Commission d'enquête Concentration dans les médias

Réunion du 21 janvier 2022 à 14h40

Résumé de la réunion

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La réunion

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Photo de Laurent Lafon

Hier, lors de son audition, M. Bernard Arnault nous a indiqué, à la suite d'une question de notre rapporteur, David Assouline, qu'il n'avait pas formulé d'offre pour la reprise du Journal du Dimanche et de Paris Match auprès du groupe Lagardère.

Immédiatement après l'audition, il a pris contact avec moi pour m'informer d'une erreur à ce sujet et confirmer les propos du rapporteur. Une offre unilatérale avait bien été transmise au groupe Lagardère, mais était restée sans suite. M. Bernard Arnault nous a adressé dans l'après-midi une lettre reconnaissant cette erreur.

En accord avec le rapporteur, je vous propose de lui donner acte de cette correction d'une déclaration réalisée sous serment. Le compte rendu ne sera pas modifié, mais nous ferons un renvoi à la correction effectuée dans la journée par M. Bernard Arnault.

En conséquence, aucune poursuite judiciaire ne sera engagée sur ce fondement par la commission d'enquête.

Avez-vous des observations à formuler à ce propos ?...

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Il me semble en effet que le compte rendu d'une réunion de commission d'enquête doit faire fidèlement état des propos tenus et qu'il ne peut pas être modifié, mais nous pouvons y joindre la lettre qui nous a été adressée.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

En effet, c'est ce que je vous propose de faire.

Il en est ainsi décidé.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Avec le rapporteur, David Assouline, nous avons souhaité consacrer une table ronde aux nouveaux médias, qui ont été créés dans des circonstances certes diverses, mais qui témoignent tous, à leur manière, du dynamisme de la presse dans notre pays.

Monsieur Edwy Plenel, vous avez été directeur de la rédaction du quotidien Le Monde entre 1996 et 2004, puis vous avez fondé le site web d'information Mediapart en 2008 qui se singularise en particulier par son engagement et des investigations au long cours, quelques-unes ayant particulièrement marqué l'actualité politique. Mediapart a inauguré le concept d'un site d'information payant, alors que la gratuité était à l'époque le modèle dominant. Vous revendiquez aujourd'hui près de 220 000 abonnés et votre pari économique semble gagné, puisque votre parution dégage des bénéfices. Je précise que, à partir de l'été 2019, Mediapart a changé sa structure de gouvernance afin que la totalité des parts du média soit détenue par un fonds à but non lucratif. Vous pourrez peut-être nous dire un mot de votre modèle de développement.

Monsieur Éric Fottorino, vous avez dirigé la rédaction du Monde de 2007 à 2011, soit quelques années après M. Plenel. Votre départ a été particulièrement commenté, et vous l'avez évoqué dans votre ouvrage paru en 2012 et intitulé Mon tour du « Monde ». Depuis cette date, vous n'êtes pas resté inactif, puisque vous avez notamment fondé l'hebdomadaire à succès Le 1, ainsi que des trimestriels comme America, dont la parution s'est achevée en août 2020, ou Zadig. Ces deux dernières publications ont inauguré en France les « mook », un objet éditorial à mi-chemin entre le livre et la publication de presse.

Monsieur Nicolas Beytout, vous avez dirigé les rédactions des Échos entre 1996 et 2004 et du Figaro entre 2004 et 2007. Vous avez également été président du groupe de médias de LVMH de 2007 à 2011. En 2013, vous avez créé le quotidien L'Opinion, à propos duquel vous aviez alors dit : « La ligne éditoriale de mon journal sera libérale, probusiness et proeuropéenne. » Le capital de votre journal n'est pas officiellement connu, vous pourrez peut-être nous en parler. En 2019, vous avez racheté L'Agefi. En plus de votre regard sur la concentration des médias, vous pourrez nous éclairer sur le modèle économique qui est le vôtre.

Madame Isabelle Roberts, vous êtes présidente du site web d'information Les Jours. Ce site, qui a été créé par des anciens du journal Libération en 2016, repose sur un modèle d'abonnement. Votre particularité éditoriale consiste à traiter les sujets sous forme de feuilleton, que vous dénommez « Obsessions ». Vous consacrez depuis cinq ans une de ces « Obsessions » à Vincent Bolloré, que nous avons auditionné mercredi dernier, dans une série intitulée « L'Empire », qui compte plus de 170 épisodes à ce jour. En plus des conditions de développement propres à votre média, vous pourrez peut-être nous apporter quelques informations sur ce sujet.

Nous vous remercions tous les quatre d'avoir pu vous rendre disponibles. Nous nous interrogeons en particulier sur deux points.

D'une part, les opérations de concentration sont souvent présentées comme indispensables à l'avenir de la presse par l'assise économique qu'elles offrent pour répondre aux enjeux concurrentiels et de transformation numérique. Or vous apportez la démonstration que des modèles alternatifs et indépendants peuvent voir le jour.

D'autre part, nous sommes attentifs aux garanties d'indépendance des rédactions. Sont-elles aujourd'hui suffisantes ? Peut-on les renforcer sans mettre en péril l'équilibre économique ?

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edwy Plenel, M. Éric Fottorino, M. Nicolas Beytout et Mme Isabelle Roberts prêtent successivement serment.

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Tout d'abord, je vous remercie de votre invitation.

En préambule, je tiens à préciser que je ne représente pas un site web, mais un journal en ligne, statut que la création de Mediapart a permis d'obtenir officiellement. Il y a donc dorénavant neutralité des supports. Nous sommes des journaux, quels que soient les supports, et nous sommes reconnus à ce titre par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Je m'exprime donc devant vous au nom d'un journal ; celui-ci est novateur, totalement numérique, et défend une complète indépendance au coeur de la modernité et de la révolution digitale. En d'autres termes, nous avons voulu défendre le meilleur de la tradition.

Notre journal est sans publicités, sans subventions, qu'elles soient publiques ou privées, et, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, sans actionnaires depuis 2019. Notre modèle est totalement innovant et inédit en France. Une structure à but non lucratif, le Fonds pour une presse libre (FPL), sanctuarise désormais le capital de Mediapart, le rendant inviolable, incessible, et ne pouvant être soumis à la spéculation. D'ailleurs, je crois que vous avez prévu d'auditionner le président du FPL.

Nous sommes aussi membres fondateurs d'un syndicat, auquel Les Jours est également adhérent, le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). Ce syndicat, qui est tout récemment devenu le premier syndicat d'éditeurs de presse en nombre d'adhérents, représente désormais 262 éditeurs et 320 publications.

J'en viens maintenant à l'objet de votre commission d'enquête : l'impact de la concentration accélérée des médias sur la démocratie.

Au préalable, permettez-moi de vous rappeler la tradition parlementaire de notre histoire démocratique. L'objet de votre commission n'est pas une question simplement économique, ce n'est pas non plus une question accessoire ; nous sommes devant une question centrale qui préexistait au droit de vote, à l'existence d'institutions démocratiques et même à l'affirmation d'une République.

Le 13 août 1789, Jean-Sylvain Bailly, maire de Paris désigné au lendemain de la prise de la Bastille, faisait une proclamation affichée sur tous les murs de la capitale qui disait : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Jean-Sylvain Bailly n'était pas n'importe qui ; il fut le premier président du Tiers-État et de l'Assemblée nationale. Cette proclamation - ce n'est pas indifférent - a été faite à propos d'une question importante : le prix du pain et la spéculation sur la farine et sur les produits alimentaires de première nécessité. En d'autres termes, elle concernait ce que nous appellerions aujourd'hui le secret des affaires... « La publicité est la sauvegarde du peuple. » : cette formule se trouvait sur toutes les médailles des colporteurs de journaux à la fin de l'année 1789. Le droit de savoir, le libre accès à une information indépendante, loyale, honnête et pluraliste sont les conditions de la vitalité d'une démocratie. C'est en proclamant ces droits que, par la suite, les révolutionnaires de 1789 ont pu créer des institutions démocratiques.

