Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, la Cour a conduit, ces dernières années, plusieurs contrôles concernant les concessions autoroutières. Nous nous attacherons à répondre aussi précisément que possible à vos questions, dans la limite de nos écrits. Je suis accompagnée pour ce faire d'André Le Mer, président de la section transport et Daniel Vasseur, conseiller référendaire.
Après l'enquête menée en 2012 à la demande de la Commission des finances de l'Assemblée nationale sur les relations entre l'Etat et les sociétés concessionnaires d'autoroutes, la Cour a produit en 2019 plusieurs rapports. Le premier portait sur le plan de relance autoroutier de 2015 et le contrôle a été étendu au plan d'investissement routier signé en 2017. Deux autres rapports, remis la même année, concernaient les sociétés concessionnaires indirectement contrôlées par les Etats français et italien du tunnel du Mont-Blanc et du tunnel du Fréjus. Il s'agissait de contrôles organiques classiques, puisque ces sociétés relèvent de la compétence de contrôle de la Cour. Je ne reviendrai pas sur ces rapports qui ont été suivis d'un référé adressé au Premier ministre le 26 juillet 2019, l'alertant des difficultés de gouvernance binationale, mais nous sommes prêts à répondre à vos questions sur ces sujets.
J'appellerai votre attention sur le positionnement de la Cour, puis sur les principaux constats retenus à l'issue de l'enquête sur le plan de relance autoroutier de 2015.
S'agissant de nos méthodes et de notre positionnement, la Cour s'attache aux faits et fonde ses constats et recommandations sur une analyse serrée de documents écrits, fournis lors de l'instruction, puis tient le plus grand compte des réponses apportées lors de la contradiction, en toute souveraineté. Cette enquête a donc été menée selon les procédures habituelles de la Cour lorsqu'elle contrôle les services de l'Etat. Elle s'appuie sur l'analyse des réponses à des questionnaires, complétées par des entretiens et sur une analyse financière et juridique des différents documents : les contrats de concession, les avenants à ces contrats, les dossiers de notification du plan de relance autoroutier à la Commission européenne, l'avis de cette dernière, les comptes rendus périodiques d'exécution du plan de relance autoroutier, les comptes rendus de réunion, etc. Les entretiens ont permis de mieux comprendre le contexte de ce dossier, notamment l'extrême complexité des discussions ayant précédé la définition du plan, en caractérisant également le suivi de sa mise en oeuvre.
La parole de la Cour que j'ai l'honneur de porter aujourd'hui avec mes collègues se limitera au contenu de ces rapports écrits qui, après avoir été instruits, sont délibérés à deux reprises : tout d'abord au stade de l'examen provisoire, puis au stade définitif, après prise en compte des éléments reçus lors de la contradiction. Je voudrais présenter par avance mes excuses aux sénateurs si nous ne pouvons pas répondre à des questions qui n'auraient pas fait l'objet de cette instruction et dont les réponses ne figureraient pas dans les rapports écrits.
S'agissant du récent contrôle de la Cour sur le plan de relance autoroutier, la Cour a conduit cette enquête en application de l'article L.111-3 du Code des juridictions financières qui dispose que « la Cour contrôle les services de l'Etat et les autres personnes morales de droit public ». Au vu des conclusions de ce rapport, la Cour a jugé utile d'adresser un référé, le 23 janvier 2019, au ministre d'Etat, ministre de la Transition écologique et solidaire et à la ministre alors chargée des Transports. Ce référé adressé par le premier Président de la Cour des Comptes visait à attirer leur attention sur certaines des observations formulées par la Cour à l'issue de son contrôle.
Le document a l'avantage d'être synthétique. J'en rappellerai les quatre principaux constats et Daniel Vasseur, qui faisait partie de l'équipe de rapporteurs, pourra évoquer certaines questions précises.
La Cour fait tout d'abord le constat de plans à répétition, peu justifiés au regard des priorités de la politique de transport. Au cours des dix dernières années, trois plans se sont succédé et même superposés visant, via une modification du cahier des charges des sociétés concessionnaires d'autoroutes, à leur faire effectuer des travaux supplémentaires en principe non prévus dans la convention de concession. Dès 2011, à peine deux ans après le « paquet vert » autoroutier, une nouvelle opération de même nature a été engagée, aboutissant en août 2015 au plan de relance autoroutier. L'enchaînement s'est poursuivi alors que l'exécution du PRA devait encore durer plusieurs années, puisque l'Etat et les sociétés concessionnaires d'autoroutes ont signé, début 2017 un nouvel accord dit « plan d'investissement autoroutier » (PIA).
La Cour a relevé que cet empilement de plans alimente, sur le réseau concédé, un flux d'investissements d'amélioration des infrastructures existantes et d'aménagements environnementaux, au risque d'un surinvestissement qui contraste avec le sous-investissement que nous constatons aujourd'hui sur le réseau non concédé. A cet égard, je signale que la Cour mène actuellement avec neuf chambres régionales des comptes une enquête sur l'entretien et l'exploitation du réseau routier non concédé, national et décentralisé, principalement départemental, qui l'amènera sans doute à effectuer dans ce domaine des comparaisons avec le réseau concédé.
