Intervention de Jean-Claude Carle

Mission commune d'information sur le système scolaire — Réunion du 21 juin 2011 : 1ère réunion
Examen du rapport

Photo de Jean-Claude CarleJean-Claude Carle, rapporteur :

Je commencerai par le constat. L'école a globalement réussi sa démocratisation : 100 % d'une classe d'âge est scolarisée jusqu'à 16 ans et 65 % jusqu'au baccalauréat, soit trois fois plus qu'en 1980. Les enseignants, ce dont témoignent nos auditions, sont extrêmement impliqués et motivés. Néanmoins, ils sont lassés des dysfonctionnements du système. Les plus jeunes d'entre eux sont souvent affectés aux postes les plus difficiles, notamment dans les zones d'éducation prioritaire (ZEP), avec une formation insuffisante. L'école ne satisfait pas à l'exigence républicaine, qui est la réussite de tous les élèves. Aujourd'hui, un enfant d'ouvrier a 17 fois moins de chances d'intégrer une grande école qu'un enfant d'enseignant ou de cadre supérieur et la probabilité d'un échec scolaire est quatre fois supérieure. Le creusement des inégalités scolaires, un fait indéniable qui ressort des enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment) de 2000 et 2009, est d'origine sociale. Contrairement à d'autres, la France n'a pas su tirer profit du choc salutaire de la première enquête de l'OCDE. Pourtant, dès 2000, la commission du débat national sur l'avenir de l'école présidée par Claude Thélot l'avait déjà constaté : « notre école va bien pour les enfants qui vont bien ».

Comment expliquer cette évolution ? Premièrement, notre logique de moyens. Avec un budget de plus de 60 milliards, la France se situe dans la moyenne des pays de l'OCDE. En revanche, notre manière de répartir les crédits diffère de celle des pays qui réussissent : nous privilégions l'enseignement secondaire. A mon sens, le problème n'est pas celui des moyens - 35 000 professeurs supplémentaires en 2011 pour 140 000 élèves en moins -, mais de leur utilisation. Je soutiens le principe du non-remplacement d'un départ à la retraite sur deux car, disait Claude Thélot, il y a de la fécondité dans la contrainte. Cependant, cette politique a des limites. D'une part, une limite financière puisque la masse salariale s'est stabilisée seulement en 2011 : de fait, les années précédentes, l'impact a été atténué par des mesures catégorielles, le glissement vieillesse technicité (GVT) et le poids des pensions ; d'autre part, une limite pédagogique : par facilité, on a supprimé des classes en milieu rural. Mieux aurait valu s'attaquer aux options dans le second degré, très consommatrices en personnel et peu efficaces sur les résultats scolaires, d'après différents intervenants auditionnés. Je souhaite une application du « un sur deux » moins aveugle, qui soit accompagnée par une véritable réforme structurelle.

Deuxième cause, l'opacité du budget de l'Éducation nationale relègue le parlementaire au rôle de « contemplatif » du système. Chaque année, nous ne passons que trois heures à étudier un budget de 60 milliards, et n'avons aucun moyen d'action sur les 29,4 milliards qui vont à l'enseignement du second degré. L'utilisation de ces crédits, fort peu lisibles malgré la LOLF, est essentiellement décidée au moyen de circulaires et de décrets relatifs au statut des enseignants et aux obligations de service, quand ce ne sont pas des expérimentations comme l'ex-programme Clair. Qui plus est, le recours à « l'euro éducatif », cette dotation d'emplois équivalent temps plein travaillés déléguée aux académies et convertie en dotation globale horaire affectée à chaque établissement, ainsi que le décalage entre l'année civile et l'année scolaire, ajoutent à la complexité d'un budget qui semble réservé aux seuls initiés. Redonnons sens à l'autorisation budgétaire, comme je le proposais déjà en 1999 dans le rapport « Enseignants - Mieux gérer, mieux éduquer, mieux réussir ». Le Parlement est loin de se désintéresser de la question scolaire : depuis un an, il a adressé 403 questions au ministre de l'Éducation nationale, soit deux fois plus qu'au Garde des Sceaux.