L'objet de votre commission d'enquête, derrière le sujet de l'accélération de cette concentration, c'est le renforcement d'une très longue histoire, ce que le fondateur du quotidien Le Monde, Hubert Beuve-Méry, appelait, dans une célèbre conférence de 1956 intitulée « La presse et l'argent », la « presse d'industrie ». Nous sommes des entreprises et la première garantie de l'indépendance est la rentabilité. À Mediapart, nous montrons que l'on peut être rentable, en ne faisant que du journalisme, là où d'autres détruisent de la valeur et ruinent la confiance dans l'information. Que disait Beuve-Méry en 1956 ? Que la presse d'industrie est autre chose qu'une industrie de presse ; c'est le mélange des intérêts. Il suffit, disait-il, et c'est là qu'est le mal, que cette information n'aille pas porter quelque préjudice à des intérêts très matériels et très précis ou, à l'occasion, qu'elle les serve efficacement. Hubert Beuve-Méry le disait au souvenir de l'effondrement de la presse dans les années 1930, où la perte d'indépendance et la vénalité de cette presse ont accompagné la montée des haines et de la virulence dans le débat public.

La question qui est devant vous avec cette concentration horizontale sans précédent en nombre de médias, c'est sa rencontre avec une concentration verticale totalement propre à la France et qui n'existe dans aucune grande démocratie. Les conflits d'intérêts sont désormais généralisés avec des groupes de médias qui accumulent d'autres métiers et activités : la publicité pour le groupe Havas de M. Bolloré ; le luxe pour LVMH, premier annonceur de France, propriétaire des Échos et du Parisien ; l'armement pour Le Figaro, propriété d'un groupe d'armement - ce journal ne traitera évidemment pas des questions qui mettent en cause ce groupe, par exemple dans le scandale de corruption en Inde autour de la vente d'avions Rafale - ; la téléphonie avec SFR et Free - les tuyaux contrôlent les contenus. On pourrait citer toutes sortes d'autres domaines...

La question de l'incompatibilité entre une activité économique ou industrielle et éditoriale et l'existence d'autres intérêts sont au coeur des décisions que nous attendons de votre commission d'enquête.

Et cela va de pair avec la nécessité de renforcer l'indépendance des rédactions, ce que n'a pas su faire la loi de novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite loi Bloche. Il faut donner aux rédactions un véritable statut juridique qui leur permet de se protéger grâce à un droit d'approbation et à un droit de révocation des directeurs éditoriaux.

Les deux précédentes auditions de votre commission ont été le spectacle d'une fable... Ce ne sont pas des philanthropes, ce ne sont pas des industriels de la presse. D'ailleurs, ils n'investissent pas dans les médias, ils achètent de l'influence et de la protection. Ils ne sont pas libéraux politiquement.

La meilleure preuve en est - et la phrase de Bailly nous le rappelle - l'opacité du capital. Le pacte d'actionnaires qui lie Le Monde libre, c'est-à-dire M. Niel, M. Pigasse et anciennement M. Berger, est toujours confidentiel pour la société des rédacteurs du Monde. Les comptes annuels de ces journaux et médias ne sont pas publics, et vous avez rappelé ce fait, monsieur le président, pour l'un d'entre nous. Les subventions qu'ils reçoivent n'étaient pas publiques jusqu'à ce qu'avec le Spiil nous menions la bataille pour qu'elles le soient. Nous devons savoir où va l'argent public ! Les accords noués avec les plateformes et les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - sont toujours confidentiels et le secret des affaires a été opposé à une mission d'information de l'Assemblée nationale qui s'en est émue, en reprenant nos propres protestations sur le sujet.

L'obligation de transparence devrait être au coeur de vos conclusions.

Derrière le spectacle que je viens de décrire, il y a une responsabilité de la puissance publique. J'ai dit que Mediapart, comme le Spiil d'ailleurs, avait pris position contre les aides directes qui représentent aujourd'hui un quart du chiffre d'affaires du secteur. Neuf groupes de presse reçoivent 61 % de ces aides directes. Savez-vous qui se taille la part du lion ? Les milliardaires, les oligarques, qui ont mis la main sur les médias : LVMH, Le Figaro, Le Monde, Libération, Hachette sont les premiers. Ils ne mettent donc pas la main à la poche. Ils tendent la sébile, d'une part, à l'État, c'est-à-dire à notre argent, d'autre part, aux Gafam !

Debut de section - Permalien
Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo

Permettez-moi également de faire quelques rappels historiques. J'avais noté la même citation de Beuve-Méry que celle qui a été formulée par Edwy Plenel. J'ajoute qu'il disait aussi : « Vous ne verrez derrière moi ni banque, ni église, ni parti. »

Je voudrais revenir à une histoire moins ancienne que la Révolution, à savoir la Libération, une grande période d'espérance en France. Pour préparer cette audition, je me suis plongé dans de nombreux textes qui m'ont conforté dans l'idée que ce métier libre et indépendant est nécessaire. J'ai finalement trouvé un article de l'ordonnance du 26 août 1944 sur l'organisation de la presse française qui, à mes yeux, résume le malheur français de la presse. Je citerai un passage de cet article, que beaucoup ont souvent commenté : « La même personne ne peut être directeur... » - on ne parlait pas de femmes à l'époque - « ... de plus d'un quotidien. » Cela reflétait l'esprit du Conseil national de la résistance (CNR) - l'information n'est pas un bien comme les autres, elle doit donc être affranchie des forces du capital et de l'argent - et venait en réaction à la presse vénale de l'entre-deux-guerres. D'ailleurs, Hubert Beuve-Méry, correspondant à Prague, l'avait vécu, lorsqu'il travaillait pour Le Temps.

En fait, cet article de l'ordonnance de 1944 a préparé une partie de notre malheur d'aujourd'hui. Bien sûr, il a été contourné, je ne vais pas vous raconter l'histoire du groupe Hersant ou celle du groupe Prouvost avant lui. Décider qu'une personne ne peut diriger qu'un quotidien veut dire qu'on acte, au nom des bons sentiments, une forme de sous-capitalisation chronique de la presse - c'est ce que dit le sociologue Jean-Marie Charon. En effet, on ne pouvait pas constituer un groupe de presse.

Ce qui à mon sens est plus intéressant, c'est le début de cet article 9 - l'ordonnance a été abrogée par la loi Léotard de 1986 - : « Dans le cas d'un hebdomadaire dont le nombre d'exemplaires tirés excède 50 000 ou d'un quotidien dont le nombre d'exemplaires tirés excède 10 000, nul ne peut exercer les fonctions de directeur ou de directeur délégué accessoirement à une autre fonction soit commerciale, soit industrielle, qui constitue la source principale de ses revenus et bénéfices. » Autrement dit, s'il y a des patrons de presse, ils doivent être issus de la presse ! On ne doit pas considérer la presse comme une « danseuse », quelque chose qui vient en plus, pour des raisons dont on a vu ces derniers jours dans vos auditions qu'elles étaient presque comiques, tout le monde - M. Arnault, M. Bolloré... - se disant « très petit » par rapport aux Gafam, tout en recevant les aides de l'État...

J'ajoute que, vu la manière dont ces aides sont calculées, je ne vois vraiment pas comment on peut faire renaître une presse libre et indépendante, avec des entreprises qui prennent des risques, puisqu'on donne de l'argent de poche à des milliardaires...

Le premier point de l'article 9 doit être appréhendé en même temps qu'un autre aspect des choses.