Les inconvénients du recours à l'allongement de la durée des concessions constituaient le deuxième constat. Il s'agit d'une forme de facilité pour les pouvoirs publics qui recouvre en réalité un coût élevé pour la collectivité. Cette formule de l'allongement présente l'avantage de ne pas solliciter les comptes publics et de ne pas augmenter les tarifs auxquels sont soumis les usagers, mais en reportant ce coût sur l'usager futur. Elle repose sur l'idée que cette contribution restera assez indolore, car repoussée assez loin dans le temps, en partie sur d'autres générations et pourra passer inaperçue du fait de l'accoutumance aux péages.
Pour autant, cette formule a un inconvénient majeur : son surcoût. Elle revient cher, parce qu'elle reporte le financement loin dans le temps du fait de l'application d'un taux d'actualisation élevé, de l'ordre de 8 %, qui garantit une profitabilité incontestable aux sociétés concessionnaires, supérieure au taux d'actualisation public. Elle présente un autre inconvénient. L'allongement des concessions repousse également leur remise en concurrence dont nous pourrions attendre des effets favorables en termes de prix ou d'innovation et qui devrait être l'occasion d'une réflexion stratégique sur l'avenir du réseau national.
La réforme apportée dans ce domaine par la loi d'août 2005 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques est donc particulièrement bienvenue. Elle prévoit que la compensation de ce type d'investissements négociés doit désormais prendre la forme d'une hausse de péage, tout allongement des concessions par exception nécessitant une autorisation législative.
Le troisième constat portait sur une définition insuffisante des opérations susceptibles d'être compensées. La Cour a constaté une fois de plus que l'Etat a accepté la compensation de certaines opérations qu'il aurait dû refuser en faisant une lecture plus rigoureuse des cahiers des charges. Elle a également noté l'absence d'une définition claire des critères qui figurent dans la loi de nécessité et d'utilité de ces opérations supplémentaires, critères donnant lieu de ce fait à des marchandages entre concédant et concessionnaire, puis à des divergences d'interprétation, en particulier entre le ministère et l'Autorité de régulation des transports. La Cour a donc recommandé l'élaboration d'une doctrine sur le champ des opérations compensables et a demandé qu'un décret en Conseil d'Etat, pris après avis de l'Autorité de régulation des transports, précise ces critères de nécessité et d'utilité.
Dans son quatrième et dernier constat, la Cour relevait qu'il existe des risques de surcompensation à mieux circonscrire. Le calcul des compensations dépend d'une série de paramètres dont la détermination est aujourd'hui apparue insuffisamment objectivée et, là aussi, susceptible de donner lieu à des marchandages entre l'Etat et les concessionnaires. Cette situation conduit la Cour à recommander de faire appel sur ce point à un organisme expert indépendant.
Pour ne pas finir sur une tonalité critique, je souhaite souligner que la Cour relève aussi une nette amélioration du cadre de fonctionnement des concessions autoroutières depuis 2015. D'abord, la loi de 2015 a instauré une autorisation législative pour tout recours à l'allongement des concessions en vue de financer des travaux supplémentaires. Cette mesure nous paraît susceptible de modérer le recours à cette facilité, puisque l'accord de la représentation nationale est désormais requis. Ensuite, le dispositif contractuel s'est enrichi avec l'introduction, à la demande de la Commission européenne, des clauses de durée et de péage endogènes, permettant de réduire la durée de l'allongement et le niveau des tarifs au cas où serait constaté ex post un risque de surcompensation.
Surtout, l'intervention d'une autorité administrative indépendante, en l'espèce l'Autorité de régulation des transports, dans ce qui a été pendant très longtemps un face à face entre l'Etat et les sociétés concessionnaires, apparaît à la Cour une avancée substantielle, et ce, à trois titres. Tout d'abord par l'importance que pourront revêtir ses avis consultatifs sur les compensations tarifaires des investissements autoroutiers et son contrôle de l'exercice d'une concurrence effective et loyale en matière de marchés de travaux, de fournitures et de services des concessionnaires. Deuxièmement par le caractère continu de cette fonction de régulation qu'assure l'ART, et les pouvoirs étendus de collecte et d'enquête dont elle dispose sur l'ensemble des acteurs. Enfin, par sa mission générale de surveillance des performances économiques du secteur qui vont la conduire à produire une synthèse annuelle des comptes des concessionnaires et à établir tous les cinq ans un rapport public sur l'économie générale des conventions de délégation, dont la première édition est attendue cette année. Cet état des lieux constituera une référence dans un climat que nous espérons apaisé sur la question majeure du modèle économique des concessions.
En termes de politique globale des infrastructures de transport, la Cour ne peut que relever le maintien d'un flux élevé d'investissements sur le réseau concédé alors qu'existent de fortes interrogations sur l'état du réseau non concédé. Vous comprendrez dès lors pourquoi la Cour a inscrit à son programme une enquête sur ce point particulier.