La troisième cause est d'ordre structurel. L'organisation de notre système est très centralisée, pyramidale : les décisions sont prises rue de Grenelle, où l'on reste attaché à la culture du B.O. - le Bulletin officiel - et de la circulaire ; les expérimentations imposées d'en haut se concrétisent difficilement, tandis que les initiatives locales donnent de bons résultats. Le ministère peine à définir des priorités : en 2008, il en proposait plus de 15 ; depuis, ce nombre a augmenté... Ce système, qui ne favorise pas, suivant les mots de Thierry Bossard, la « culture d'initiative dans les établissements », n'est plus adapté ; notre société a besoin de plus de souplesse, de réactivité.

Enfin, autre difficulté, de nature culturelle, nous avons longtemps pensé que l'égalité des chances passait par l'égalité des moyens.

J'en viens à nos propositions. Leur but est de rompre avec la logique de moyens pour instituer une logique de résultat. Cela suppose d'évaluer, mais aussi de définir des priorités et de s'y tenir -de nombreuses personnes auditionnées y ont insisté. L'idée est également de bâtir une organisation « cellulaire », si je puis m'exprimer ainsi, avec un véritable pilotage : à l'État d'assurer le respect de l'équité sur l'ensemble du territoire, à la région de veiller à la cohérence du système ; enfin, aux bassins de formation de mettre les établissements en réseau, et non en concurrence. La méthode doit être le partenariat avec les collectivités territoriales. Ces dernières sont prêtes à s'investir pourvu qu'on ne leur demande pas d'être réduites au rôle de simple contributeur.

Premier axe, redonner sens à l'autorisation budgétaire, c'est-à-dire rendre au Parlement son pouvoir d'arbitrage. « Trop de priorités tue la priorité »... La réformite aiguë du ministère et la « boîte noire » que constitue son budget privent le Parlement de sa capacité d'arbitrage. Au vu du montant du budget de l'Éducation nationale et de l'importance stratégique du savoir, c'est pourtant à la représentation nationale de décider, et non au ministère. Cela suppose de refondre l'architecture budgétaire afin de hiérarchiser les priorités et, donc, les moyens grâce à une évaluation des actions éducatives exprimées dans la monnaie de droit commun, et non en « euros éducatifs ». L'organisation, six mois avant la rentrée scolaire, d'un débat d'orientation budgétaire sur l'adéquation des moyens de l'Éducation nationale aux objectifs fixés participera du renforcement du rôle du Parlement. Enfin, il faudra soumettre les expérimentations à une concertation préalable et prévoir leur évaluation systématique.

Deuxième axe, privilégier l'initiative locale, la complémentarité des réseaux et le dynamisme des partenariats. Pour parachever la réforme pédagogique de 2005, je prône la constitution de réseaux du socle commun, pilotés par un comité directeur associant le principal du collège et les directeurs des écoles. Car quand les savoirs fondamentaux ne sont pas acquis, l'échec scolaire, et souvent social, est au bout du chemin. Ces réseaux s'accompagneront utilement de regroupement d'écoles à condition de tenir compte de la géographie des territoires. De fait, la proximité du service public, notamment en montagne, je le sais pour être un élu de Haute-Savoie, s'évalue essentiellement en temps de transport, et non en kilomètres. Ce constat vaut également pour les territoires insulaires et ultra-marins. En outre, les regroupements devront faire l'objet d'une concertation approfondie avec les collectivités territoriales. C'est nécessaire pour favoriser l'adhésion aux projets et la cohérence des politiques publiques concourant à la prise en charge éducative de l'enfant, qu'il s'agisse des transports scolaires, des cantines, des équipements sportifs, de la santé, de la sécurité, mais aussi du soutien scolaire, des aides sociales aux familles ou encore de l'apprentissage de la langue française aux parents et aux enfants migrants. Le regroupement de treize écoles rurales dans la Somme, le département de notre collègue Daniel Dubois, pour créer trois écoles modernes, équipées en technologies numériques performantes, constitue, à mon sens, un exemple à suivre. Cette expérience réussie, grâce à l'initiative courageuse des élus locaux et à l'accompagnement sans faille de l'Éducation nationale, prouve que les territoires ruraux peuvent être de véritables foyers d'innovation scolaire. Pour autant, il n'y a pas de recette miracle. La clé du succès est l'adaptation aux territoires et la gestion partenariale.