Au lendemain de la guerre, des journaux ont été condamnés pour collaboration et ont cessé de paraître. Une sorte de nouvelle donne est alors intervenue et on pourrait dire de façon un peu caricaturale que la presse s'est alors partagée entre les gaullistes, qui ont pris les rédactions, et les communistes, qui ont pris les imprimeries. C'est le deuxième péché mortel de notre presse. En donnant une telle prérogative au syndicat du livre, on a commencé à mettre en oeuvre un système, une usine à gaz, qui a finalement été le fossoyeur de bien des journaux. En effet, dans les coûts de production - il m'est arrivé d'évoquer ces questions ici même au moment de l'affaire Presstalis -, il y a les imprimeries et la distribution des journaux, et ces coûts ont grevé très lourdement les coûts globaux de la presse, sa possibilité de se moderniser, d'embaucher, d'innover.

Ainsi, à partir des années 1970, lorsque, avec les chocs pétroliers, la chute de la croissance, le chômage, les journaux représentent une part de plus en plus importante dans le pouvoir d'achat des Français, on commence à voir les premières baisses de diffusion, même si la presse écrite a encore de beaux jours devant elle. Les recettes publicitaires commencent aussi à diminuer. Ce contexte économique crée, pour la plupart des quotidiens, les conditions d'une fragilité, si bien qu'ils deviennent des proies très faciles pour les appétits d'industriels qui, croyez-moi, ne sont pas du tout dans l'idée de faire du mécénat, mais plutôt dans celle de faire avancer leurs dossiers économiques et financiers et de développer leur influence, y compris politique. On se trompe complètement si on n'a pas en tête le fait que les industriels qui deviennent actionnaires de journaux sont motivés par ces deux intérêts.

J'ai évoqué le poids de l'Histoire avec les bonnes intentions de l'ordonnance de 1944, le rôle du syndicat du livre et la crise économique à partir des années 1970. Il faut aussi évoquer l'irruption du numérique, mais je voudrais terminer mon propos par un autre aspect : la crise généralisée de confiance dans l'information.

Les journaux sont là pour éclairer l'opinion, l'informer, lui dire le vrai. Il ne faut pas être le plus rapide, il faut être le meilleur et, pour cela, il faut en avoir les moyens. Cette crise de confiance vient de loin. Nous avons ainsi entendu en 1995, au moment des grandes manifestations contre les réformes Juppé, les premières grosses critiques contre la presse. Il y a eu ensuite le non au référendum constitutionnel européen de 2005 et, plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes ». Ces moments ont marqué un abaissement de la crédibilité de la presse. Les citoyens perçoivent une connivence entre la presse et les élites politiques et économiques, ils ont le sentiment de ne plus être représentés et informés correctement.

Les rédactions ne sont pas des chiens qu'on mène en laisse ! Rappelez-vous la fable du loup et du chien. Le loup crève de faim, le chien lui dit : « Viens chez moi, tu vas bien manger, on est bien traité. Le loup a bien envie d'y aller. Chemin faisant, il interroge le chien sur la marque qu'il a au cou. Le chien lui répond que ce n'est rien du tout. Le loup insiste et le chien finit par lui dire : Quelquefois, on nous attache... »

Dans la presse hyperconcentrée que nous connaissons aujourd'hui, on attache régulièrement, certes pas tous les jours, la liberté de la presse et l'indépendance des rédactions.

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

C'est à mon tour de vous remercier de me recevoir.

En recevant votre invitation, je me suis interrogée : à quel titre souhaitiez-vous m'entendre ? Celui de journaliste qui, au sein des Jours, enquête au long cours sur Vincent Bolloré, notamment depuis sa prise de pouvoir sur Canal+, puis sur le groupe Lagardère ? Celui de journaliste ayant exercé durant une quinzaine d'années à Libération, où j'ai suivi le secteur des médias ? Celui de dirigeante et cofondatrice du site d'information indépendant Les Jours ?

J'ai alors fait face à une évidence. Tout cela est intimement lié, parce qu'il s'agit finalement de la même question, cruciale pour la démocratie et qui est au coeur de votre commission d'enquête : comment, dans un paysage médiatique qui se concentre à toute vitesse, garantir la liberté d'informer ? Comment garantir que les citoyens soient bien informés?

J'ai lu aujourd'hui avec attention le baromètre annuel de la confiance dans les médias publié par La Croix : neuf personnes interrogées sur dix considèrent qu'il est important ou essentiel pour le bon fonctionnement d'une démocratie d'avoir des médias et des journalistes indépendants du pouvoir politique et économique, mais un tiers seulement estime que c'est le cas aujourd'hui.

Nous avons créé Les Jours en 2016 en partant du constat suivant : on n'a jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui, mais on n'a jamais eu autant de mal à être bien informé ! On retrouve les mêmes dépêches copiées-collées d'un site à l'autre. Sous cette masse protéiforme, le lecteur se retrouve asphyxié, noyé sous une information sans mémoire. La réponse que nous avons décidé d'apporter, c'est celle de faire des choix dans l'actualité, d'agripper des sujets, d'enquêter et de ne plus lâcher ; d'inventer la forme innovante du journalisme en série qui raconte une histoire vraie, épisode après épisode ; et de le faire dans un média indépendant, détenu en majorité par ses salariés, sans publicité et sur abonnement, donc financé par ses lecteurs. Nous n'avons donc de comptes à rendre qu'à nos lecteurs, dans une relation de transparence et de confiance. Nous avons aussi la conviction que le numérique n'est pas le lieu de l'information qui ne coûte rien, qui ne vaut rien, et que la crise de la presse n'est pas une fatalité.

J'ai pu éprouver la liberté de ce modèle et la joie professionnelle qu'elle procure, mais aussi sa difficulté et les sacrifices nécessaires pour maintenir un équilibre durement acquis, qu'il faut maintenir et dépasser dans un environnement de plus en plus concurrentiel.

C'est dans ce cadre qu'en tant que journaliste j'enquête avec Raphaël Garrigos depuis six ans sur Vincent Bolloré, ses méthodes, la manière dont il prend le pouvoir, sa brutalité, son interventionnisme, la manière dont il met les antennes au service de ses intérêts, la façon dont il censure, s'est débarrassé à trois fois reprises de la quasi-totalité d'une rédaction, il a transformé une chaîne d'information en haut-parleur pour l'extrême droite en tremplin pour Éric Zemmour, avant d'étendre cette emprise et cette idéologie au groupe Lagardère, pour se retrouver, à moins de trois mois de la présidentielle, à la tête d'une machine de guerre idéologique, et ce dans une impunité quasi totale.

Nous avons pu faire ce travail et ces révélations, car nous sommes un média indépendant, que nous ne subissons de pression de personne, parce que nous avons inventé un modèle éditorial innovant qui nous permet de creuser et de ne jamais lâcher un sujet.

Il n'y a certes pas que Vincent Bolloré, mais celui-ci a envoyé un message à tous les propriétaires de médias : il est possible de purger une rédaction. Par comparaison, tous les autres propriétaires de médias en deviennent acceptables. Un journaliste du groupe Lagardère m'a ainsi dit qu'on en était à un point où Bernard Arnault passait pour un chevalier blanc. Nous en sommes là.

Chaque citoyen doit pouvoir entendre une information rigoureuse, honnête, respectueuse de l'éthique et de la déontologie. Dans le monde des médias audiovisuels, on a aujourd'hui un secteur privé tout-puissant, bipolarisé entre TF1 et M6 d'une part, et le groupe Bolloré-Vivendi-Lagardère d'autre part, avec le service public au milieu. Car, derrière l'écran de fumée des GAFA, la réalité est celle-ci : c'est entre eux et au niveau national qu'ils se battront. Alors que fait-on maintenant ?

