Intervention de Patrick Eveno

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 17 janvier 2022 à 15h35
Audition de M. Patrick Eveno professeur des universités en histoire des médias à l'université paris-i panthéon-sorbonne ancien président du conseil de déontologie journalistique et de médiation cdjm

Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation :

Votre commission d'enquête vise à étudier les processus ayant permis d'aboutir ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et à évaluer l'impact sur la démocratie. Ayant étudié pendant quarante ans l'histoire des médias, je pense qu'il n'y a pas de lien entre concentration et pluralisme. Je vous ai envoyé un document qui développe ma position. L'enjeu est de savoir comment concilier la nécessaire recomposition du marché des médias avec la non moins nécessaire préservation du pluralisme qui fait vivre la démocratie. La concentration n'est pas une question démocratique, c'est un problème économique. Les rédactions sont prises en étau entre la nécessaire gestion par les actionnaires et le nécessaire respect du pluralisme. Le pluralisme est un enjeu démocratique, pas un problème économique. Je plaide donc pour la création d'un « Observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias » et d'une « Fondation européenne pour la liberté de la presse ».

Deux concentrations se déroulent en même temps, mais relèvent de problématiques différentes. La concentration entre TF1 et M6 est classique, défensive, pour faire face aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - et endiguer l'érosion des revenus publicitaires. Comme dans tout secteur vieillissant, des concentrations et des recompositions ont lieu dans les médias. C'est inévitable, à l'image de ce qui s'est passé par exemple dans la sidérurgie et l'automobile.

L'autre concentration entre les groupes Bolloré et Lagardère est, elle, offensive et politique. Je précise à cet égard un conflit d'intérêts, puisque j'ai été membre du comité d'éthique d'I-Télé ; j'ai démissionné lorsque M. Bolloré, après avoir racheté la chaîne, a voulu imposer son ordre d'une manière extrêmement brutale.

Les deux opérations sont donc très différentes, mais les enjeux ne sont pas nouveaux. Un dessin de Faizant - il n'est pourtant pas un caricaturiste d'extrême gauche ! -, publié dans Le Figaro le 16 mars 1972, montrait déjà qu'une concentration dans les médias était perçue comme un moyen de réunifier les rédactions, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une...

Le nombre de titres de presse écrite s'est réduit fortement en quarante ans. Pourtant, depuis 1980, les supports de diffusion de l'information se sont multipliés : si l'on note un déclin de la presse écrite, une multitude de chaînes de radio et de télévision sont apparues, sans parler, plus récemment de la profusion de sites internet - certaines chaînes YouTube ont d'ailleurs plus d'audience que les chaînes classiques !

La concentration entre TF1 et M6 se comprend à l'aune de la baisse des revenus publicitaires, qui ont chuté, depuis 2011, de 14 % pour la télévision, de 55 % pour la presse, de 17 % pour la radio, tandis qu'ils ont été multipliés par quatre pour internet. En vingt ans, la part de la presse dans les investissements publicitaires est passée de 53 % à 12 %, celle de la radio de 9 % à 5 %, celle de la télévision de 37 % à 25 %, et la part des médias internet s'élève désormais à 57 % du total ! Les Gafam concentrent donc près de 60 % du marché publicitaire français, ce qui les place dans une situation de quasi-monopole, phénomène qui a été encore accru par la décision de Nicolas Sarkozy, en 2009, d'amputer les recettes publicitaires du service public.

Dans le même temps, les audiences des chaînes classiques ont fortement baissé, à tel point que l'audience cumulée de TF1 et M6 et de leurs chaînes TNT associées était de 40 % en 2020, contre 47 % en 2002. Il suffirait au groupe fusionné de vendre quelques petites chaînes pour passer en dessous du seuil maximal d'audience de 37,5 % préconisé par le rapport Lancelot de 2005.

On parle beaucoup de concentration, mais sans parler de chiffres. À cet égard, je vous fais observer que les quarante premiers groupes de presse dans notre pays sont tout petits : Le Figaro, premier groupe français, a un chiffre d'affaires de 550 millions d'euros seulement !

Le terme de « concentration » est apparu pour qualifier les projets de Robert Hersant dans les années 1970. Avant la Libération, on parlait des trusts, qu'il fallait combattre. Il fallait, par exemple, lutter contre l'influence du groupe Hachette, surnommé « la pieuvre verte ».

Considérer que les concentrations sont néfastes relève donc d'une vision archaïque, anti-libérale, qui s'inscrit dans un vieux débat. Pourquoi est-ce mal ? On ne sait pas ! Est-ce en raison de l'aspect monopolistique ? Mais il suffit d'appliquer le droit de la concurrence, comme ce sera le cas pour une éventuelle fusion entre Editis et Hachette...

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