Tout d'abord, je vous remercie de votre invitation.
En préambule, je tiens à préciser que je ne représente pas un site web, mais un journal en ligne, statut que la création de Mediapart a permis d'obtenir officiellement. Il y a donc dorénavant neutralité des supports. Nous sommes des journaux, quels que soient les supports, et nous sommes reconnus à ce titre par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Je m'exprime donc devant vous au nom d'un journal ; celui-ci est novateur, totalement numérique, et défend une complète indépendance au coeur de la modernité et de la révolution digitale. En d'autres termes, nous avons voulu défendre le meilleur de la tradition.
Notre journal est sans publicités, sans subventions, qu'elles soient publiques ou privées, et, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, sans actionnaires depuis 2019. Notre modèle est totalement innovant et inédit en France. Une structure à but non lucratif, le Fonds pour une presse libre (FPL), sanctuarise désormais le capital de Mediapart, le rendant inviolable, incessible, et ne pouvant être soumis à la spéculation. D'ailleurs, je crois que vous avez prévu d'auditionner le président du FPL.
Nous sommes aussi membres fondateurs d'un syndicat, auquel Les Jours est également adhérent, le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). Ce syndicat, qui est tout récemment devenu le premier syndicat d'éditeurs de presse en nombre d'adhérents, représente désormais 262 éditeurs et 320 publications.
J'en viens maintenant à l'objet de votre commission d'enquête : l'impact de la concentration accélérée des médias sur la démocratie.
Au préalable, permettez-moi de vous rappeler la tradition parlementaire de notre histoire démocratique. L'objet de votre commission n'est pas une question simplement économique, ce n'est pas non plus une question accessoire ; nous sommes devant une question centrale qui préexistait au droit de vote, à l'existence d'institutions démocratiques et même à l'affirmation d'une République.
Le 13 août 1789, Jean-Sylvain Bailly, maire de Paris désigné au lendemain de la prise de la Bastille, faisait une proclamation affichée sur tous les murs de la capitale qui disait : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Jean-Sylvain Bailly n'était pas n'importe qui ; il fut le premier président du Tiers-État et de l'Assemblée nationale. Cette proclamation - ce n'est pas indifférent - a été faite à propos d'une question importante : le prix du pain et la spéculation sur la farine et sur les produits alimentaires de première nécessité. En d'autres termes, elle concernait ce que nous appellerions aujourd'hui le secret des affaires... « La publicité est la sauvegarde du peuple. » : cette formule se trouvait sur toutes les médailles des colporteurs de journaux à la fin de l'année 1789. Le droit de savoir, le libre accès à une information indépendante, loyale, honnête et pluraliste sont les conditions de la vitalité d'une démocratie. C'est en proclamant ces droits que, par la suite, les révolutionnaires de 1789 ont pu créer des institutions démocratiques.
L'objet de votre commission d'enquête, derrière le sujet de l'accélération de cette concentration, c'est le renforcement d'une très longue histoire, ce que le fondateur du quotidien Le Monde, Hubert Beuve-Méry, appelait, dans une célèbre conférence de 1956 intitulée « La presse et l'argent », la « presse d'industrie ». Nous sommes des entreprises et la première garantie de l'indépendance est la rentabilité. À Mediapart, nous montrons que l'on peut être rentable, en ne faisant que du journalisme, là où d'autres détruisent de la valeur et ruinent la confiance dans l'information. Que disait Beuve-Méry en 1956 ? Que la presse d'industrie est autre chose qu'une industrie de presse ; c'est le mélange des intérêts. Il suffit, disait-il, et c'est là qu'est le mal, que cette information n'aille pas porter quelque préjudice à des intérêts très matériels et très précis ou, à l'occasion, qu'elle les serve efficacement. Hubert Beuve-Méry le disait au souvenir de l'effondrement de la presse dans les années 1930, où la perte d'indépendance et la vénalité de cette presse ont accompagné la montée des haines et de la virulence dans le débat public.
La question qui est devant vous avec cette concentration horizontale sans précédent en nombre de médias, c'est sa rencontre avec une concentration verticale totalement propre à la France et qui n'existe dans aucune grande démocratie. Les conflits d'intérêts sont désormais généralisés avec des groupes de médias qui accumulent d'autres métiers et activités : la publicité pour le groupe Havas de M. Bolloré ; le luxe pour LVMH, premier annonceur de France, propriétaire des Échos et du Parisien ; l'armement pour Le Figaro, propriété d'un groupe d'armement - ce journal ne traitera évidemment pas des questions qui mettent en cause ce groupe, par exemple dans le scandale de corruption en Inde autour de la vente d'avions Rafale - ; la téléphonie avec SFR et Free - les tuyaux contrôlent les contenus. On pourrait citer toutes sortes d'autres domaines...
La question de l'incompatibilité entre une activité économique ou industrielle et éditoriale et l'existence d'autres intérêts sont au coeur des décisions que nous attendons de votre commission d'enquête.
Et cela va de pair avec la nécessité de renforcer l'indépendance des rédactions, ce que n'a pas su faire la loi de novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite loi Bloche. Il faut donner aux rédactions un véritable statut juridique qui leur permet de se protéger grâce à un droit d'approbation et à un droit de révocation des directeurs éditoriaux.
Les deux précédentes auditions de votre commission ont été le spectacle d'une fable... Ce ne sont pas des philanthropes, ce ne sont pas des industriels de la presse. D'ailleurs, ils n'investissent pas dans les médias, ils achètent de l'influence et de la protection. Ils ne sont pas libéraux politiquement.
La meilleure preuve en est - et la phrase de Bailly nous le rappelle - l'opacité du capital. Le pacte d'actionnaires qui lie Le Monde libre, c'est-à-dire M. Niel, M. Pigasse et anciennement M. Berger, est toujours confidentiel pour la société des rédacteurs du Monde. Les comptes annuels de ces journaux et médias ne sont pas publics, et vous avez rappelé ce fait, monsieur le président, pour l'un d'entre nous. Les subventions qu'ils reçoivent n'étaient pas publiques jusqu'à ce qu'avec le Spiil nous menions la bataille pour qu'elles le soient. Nous devons savoir où va l'argent public ! Les accords noués avec les plateformes et les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - sont toujours confidentiels et le secret des affaires a été opposé à une mission d'information de l'Assemblée nationale qui s'en est émue, en reprenant nos propres protestations sur le sujet.
L'obligation de transparence devrait être au coeur de vos conclusions.
Derrière le spectacle que je viens de décrire, il y a une responsabilité de la puissance publique. J'ai dit que Mediapart, comme le Spiil d'ailleurs, avait pris position contre les aides directes qui représentent aujourd'hui un quart du chiffre d'affaires du secteur. Neuf groupes de presse reçoivent 61 % de ces aides directes. Savez-vous qui se taille la part du lion ? Les milliardaires, les oligarques, qui ont mis la main sur les médias : LVMH, Le Figaro, Le Monde, Libération, Hachette sont les premiers. Ils ne mettent donc pas la main à la poche. Ils tendent la sébile, d'une part, à l'État, c'est-à-dire à notre argent, d'autre part, aux Gafam !