La réforme, voire la réécriture de la loi de 1986 est une évidence tant elle est obsolète : on s'attaque aujourd'hui au numérique avec des outils de l'âge de pierre. Il faut trouver des verrous pour se prémunir d'actionnaires industriels interventionnistes, voire destructeurs, pour protéger les rédactions et les lecteurs, que ce soit en matière de gouvernance des médias ou de dispositifs juridiques contre, par exemple, le trafic d'influence en matière de presse. Il faut aussi se donner les moyens de faire respecter la loi, avec l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Enfin, il faut au contraire soutenir ceux qui ont fait le choix risqué de l'innovation l'indépendance.

Selon Albert Camus, dans son manifeste pour un journalisme libre de 1989, qui avait d'ailleurs été censuré, le journaliste doit refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. Il y a urgence.

Debut de section - Permalien
Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion

Ma vision sur la concentration de la presse est à certains égards différente de ce qui a pu être dit. J'ai créé L'Opinion il y a neuf ans, après trente-cinq ans de vie de journaliste aux Échos puis au Figaro, avant de revenir aux Échos comme patron de presse, à quoi s'ajoutent des chroniques quotidiennes sur RTL, Europe 1 et France Inter. Depuis 2013, le site et le journal ont grandi. Il y a deux ans, nous avons acquis L'Agefi. Notre petit groupe fait un chiffre d'affaires de 25 millions d'euros et emploie 140 personnes, dont 85 journalistes.

Tout d'abord, la France a, dans presque tous les domaines de l'économie, des champions mondiaux : automobile, aéronautique, services, luxe, ingénierie, banque et assurances, etc., partout sauf dans les médias. Le français est certes moins parlé que l'anglais ou que l'espagnol, mais la francophonie existe et on peut travailler à l'international sans travailler en français.

J'y vois plutôt la conséquence des choix faits pour interdire la concentration des médias depuis cinquante ans, avec, notamment, la loi Hersant, qui ont eu pour objectif d'empêcher la constitution, voire de démanteler des groupes déjà existants. Le but de préserver la diversité et les journalistes est noble, mais les journaux sont restés petits, sous-capitalisés, avec des coûts d'exploitation lourds, notamment, comme l'a dit Éric Fottorino, du fait d'un accord avec les organisations syndicales, notamment la CGT. Certains se sont faussement rassurés d'être seuls sur leur territoire, et personne ou presque n'a pu développer de stratégie de croissance. Or, aujourd'hui, nous arrivons au résultat inverse de celui qui était recherché : il y a moins de journaux et moins de journalistes. Mais on s'interroge quand même sur la concentration des médias.

Pour autant, face à quelques grands groupes, une myriade de nouveaux groupes médias et de nouveaux usages ont émergé, pas seulement des journaux, radios et télévisions, mais aussi des sites, des applications et des réseaux sociaux. Il y a donc à la fois plus de concentration et plus de nouveaux médias.

Il s'agit là d'un phénomène classique en économie : plus une entreprise grossit, plus elle laisse des niches pour plus petits qu'elle. Les géants sont moins agiles. Ford, General Motors, Stellantis et Peugeot, par exemple, n'ont pas empêché le nain Tesla de bouleverser le marché de l'automobile. Dans nos médias, est-ce un journal financier qui a créé Boursorama, un magazine féminin aufeminin.com et un journal de santé Doctissimo ? Non. Les journaux existants étaient à chaque fois trop installés et pas assez agiles sur de nouvelles opportunités. Nous avons quelques grands groupes dominants en France, mais de petits médias se créent et assurent une diversité.

J'entends ensuite que la France serait le pays dans lequel les milliardaires possèdent la presse. Toutefois, depuis des décennies à l'étranger, de grandes fortunes ont investi dans la presse, comme Robert Maxwell ou les frères Barclay, notamment propriétaires du Ritz, avec The Telegraph, au Royaume-Uni. En Italie, la famille Agnelli, propriétaire de Fiat, contrôle La Repubblica, La Stampa et The Economist, et il y a aussi eu De Benedetti, avec La Repubblica également. Au Canada, Desmarais est passé du transport public au journal La Presse, et les frères Bronfman, qui ont fait fortune dans les alcools et sont devenus des actionnaires influents de Vivendi. Aux Etats-Unis, Jeff Bezos a racheté le Washington Post et le Mexicain Carlos Slim a sauvé le New York Times. Voilà pour la prétendue spécificité française, où le phénomène n'est d'ailleurs pas nouveau, avec François Coty, industriel du parfum entre les deux guerres, Jean Prouvost, héritier d'une dynastie textile, qui reprendra Paris-Soir, embauchera Pierre Lazareff et acquerra Marie Claire et un petit hebdomadaire sportif, Match, qui deviendra ce qu'on sait aujourd'hui.

Ainsi, à côté de la concentration des médias, phénomène inéluctable, mais parfois souhaitable s'il est régulé, il faut favoriser la multiplication de médias qui doivent croître. En créant L'Opinion, j'ai parfois dû me battre contre les pouvoirs publics pour survivre, et constater que le système favorisant les insiders. Les concurrents ne rendent pas la tâche facile, mais c'est le jeu. En revanche, de façon plus problématique, le carcan des règles régissant la relation entre un média nouveau et la sphère publique est presque impossible à desserrer. Si un premier pas a été fait avec la création d'un fonds pour l'émergence, beaucoup reste à faire.

Cependant, favoriser ces nouveaux médias ne suffira pas. Il faut aussi lutter contre le vol de contenus et la captation de chiffre d'affaires publicitaire par les grandes plateformes mondiales. Une piste simple serait que le législateur confère à toutes les plateformes la qualité d'éditeur de médias, avec la responsabilité juridique et judiciaire sur la publication de contenus. Ce serait un bouleversement de la pratique de ces réseaux, qui sont devenus les médias les plus puissants du monde.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Les sujets sont différents entre les médias que vous représentez, et vos approches aussi.

La présente commission d'enquête a été voulue par un groupe politique du Sénat, qui y a consacré son droit de tirage annuel au milieu d'une actualité sanitaire pressante. C'est ainsi que nous avons décidé, au risque de surprendre certains, de parler de la concentration des médias. La raison en est, comme l'a souligné Edwy Plenel, que ce phénomène ancien s'est largement accéléré depuis les années 2010. On se réveille aujourd'hui avec un paysage de l'audiovisuel, des médias et de la presse, et donc des conditions mêmes de la liberté de la presse, complètement modifié, comme si la société le subissait. Il n'y a en effet jamais eu de débat ni de législation sur ce sujet depuis 1986, époque à laquelle on ne pouvait envisager les concentrations verticales actuelles, où les fournisseurs d'accès peuvent avoir un contrôle sur toute la chaîne de production et de diffusion de contenus.

Dans le domaine de la presse traditionnelle, un fleuron de la liberté et de la diversité était la presse quotidienne régionale (PQR), qui a fleuri après la Seconde Guerre mondiale avec de nombreux titres reflétant tous les courants d'opinion de la Résistance. Or, on en arrive finalement à de grands groupes, avec moins de journalistes, qui contrôlent plusieurs titres, voire des régions entières.

J'en viens à la presse numérique et à ma première question. La presse numérique est bien une presse, cela a été un combat, avec les mêmes droits et devoirs notamment en termes de TVA. Je me suis battu pour cela, d'abord seul avant d'être rejoint par d'autres. Comment réussissez-vous à ne tenir qu'avec des abonnés, sans publicité ? Comment peut-on encore être présent dans les kiosques, et donc en papier, et que cela signifie-t-il ?

En outre, quel est votre point de vue sur l'approfondissement des lois existantes pour permettre l'indépendance des rédactions même en cas de concentration ? Que serait, selon vous, un statut renforcé des rédactions ?

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Le côté hétérogène de cette table ronde est une bonne occasion d'avoir un débat qui vous éclaire, mesdames et messieurs les sénateurs.