Cette nouvelle stratégie territoriale, dans laquelle les recteurs joueront un rôle pivot, reposera également sur des partenariats stratégiques forts entre les services de l'État. Politique éducative et politique de la ville, hélas parfois divergentes, sont les deux bras armés de l'État. Or nous voulons un État efficace, non un État manchot. Pour ce faire, il faut mettre en cohérence la géographie de l'éducation prioritaire sur celle de la politique de la ville et concentrer les ressources sur les territoires les plus défavorisés. Assumons que l'égalité des chances passe par une inégalité de traitement budgétaire. Par exemple, dans les ZEP, les élèves devraient bénéficier systématiquement d'une aide aux devoirs le soir, laquelle serait partie intégrante des missions de l'Éducation nationale.

Afin d'articuler les actions complémentaires menées sur la famille, l'école et l'environnement socio-économique de l'élève, nommons, dans chaque région, un « préfet éducatif ». Celui-ci élaborera le « contrat de stratégie éducative régionale » (CESR), un nouvel instrument juridique destiné à mettre en cohérence les actions des collectivités et celles de l'État, ainsi qu'à suivre son application. Ce document, par lequel sera enfin reconnue et valorisée la contribution des collectivités, tiendra également compte des milieux économiques.

Troisième axe, donner aux équipes pédagogiques une responsabilité collective dans la réussite des élèves. Cela suppose une évaluation fiable de chacun des maillons de la chaîne : des réformes et expérimentations, des académies et, enfin, des établissements qui sont le coeur du « réacteur scolaire ». Comme au Portugal, il faudrait charger le chef d'établissement de l'évaluation pédagogique individuelle des enseignants ; en contrepartie, la présidence du conseil d'administration reviendrait à une personnalité extérieure, ce qui donne de très bons résultats dans l'enseignement agricole. Outre une évaluation externe des établissements, qui serait rendue publique, développons l'auto-évaluation, pratiquée à l'étranger mais aussi dans l'académie de Strasbourg, chère à Fabienne Keller. Enfin, je défends la contractualisation entre rectorats et établissements. On pourrait imaginer, au sein de la dotation globale, une enveloppe fléchée sur des objectifs collectifs à atteindre par établissement en fonction desquels l'avancement des enseignants pourrait être modulé.

Quatrième axe, reconnaître la spécificité du métier d'enseignant en ZEP. Peut-on continuer à accepter que les jeunes enseignants soient presque systématiquement affectés dans les établissements les plus difficiles, que les équipes tournent souvent trop vite pour qu'un projet d'établissement soit porté dans la durée, que les enseignants en éducation prioritaire bénéficient d'aussi peu de contreparties, que les difficultés dans les ZEP s'aggravent avec l'assouplissement de la carte scolaire ? Pour une politique efficace d'égalité des chances, il faut interdire l'affectation de fonctionnaires stagiaires ou néo-titulaires dans un établissement classé en ZEP et réguler les mouvements intra et inter-académiques afin de stabiliser les équipes pédagogiques ; adapter les différences d'obligations de service entre corps d'enseignants et entre enseignants du même corps en fonction du degré de difficulté de prise en charge des élèves, et non du concours passé ; revaloriser le statut d'enseignant en ZEP par la création d'une classe exceptionnelle accessible après quinze ans de service dans ce type d'établissement ; revenir à une sectorisation plus stricte des élèves dans l'éducation prioritaire.

Ces quinze propositions visent un but commun : sortir de la « logique des silos » pour renforcer les transversalités et « jouer collectif » à la fois entre ministères, entre État et collectivités, entre les différents niveaux de collectivités et au sein de l'Éducation nationale. A chacun de prendre ses responsabilités et de faire place au règne de l'intelligence territoriale et collective pour, en un mot, restaurer la confiance de tous dans notre système éducatif.

Pour finir, je veux remercier les membres de notre mission de leur participation à ces travaux qui se sont déroulés dans un climat serein. Nous avons su discuter dans le respect des opinions de chacun, ce qui est le propre de la démocratie. Merci également au président, pour la manière dont il a conduit nos débats, et aux collaborateurs du Sénat.

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