économiste, avocat, contributeur à l'Institut Montaigne. -. Ce terme de souveraineté doit être interrogé. Il est typiquement français. Théoriquement, il s'applique à la nation. Ce mot renvoie surtout à la Révolution française et est étranger à l'Allemagne, qui a surtout raisonné en termes de puissance avant 1945 et raisonne en termes d'unité et de démocratie depuis 1945.
Dans le contexte français, la souveraineté renvoie à l'État-nation. L'illusion que l'Europe se construirait par la destruction des États-nations est derrière nous. Pour clarifier cette question de vocabulaire, il vaut mieux parler de souveraineté pour les États-nations et de puissance pour l'Union européenne.
Les principes sur lesquels s'est refondée l'Allemagne en 1945 sont très proches du projet européen. Ils sont culturellement très différents des valeurs retenues par la République en France, centrées autour de son État. L'Allemagne s'est reconstruite autour de la démocratie, du rôle du parlement, de la force de l'État de droit garanti par la cour de Karlsruhe, du fédéralisme et de l'économie sociale de marché. Le primat du droit et du marché, et non de l'État comme en France, est au coeur de l'Allemagne. En outre, ces différents éléments sont encadrés par la sécurité américaine et par la paix franco-allemande. Dans ce cadre, l'Allemagne a géré sa réunification et la mise en place de l'euro ainsi que l'adaptation à la mondialisation. L'Allemagne a beaucoup bénéficié de ce cycle de mondialisation et de l'ouverture de la Chine. Elle est ainsi devenue le pays le plus puissant d'Europe, mais a exercé un leadership par défaut non assumé, sur fond d'une divergence de plus en plus importante avec la France du fait du déclassement social et économique de l'Hexagone.
Toutefois, ce modèle allemand a été profondément déstabilisé au cours des derniers temps. L'Allemagne se porte très bien sur le plan macro-économique, mais fait face à un problème de vieillissement démographique. De plus, concernant son modèle économique, 47 % de son PIB sont constitués d'exportations : or la Chine se referme, tandis que les États-Unis sont lancés dans une guerre commerciale et technologique. L'Allemagne présente en outre un talon d'Achille dans le domaine financier. Ainsi, la Deutsche Bank est une institution malade et le scandale Wirecard a montré la fragilité de la finance allemande et les failles de la régulation, notamment par l'autorité fédérale de supervision financière (BaFin). Des problèmes de transition écologique se posent également, comme l'illustre le« dieselgate », ou la sortie du nucléaire qui s'est traduite par un retour au charbon. Avec Donald Trump, l'Allemagne doit également faire face à la fin de l'ordre de 1945 et de la garantie de sécurité américaine. Le refus de Madame Merkel de participer au G7 a constitué une réponse à la menace américaine de transférer 10 000 soldats américains d'Allemagne en Pologne.
Aujourd'hui, l'Allemagne n'a plus d'autre stratégie que l'Union européenne. La mondialisation n'est plus une stratégie, puisque ce système se restructure autour de blocs régionaux. Les États-Unis ne sont plus une option en raison de la politique menée par Donald Trump. Même l'éventuelle élection de Joe Biden ne marquera pas un retour au monde d'avant. De même, le Royaume-Uni ne constitue plus une option en raison du Brexit.
Le grand marché et l'Union européenne sont donc vitaux pour l'Allemagne. L'Allemagne doit tenir compte du Brexit et de la contestation du modèle libéral. L'expansion de l'influence allemande vers l'est est aussi contrariée par les régimes d'Europe de l'Est de plus en plus autoritaires.
Le troisième facteur de mouvement, interne, est la décision de Karlsruhe du 5 mai dernier. Depuis lors, les réponses apportées par la BCE et la Bundesbank ont été jugées satisfaisantes. Néanmoins, la décision de Karlsruhe soulève des difficultés juridiques en raison du refus de la suprématie du droit européen sur le droit national, et de la contestation du fait que les institutions européennes ne sont justiciables que devant la Cour de justice de l'Union.
Le tournant allemand intervient dans ce contexte. Le Président de la République affirmait vouloir s'appuyer sur deux piliers : la modernisation de la France et la refondation de l'Europe. La refondation de l'Europe a été bloquée par l'Allemagne durant trois ans. À cause de cette crise sanitaire et économique sans précédent, l'Allemagne s'ouvre. Le changement est ainsi un vrai changement de paradigme. Il est à la fois interne, avec le plan « bazooka » de 1 300 milliards d'euros, mais aussi européen, avec le plan de relance. Ce dernier s'accompagne d'un souhait de changement de la politique de concurrence qui intégrerait l'offre, et pas seulement l'impact sur le consommateur, d'une possibilité d'union pour la santé et d'un mouvement pour la défense. Certes, la défense reste un problème politique important pour l'Allemagne. Néanmoins, le mouvement est incontestable : la chancelière allemande a affirmé que les Européens devaient prendre leur destin en main.
Par ce concours de circonstances heureux, l'Allemagne est en mesure de piloter et d'être le moteur de la relance européenne. Il existe une vraie réflexion sur la façon de faire de l'Union une puissance et de renforcer davantage son autonomie que sa souveraineté. Cependant, l'Allemagne continuera à le faire avec ses principes. Elle ne renoncera pas au droit, au marché, au pragmatisme et au respect des droits des parlements (nationaux et européen).
Enfin, je constate que les régimes autoritaires et les dirigeants populistes gèrent très mal la crise actuelle. A l'inverse, l'Allemagne a gagné une légitimité énorme, puisque le bilan s'établit à 9 200 morts pour 83 millions d'habitants. De plus, elle a déployé un plan de relance économique tout à fait sérieux. Cette gestion de crise, lorsqu'elle s'opère dans un cadre démocratique, permet de faire reculer l'extrême-droite.
Je vous remercie pour votre invitation.