Nous avons entendu que la concentration était nécessaire pour avoir des champions nationaux. Nous, nous défendons un idéal démocratique, qui est professionnel et qui ne dépend pas d'un drapeau ou d'une identité nationale. On a évoqué Coty, en clair la presse vénale qui a accompagné l'extrême droite et le basculement de la France dans la collaboration avec Vichy.

La question de la concentration et des grands groupes est avant tout celle du pluralisme et de la diversité. Les champions doivent avant tout être démocratiques et professionnels, avec une presse aussi respectée que le sont The Guardian et le New York Times. Des champions professionnels ne donneraient pas le spectacle actuel d'une information polluée par les opinions. Selon nous, les vérités doivent être au coeur et éclairer le débat public. Ce n'est pas le déluge des opinions pour tuer l'information.

C'est ce que nous voulons illustrer avec Mediapart : nous publions chaque année tous nos comptes, au centime près. Nous avons plus de 200 000 abonnés payants, avec une audience de 4,5 à 5 millions de personnes. En 2021, nous avons réalisé un chiffre d'affaires de 22 millions d'euros, pour un résultat net de 4 millions d'euros, soit 18 %, sans aucune manne, ni subvention publique ni actionnaire privé. C'est la voie du sursaut, il n'y en a pas d'autre. Mais pour que ce sursaut ait lieu, il faut un écosystème sain.

Je le redis, le plaidoyer pour des champions français détruit la valeur et la confiance. Demandez les chiffres d'un journal économique, La Tribune, et comment il a été détruit par Bernard Arnault et LVMH. M. Bernard Arnault est peut-être un industriel spécialiste du luxe, mais dans la presse, il ne sait pas faire, il ne sait que détruire de la valeur. Moi, je suis un patron de presse, je crée de la valeur. Mediapart, c'est 120 emplois, contre 25 à l'origine. Notre entreprise est profitable. Comment les élus de la Nation que vous êtes peuvent-ils justifier que la troisième, voire la deuxième fortune mondiale, et en tout cas la première fortune européenne, soit le premier bénéficiaire d'argent public dans la presse ?

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Je vous invite à répondre à la question sur votre modèle et la diffusion de la presse.

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Nous ne sommes qu'un petit poisson vertueux...

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Je viens de vous présenter notre modèle. Justement, ce n'est pas sur CNews mercredi matin, le jour où vous avez entendu M. Bolloré, que vous auriez eu connaissance de la corruption de deux chefs d'État africains avec des documents prouvant l'implication de M. Bolloré. C'était un cadeau pour votre commission d'enquête : vous auriez pu lui poser la question. C'est le sujet de votre commission !

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

C'est précisément nous qui définissons ce sujet. Je vous prie de répondre à la question du rapporteur.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Je considère que chacun doit nous donner son point de vue sur l'objet de notre commission d'enquête, c'est-à-dire la concentration dans les médias. La façon de répondre de M. Edwy Plenel me semble légitime, au-delà de ma question sur le modèle économique.

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Monsieur le président, LVMH a obtenu en 2019 la part du lion s'agissant des aides publiques, à savoir 16 millions d'euros. Comment expliquer qu'un industriel richissime ne mette pas la main à la poche ? Cela a des conséquences sur la qualité de l'information.

J'illustre mon désaccord avec Nicolas Beytout : alertée par l'exemple de La Tribune, la société des journalistes (SDJ) des Échos, quand M. Arnault est venu prendre leur journal en 2007, a publié la déclaration : « La presse est un métier, M. Arnault. » On peut y lire : « Un journal, plus encore quand il s'agit d'un journal économique, qui perd du crédit perd des lecteurs et finit par perdre de l'argent. Nous ne voulons pas connaître ce sort. Dans aucun grand pays capitaliste au monde, d'ailleurs, le principal quotidien économique n'est possédé par la première fortune locale, par un groupe gérant des dizaines de marques et l'un des plus importants annonceurs de la place. » C'est la question centrale.

Le modèle de Mediapart a servi d'exemple : nous avons été pionniers sur l'abonnement, sur la reconnaissance du statut de la presse en ligne et sur l'égalité de traitement entre papier et numérique. On nous l'a fait payer, mais cela a été gagnant pour tous. Mais aujourd'hui, l'écosystème est pollué par un conflit d'intérêt général : des actionnaires, qui ne sont pas des industriels de l'information, cherchent de l'influence et à défendre leurs intérêts en empêchant la diffusion de certaines informations qui dérangent ces intérêts.

Debut de section - Permalien
Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo

Je vais vous donner quelques éléments sur Le 1, né en 2007, et sur notre modèle. Le 1 a été suivi de trimestriels, comme America, avec 16 numéros le temps de la présidence Trump, puis Zadig, qui porte sur la France, et Légende, qui suit l'actualité au travers de grandes figures contemporaines. Au début de nos réflexions, on nous disait déjà qu'il n'y avait plus de salut que par le numérique. Edwy Plenel indiquait justement que, avec le tout numérique, on supprimait trois coûts : le papier, l'impression et la distribution. Face à cette accélération, lancer une publication papier semblait hasardeux.

Pour autant, opposer papier et numérique relève d'une vision paresseuse des choses. L'Histoire l'a prouvé, tous les médias se sont ajoutés sans s'éliminer : la télévision n'a pas éliminé la radio, et elles n'ont pas remplacé le papier.

La presse écrite vit une crise de l'offre : elle n'a pas su se renouveler dans un environnement qui a, lui, changé. Ensuite, on a abandonné la formation intellectuelle de notre civilisation depuis au moins le XVe siècle, celle d'un certain nombre de mots sur une page : le savoir lent, profond, l'assimilation et la compréhension du monde sont d'abord passés par là et nos cerveaux, certes plastiques, peuvent accepter la vitesse, mais ils ont besoin de cette lenteur et de cette profondeur.

Dès lors, j'ai analysé avec mon équipe ce que voulaient les lecteurs, question difficile. Quels étaient les grands défauts de la presse à mes yeux ? D'abord, elle était trop longue. Qui finit un journal aujourd'hui ? Le problème n'était pas la longueur des articles, mais le fait que les journaux sont devenus des hypermarchés de l'information, avec un refus de la hiérarchiser. Qu'est-ce qui vaut un gros titre, seulement quelques lignes, et qu'est-ce qui ne vaut rien ? Selon Albert Camus, un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Hiérarchiser, se concentrer sur l'essentiel est donc fondamental.

Ensuite, il y avait un entre-soi : les journalistes écrivaient pour les journalistes, et tout cela se mordait la queue. Il faut d'abord écrire pour le lecteur, et considérer qu'il est intelligent, s'adresser au meilleur de lui-même. Il y a plusieurs manières de le faire : Edwy Plenel le fait depuis longtemps avec Mediapart par l'investigation. Nous avons choisi les enquêtes de fond. La seule enquête de la presse française sur le scandale de Presstalis a été rédigée dans Le 1, avec le travail de Philippe Kieffer, car tous les autres dirigeants étaient autour de la table qui gérait Presstalis. Ils s'accordaient des ristournes, des passe-droits, etc.

Notre offre est d'individualiser un sujet chaque semaine, et de le revisiter par tous les savoirs, sensibles, avec la littérature, la poésie, l'art, et savants, avec des chercheurs dans tous les domaines, le tout médiatisé par le journalisme. Notre format est particulier : il commence par un A4, suivi d'un tabloïd avant de finir par un poster. Imaginez qu'on peut publier 35 000 signes, alors que ce format n'existe plus dans la presse aujourd'hui. C'est une immense liberté et une immense exigence, et nous nous adressons au seul lecteur, non aux confrères.

