effectué dans le primaire, si ce n'est dans le cadre du fonctionnement de la classe ordinaire. Ceci contraste avec ce qui existe dans plusieurs autres pays, où un soutien linguistique spécifique s'étend sur plusieurs années.
Deuxième difficulté, la formation très insuffisante des enseignants. Une étude récente de l'OCDE donne des résultats très préoccupants. 8 % des enseignants de notre pays se sentent « bien préparés » ou « très bien préparés » pour enseigner en milieu multiculturel ou plurilingue, contre 26 % en moyenne dans l'ensemble de l'OCDE. Le nombre de jours de formation continue consacré à ce sujet est en 2020-2021 de 0,26 % du total des formations dans le primaire et de 2,2 % dans le secondaire, soit un chiffre nettement inférieur à la proportion du nombre d'élèves allophones. Même si aucune donnée nationale n'existe en ce domaine, de nombreux enseignants en UPE2A ne disposent pas d'une certification « français langue seconde » (FLS).
Plusieurs actions ont été entreprises pour l'accompagnement des enseignants. Les centres académiques pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (Casnav) animent ces initiatives. Leur mise en réseau est cependant perfectible.
Troisième difficulté, les carences de l'évaluation. Le diplôme d'étude en langue française (DELF) valide des compétences en langue de communication orale et écrite. Les EANA peuvent passer cet examen gratuitement les deux premières années de leur arrivée en France. Mais son passage est facultatif et ne constitue donc pas un indicateur systématique de l'avancée dans l'apprentissage de la langue. Ceci permettrait pourtant une objectivation de l'apport du dispositif, débouchant ensuite sur un soutien pédagogique plus précis. Il inciterait à construire des compétences de français dans différentes disciplines scolaires, et donc à une prise en compte du FLS par d'autres enseignants que ceux de français.
Comme dans les pays européens visités, les données d'évaluation sont très parcellaires et parfois anciennes. C'est d'autant plus dommageable que les difficultés initiales de ces jeunes peuvent expliquer en partie le nombre d'élèves se retrouvant au bout du compte en situation d'échec scolaire. Il n'existe pas en particulier d'étude de suivi de cohorte des EANA à partir de la date de leur premier test de positionnement.
La question des élèves allophones de plus de 16 ans et de moins de 6 ans mérite enfin d'être posée. S'agissant des EANA de plus de 16 ans, l'écart important entre leur nombre et celui des mineurs non accompagnés pris en charge par les conseils départementaux laisse penser qu'une bonne partie de ces derniers ne bénéficie d'aucune formation. De nombreux facteurs extérieurs à l'éducation nationale expliquent cette situation, mais le dispositif du ministère peut y contribuer. Il souffre en effet d'un manque d'orientation nationale, la circulaire de 2012 étant très floue sur le sujet. Aucun texte n'a depuis précisé la politique à mener en la matière. Les rectorats sont amenés de ce fait à prendre des initiatives pour tenter de répondre aux besoins, mais sans vision systématique et cohérente. Les dispositifs sont récents, insuffisants, et souvent peu inclusifs. Il n'y a aucun plafond du nombre maximal d'élèves dans les UPE2A dans les lycées. Ces structures sont le plus souvent insérées dans les lycées professionnels, ce qui pose le problème de l'inclusion. Certaines sont de fait en réalité « fermées », c'est-à-dire sans inclusion en cours d'année ni cours commun avec des classes ordinaires à l'exception de l'éducation physique et sportive (EPS).
Pour les EANA de moins de 6 ans, le ministère n'envisage pas pour le moment de dispositif spécifique pour cette catégorie. Il considère que l'entrée dans la langue de l'école est une problématique commune à tous les élèves de maternelle. Pourtant, la question mérite d'être posée compte tenu de ce qui peut se pratiquer dans d'autres pays.
Le rapport aborde enfin la mobilisation du ministère pour l'accueil des jeunes réfugiés ukrainiens. 17 677 jeunes élèves ukrainiens ont été accueillis au 24 mai 2022 dans les écoles, collèges, lycées français. Ces chiffres sont inférieurs à ceux de l'Allemagne (100 000 enfants) et l'Italie (27 000). 57 % des élèves ukrainiens sont scolarisés à l'école primaire, 33 % au collège et 10 % au lycée. Il a été établi dans certains rectorats une « fast track » pour l'inscription : le jeune peut s'inscrire dans un établissement scolaire le plus proche de son hébergement sans passer par les préfectures et avant même tout test linguistique. Le délai entre la première prise de contact et l'inscription en établissement scolaire a pu ainsi s'établir à deux ou trois semaines.
Le soutien linguistique est principalement passé par des enseignants itinérants rémunérés en heures supplémentaires. Il a été accepté que les élèves suivent des cours sur la plate-forme du ministère ukrainien de l'éducation, mais au sein de l'établissement scolaire et dans la mesure du possible en dehors des cours. Cela a pu nécessiter des adaptations ponctuelles d'emploi du temps. Au 12 mai 2022, 97 enseignants réfugiés ukrainiens étaient recrutés ou en cours de recrutement. Ils sont majoritairement francophones et enseignants en Ukraine dans diverses disciplines.
Les recommandations que nous faisons et que vous retrouverez au début du rapport répondent à ce diagnostic, notamment la fixation d'un objectif de délai maximal pour l'accès à l'éducation d'un EANA et l'entrée dans le dispositif ; la mise en oeuvre dans le primaire d'un soutien spécifique pour les EANA au-delà de la première ou des deux premières années de présence sur le territoire ; la généralisation de la certification FLS pour les enseignants en UPE2A ou l'évaluation systématique du niveau en français des EANA à la sortie des UPE2A.