Nous avons près de 25 000 abonnés. Je n'oppose pas numérique et papier : nous avons lancé une application avant-hier. Nous sommes comme un judoka qui prend l'énergie de l'un pour l'apporter vers l'autre. La plupart de nos abonnés papier arrivent par notre site et par le numérique : il faut jouer de ces complémentarités.

En revanche, pour répondre à l'autre partie de votre question : chaque jour, je me demande si cela va durer. Nous non plus n'avons pas de publicité. Nous n'avons que nos lecteurs, et 200 000 euros de subventions par an au titre de l'aide au pluralisme.

Nous et nous seuls, qui sommes nos propres propriétaires, décidons de nos sujets. Si nous voulons consacrer un numéro au sujet des migrants, même si plus personne ne veut en entendre parler, nous le faisons sans nous préoccuper du volume de la vente. Nos lecteurs sont là, car cette démarche éditoriale leur plaît.

Je suis toujours consterné, voire ébahi de constater que, quand vous lancez un média papier et frappez aux portes de la Banque publique d'investissement (BPI), vous êtes immédiatement raccompagné vers la sortie. Ces banquiers-là, qui vous prêtent toujours deux parapluies lorsqu'il fait beau, on n'en a pas besoin. On a besoin de gens prêts à prendre des risques avec nous, mais aucune banque ne m'a prêté un euro. Nous avons attendu cinq ans pour avoir droit à un petit découvert, que nous n'avons d'ailleurs pas utilisé. Vous l'imaginez bien, au moment de l'affaire Presstalis, nous étions au-delà du découvert. Le jour où les banques accepteront de prendre des risques en soutenant de nouveaux médias, avec des prêts à taux zéro et autres facilités, on trouvera d'autant plus scandaleux le fait que des milliardaires reçoivent des aides publiques, directes et à la distribution.

On dure par les contenus. Tant que l'offre est à la hauteur des attentes des lecteurs, il y a une place pour une presse libre, indépendante et inventive. Cependant, les conditions économiques ne sont pas toujours réunies pour faciliter ces créations.

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

Un média, c'est d'abord une idée, une conviction. Quand nous nous sommes lancés en 2016, nous avons regardé ce qui s'était fait auparavant et ce qui avait fonctionné. Côté médias numériques, il y avait eu comme pionniers Mediapart, un site payant, et Rue 89, un site gratuit - dans le débat entre abonnement gratuit ou payant, c'est le payant qui l'emportait largement. Lorsque Mediapart s'est lancé, tout le monde pensait qu'ils allaient dans le mur, que seule la gratuité était possible. Aujourd'hui, Mediapart est le plus grand succès de la presse numérique dans notre pays. Le modèle de l'abonnement payant reste cependant plus difficile, il faut une offre originale, qui se singularise. Nous avons choisi de raconter l'actualité en série, de faire des choix plutôt que le copier-coller que l'on trouve partout.

Un média est plus facile à lancer qu'à faire durer, une fois passé le temps où l'on a pour soi la nouveauté ; la durée relève de choix éditoriaux. Au départ, dans la rédaction, nous inscrivions sur un tableau les thèmes que nous voulions traiter - la question des migrations, pour reprendre cet exemple, n'est certainement pas le sujet le plus lu, qui fait vendre, mais il nous intéresse. Quand nous nous sommes lancés, en 2016, le public était de plus en plus disposé à payer pour des contenus : le choix du numérique se justifiait d'autant plus que nous pensions que la presse n'utilisait pas toutes les possibilités de contenu offertes par le numérique, et nous avons voulu développer une façon numérique de lire l'actualité. Nous avons rencontré notre public, la majorité de nos lecteurs ont moins de trente-cinq ans, certains nous disent être venus à la presse par Les Jours.

Debut de section - Permalien
Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion

Notre modèle est différent à L'Opinion : je suis parti de l'intuition que les médias suivaient suffisamment l'actualité dans un marché en attrition, et que, à l'inverse de ce que j'avais fait pendant trente-cinq ans en recherchant l'exhaustivité, il y avait de la place pour un format court - huit pages -, avec seulement des « papiers » longs, des sujets présentés selon des angles précis, et ce à une époque où la mode était plutôt aux « fermes à clics » dans lesquelles les journalistes ne faisaient que reprendre des dépêches d'agences. J'ai voulu créer un média numérique avec une extension papier, considérant qu'internet c'est l'audience, alors que le papier, c'est l'influence. Notre modèle combine ainsi un site et un journal papier.

En réalité, L'Opinion est, depuis le lancement de Libération en 1974, le premier quotidien papier de la presse payante d'information à survivre - Info Matin s'est éteint en deux ans. Quant à la presse gratuite, elle a créé et rencontre désormais beaucoup de problèmes. L'édition d'un quotidien papier est complexe et coûteuse, mais je crois que la presse papier a un rôle à jouer, différent et complémentaire du média en ligne ; c'est sur cette combinaison que repose notre modèle.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Vos modèles sont effectivement très différents, mais au-delà de cette présentation, nous attendons aussi votre avis sur la concentration des médias.

Parmi les principaux actionnaires de L'Opinion, en plus de vous-même, monsieur Beytout, qui possédez 24,4 % du capital, on trouve Bernard Arnault, qui en détient 24,8 %, Liliane de Bettencourt, à 17,1 %, Ken Fisher, qui a investi 3,5 millions d'euros, Robert Murdoch, qui a injecté 2 millions d'euros au moins et qui est à 7,6 % du capital, mais aussi d'autres personnes qui ne manquent certainement pas de moyens, comme Jean-Philippe Thierry, ancien président des AGF, ou encore Philippe Louis-Dreyfus, l'armateur...

Je vous pose donc la question que j'ai posée de façon offensive à Bernard Arnault et à Vincent Bolloré : comment exercer une liberté d'enquête, de travail, d'expression des journalistes, quand le propriétaire a des intérêts sur les sujets dont vous traitez ? Ne voyez-vous pas, par exemple, des interférences avec les intérêts de LVMH ? On constate que le nombre d'articles parlant des activités de LVMH est plus important dans vos colonnes que chez vos concurrents, mais aussi que vous évitez des sujets qui pourraient gêner cette entreprise. Ce constat, je le fais en consultant la presse elle-même, sans disposer de moyens d'enquête particuliers, comme il en existe dans d'autres parlements ; je vous le dis en rassemblant des éléments issus de l'exercice même de la liberté de la presse : que répondez-vous ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion

La loi française oblige une société éditrice à rendre publique la liste de ses actionnaires. La société éditrice de L'Opinion s'appelle Bey Médias Presse & Internet, et son actionnaire à 100 % est Bey Médias. . Pour être précis sur ce point, permettez-moi de faire un détour par un épisode qui a failli nous être fatal, sous le gouvernement socialiste, qui voyait d'un mauvais oeil notre survie.

En 2013, il était possible à toute personne, physique ou morale, de déduire de ses revenus 25 % de son investissement dans un journal de presse d'information générale, une disposition qui a été renouvelée dans la loi de finances de 2022. Cette disposition était très intéressante pour capitaliser notre société, mais l'administration nous l'a refusée lorsque nous lui avons demandé un rescrit, au motif que les fonds avaient été recueillis par Bey Médias, que l'administration a qualifiée de « holding », et non pas par notre filiale chargée directement de l'édition (la société éditrice, Bey Médias Presse et Internet). Selon l'administration fiscale, c'est cette filiale qui aurait dû lever les fonds pour que nos investisseurs aient droit à la déduction. J'ai contesté, faisant valoir que le texte de la loi visait explicitement « toute société exploitant un journal » (et non pas « éditant » un journal), mais l'administration fiscale a balayé l'argument d'un revers de la main. Nous sommes allés en justice, le tribunal administratif de Paris nous a donné raison, puis la cour d'appel de Paris, puis le Conseil d'État, qui a condamné l'État aux dépens... Il faut donc bien préciser les choses, monsieur le rapporteur : lorsqu'il exige la publicité des actionnaires, le droit français vise explicitement ceux de la société éditrice, c'est-à-dire, pour L'Opinion, Bey Médias.

Au départ, j'ai accepté la demande de certains de nos actionnaires qui pensaient que leur participation à un média jugé libéral risquait de passer pour une forme d'agression du pouvoir en place - et ils ne voulaient pas être des victimes collatérales de notre média. Les actionnaires ont donc fait connaître leur nom progressivement (vous n'avez pas mentionné l'un de nos soutiens initiaux, en la personne de Claude Perdriel, qui a été actionnaire dès le démarrage). Tous participaient à une aventure dont l'orientation était libérale.

S'agissant de l'indépendance rédactionnelle, je vous réponds que, dans le pacte qui lie entre eux nos actionnaires, une disposition particulière me donne la majorité absolue sur toutes les questions éditoriales : le contenu, les choix, les limites à se fixer, le choix des journalistes. Pour le reste, la différence avec les médias dont vous avez abondamment parlé, c'est que se trouve au capital de L'Opinion un grand nombre de milliardaires, qui se surveillent, se contrôlent les uns les autres, ce qui me donne une extraordinaire liberté. En réalité, il n'y a pas de lancement d'entreprise d'envergure sans faire appel à des personnes qui ont de l'argent. Edwy Plenel vous a dit que Mediapart vivait sans actionnaires, mais il a en réalité fait appel à des grandes fortunes pour lancer son média, des gens extrêmement riches ont mis de l'argent pour qu'il devienne ensuite indépendant.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

J'ai lu des articles et analysé certains des papiers de L'Opinion, qui relèvent quasiment du publi-rédactionnel pour LVMH - on vous reproche de favoriser des actionnaires importants dans le traitement de l'information les concernant : que répondez-vous ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion

Qualifier de publi-rédactionnels des articles me paraît insultant au regard de la qualité professionnelle des journalistes qui les rédigent - c'est le commentaire que je ferai sur votre jugement. Je refuse de considérer que nous réservons un traitement particulier et plus favorable à LVMH dans nos colonnes.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Je voudrais revenir sur la question du financement lors du lancement de vos médias.

Au départ, chacun de vous a fait appel à des investisseurs, nous venons de citer plusieurs investisseurs de L'Opinion. Nous savons aussi que, pour Les Jours, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ont participé au lancement, tandis que Xavier Niel a apporté 200 000 euros à Mediapart, Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm 500 000 euros chacun. Comment, en réalité, peut-on lancer un média sans faire appel à des investisseurs, qui sont en général des personnes qui ont réussi dans un domaine qui, d'une manière ou d'une autre, intéresse nécessairement la presse ?

Debut de section - Permalien
Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo

Comme je l'ai dit, quand vous avez un projet de média, il n'est pas facile de trouver une banque qui vous prête de l'argent... Il se trouve qu'Henry Hermand avait apprécié le récit de mes vingt-cinq années passées au sein du journal Le Monde - Mon tour du « Monde ». Comme il connaissait la presse pour avoir participé au Matin de Paris, il m'a demandé si je ne voudrais pas faire un journal. Comme je lui ai répondu que je n'en avais pas les moyens, il m'a alors proposé son aide pour l'amorçage - et c'est ce que nous avons fait, avec un budget tous les trois mois en avançant à vue. Aujourd'hui, nous détenons 60 % du capital et le reste appartient à la famille d'Henry Hermand, qui est décédé en 2016. Nous sommes parfaitement libres sur le plan éditorial, il n'y a pas de clause sur ce point. Il se trouve qu'Henry Hermand, qui avait fait fortune dans l'immobilier commercial, avait été un compagnon de route de Michel Rocard, et qu'il a soutenu Emmanuel Macron. Je le précise parce que ce soutien fait dire à certains que, de ce fait, Le 1 serait un journal macroniste. Nous avions eu cette discussion en 2013 lorsque nous avons lancé Le 1, il n'était pas question de faire un journal qui soutiendrait Emmanuel Macron, et surtout, qui aurait alors prédit qu'il deviendrait Président de la République ?

Ceux qui lisent Le 1 savent ce qu'il en est : si j'ai eu des échanges intéressants et importants avec Emmanuel Macron lorsqu'il était ministre de l'économie, notamment sur la place du roi dans nos institutions, nous avons aussi été très sévères sur la politique économique et sociale conduite par le Président de la République - je ne me suis donc jamais mis de laisse autour du cou avec ce soutien initial. Cela dit, j'aurais beaucoup aimé recevoir le soutien initial d'un investisseur parfaitement neutre...

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

On ne lance pas un média sans argent, ni bien sûr un média indépendant. Nous avons passé l'année 2015 à construire Les Jours, sur le plan technique, éditorial, financier ; nous l'avons fait brique par brique, en faisant appel aux lecteurs au travers d'un financement participatif, qui nous a rapporté 85 000 euros et qui a constitué ce qui est devenu notre communauté d'abonnés. Nous sommes allés voir des investisseurs privés sur cette base. Les cofondateurs possèdent 69 % du capital, viennent ensuite les lecteurs, à hauteur de 10 %, et une dizaine d'investisseurs, dont Xavier Niel, pour de très petits pourcentages.

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

Oui, ce n'est pas caché, la liste des noms de nos investisseurs est en ligne. Nous avons le contrôle sur notre capital, les actionnaires privés n'en ont qu'une très faible part et ils ne siègent dans aucune instance de notre journal.

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

Non, ils viennent à l'assemblée générale annuelle.

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Nous abordons ici la question du libéralisme, que l'on peut poser ainsi : sommes-nous un pays libéral et sommes-nous une démocratie vivante ?

D'un point de vue anglosaxon, où le libéralisme économique est tempéré par un libéralisme politique qui respecte l'indépendance de contre-pouvoirs, nous ne sommes pas un pays libéral. Quand nous avons voulu fonder Mediapart, je pensais que nous trouverions facilement des personnes souhaitant une presse indépendante, qui dérange y compris leurs intérêts ; or, ces gens-là n'existent pas en France. À Mediapart, nous pratiquons un journaliste d'intérêt public, qui peut déranger un jour la droite, un jour la gauche, le monde des affaires, celui des partis politiques, un journalisme au service du droit de savoir des citoyens. J'insiste sur ce point, parce que c'est le coeur du sujet : si le libéralisme économique, c'est seulement la rapacité économique accompagnée de brutalité démocratique, ce n'est pas du libéralisme, mais c'est ce qui fonde des démocraties autoritaires où le monde des affaires fait ce qu'il veut, y compris abaisser le contrepouvoir qu'est la presse.

Quand nous avons lancé Mediapart, en 2007, le financement participatif en ligne n'existait pas, et notre premier financement a été l'endettement des fondateurs. Nous nous sommes endettés pour un montant d'un peu plus de 1 million d'euros - j'ai remboursé pour ma part un emprunt personnel pendant dix ans. Il n'était pas question pour nous de demander des financements complémentaires sans avoir pris nous-mêmes le risque de nous engager ; c'est ce que nous avons fait, avec deux exceptions que vous avez citées : Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm, qui ont accepté de nous accompagner.

Parallèlement, nous avons créé une Société des amis de Mediapart, réunissant 87 contributeurs. À ce sujet, je veux rectifier ce qui est monté jusqu'au Président de la République lors de l'entretien que nous avons eu avec lui en 2018 : non, Xavier Niel n'a jamais été actionnaire direct de Mediapart. Il a été l'un des 87 donateurs de la Société des amis de Mediapart, présidée par le mathématicien Michel Broué, et il l'a été à une époque où il n'était pas du tout l'oligarque qu'il est devenu, où il était un simple fournisseur d'accès internet, avant la cession de Free.

Enfin, une fois cet amorçage réalisé, la recette du financement, comme l'a dit ma consoeur Isabelle Roberts, ce sont les abonnés. L'essentiel pour nous était d'atteindre le point d'équilibre. Nous avons réuni 3,5 millions d'euros pour démarrer, en 2008, et nous avons atteint le point d'équilibre deux ans et demi plus tard, à la fin de l'année 2010, dans la foulée de l'affaire Bettencourt, avec 40 000 abonnés.

Par la suite, nous avons veillé à la bonne gestion et à la rentabilité de cette entreprise, avec pour objectif d'inventer un modèle vertueux, que nous avons mis cinq ans à élaborer, dans le cadre du Fonds pour une presse libre, fonds de dotation qui sanctuarise Mediapart. En conséquence, Mediapart s'est endetté pour racheter l'ensemble de ses actions. L'actionnaire est la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart, qui est elle-même contrôlée par le Fonds pour une presse libre.

Pour terminer, il existe un point commun entre nous quatre, quelles que soient les différences de sensibilité, de parcours et de modèle : vous avez devant vous des représentants de journaux ou de médias de journalistes, créés par des journalistes, défendant le métier de journaliste. La cohérence de ce métier autour du service du public, autour de la vérité des faits : voilà notre point commun. Cela est vrai, quelles que soient nos divergences, notamment avec Nicolas Beytout - je sais combien il y a d'excellents journalistes à L'Opinion.

Excusez-moi, monsieur le président, si j'ai été un peu vif tout à l'heure, mais nous sommes devenus des exceptions. Aujourd'hui, les médias de journalistes ne sont plus majoritaires au sein du paysage médiatique. Les directeurs de publication, qui, aux termes de la loi de 1881, sont comptables des contenus - je me suis encore rendu deux fois au tribunal cette semaine à ce titre -, ne sont plus des journalistes. Dans nos médias, ils le sont encore, mais, dans les autres, ce sont des gens liés au milieu d'affaires.

Nos modèles sont vertueux, mais la question qui vous est posée est celle du « mur » - « the wall », pour reprendre une formule libérale, au véritable sens du terme, que l'on utilisait traditionnellement à l'égard des intrusions de la publicité dans le contenu éditorial. Comment créez-vous le mur par rapport à cette presse d'industrie qui intervient dans les médias - nous sommes bien placés pour le savoir - pour que les informations qui dérangent ses intérêts ou sa clientèle, notamment politique ou partisane, n'y soient plus répercutées ? C'est une vraie question que vous aurez tous à traiter un jour ou l'autre.

Le fait que telle ou telle information soit en tête de gondole, dans les headlines, dans la manchette, c'est là la vitalité d'une démocratie ! Combien de fois avons-nous été témoins, à Mediapart, d'informations d'ampleur qui ont mis un temps fou à parvenir dans l'espace public ?

Je vous recommande, à ce propos, de regarder le film que nous avons produit et réalisé avec l'agence Premières Lignes, qui produit Cash Investigation. Ce film sera visible à partir du 15 février sur Mediapart et sortira le lendemain en salles dans toute la France. Il s'intitule Media crash, qui a tué le débat public ? C'est au coeur de votre sujet.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Merci. Comprenez bien que ce qui nous intéresse, c'est de comprendre vos modèles, qui sont atypiques par rapport aux autres médias français.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

Puisque le pluralisme est le maître mot de notre commission d'enquête, nous sommes particulièrement heureux de vous auditionner cet après-midi. Alors que défilent devant nous des stars du CAC 40, vos personnalités et vos parcours ne laissent pas indifférents, ce qui est particulièrement stimulant dans ce monde monotone.

Le sujet dont nous traitons est vieux comme le monde, comme MM. Plenel et Fottorino l'ont rappelé tout à l'heure avec brio. Pour ma part, je veux très modestement évoquer le rapport Lancelot de 2005, qui avait été commandé par le Premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin. Ce rapport n'est pas très ancien et il est très intéressant. La concentration des médias est un marronnier, mais, comme vous l'avez tous souligné, la verticalité actuelle nous donne le sentiment que sa force est décuplée.

Je veux vous poser trois questions relativement simples.

Premièrement, nous avons, en France, une presse d'opinion subventionnée. M. Plenel l'a rappelé, qui a même montré le mécanisme par lequel de grandes puissances économiques parviennent à tirer profit de cet argent public. C'est une spécificité française.

L'audiovisuel a, pour sa part, ceci de particulier qu'il est un bien public puisqu'il fait appel à des fréquences pour être diffusé et qu'il doit donc être autorisé, et qu'il n'y a pas d'audiovisuel d'opinion.

Faut-il en arriver, justement, à un audiovisuel d'opinion ? Et est-ce que l'audiovisuel public, dont je rappelle qu'il est lui aussi financé de façon très importante par le budget de l'État - à hauteur de 3,7 milliards d'euros - ne peut pas jouer ce rôle d'audiovisuel totalement indépendant ? Vous savez qu'il est, pour le moment, sous le feu de la critique, puisqu'on l'accuse de rouler plutôt à gauche.

Deuxièmement, à l'heure où les influenceurs sont portés au rang de stars dans la consommation, comment est-il possible d'empêcher des capitaines d'industrie d'obtenir de l'influence par l'intermédiaire des médias ? Cela me fait penser à la profusion d'ingénieurs dont le métier ne consiste qu'à rechercher comment contourner les règlements de plus en plus contraignants de Formule 1... Y a-t-il un chemin pour éviter cela ?

Troisièmement, pour rebondir sur ce qu'ont dit MM. Beytout et Fottorino, ne faudrait-il pas trouver un mécanisme permettant de favoriser l'émergence du pluralisme ? Vous êtes la preuve vivante que celui-ci est possible. Au demeurant, je ne peux me résoudre, monsieur Plenel, à ce que notre pays soit caricaturé comme étant illibéral. J'ai lu les articles de Mediapart sur les auditions de MM. Bolloré et Arnault. Indépendamment du talent d'écriture de son auteur, je trouve que vous avez eu la dent très dure... Le Sénat fait son travail avec rigueur et ne roule pour personne, ainsi que la pluralité des sensibilités représentées autour de cette table en atteste.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Laugier

Monsieur Plenel, combien de journalistes exactement travaillent aujourd'hui pour Mediapart ? Sur quels critères les recrutez-vous ?

Le fonds de dotation qui est aujourd'hui à sa tête a-t-il des participations dans d'autres médias ? Il pourrait alors s'agir d'un début de concentration...

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Non : il n'en a pas.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Laugier

De manière beaucoup plus globale, notre monde évolue énormément. Je veux insister sur la part prépondérante des grands réseaux, des grandes plateformes internationales.

La presse a perdu, en dix ans, 50 % de ses revenus publicitaires, qui ont surtout été captés par les grandes plateformes.

J'ai bien entendu qu'il fallait éviter les concentrations, mais des concentrations n'ont-elles pas permis de sauver certains médias ? La concentration peut aussi présenter des avantages.

Estimez-vous que l'audiovisuel public est le modèle idéal de pluralisme et d'indépendance journalistique ?

Pour terminer, en quoi incarnez-vous ici aujourd'hui la liberté d'expression par rapport aux autres médias ?

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Robert

M. Plenel a tenu à rappeler l'objectif de notre commission d'enquête. Je veux lui dire qu'il nous importe également de parler de la qualité de l'information. Je connais le travail que vous réalisez. Quand je lis Le 1, j'ai parfois l'impression de lire de la littérature... La qualité, dans ce monde complexe de la fabrique de l'information, est aussi un sujet - par rapport, notamment, aux chaînes d'information en continu.

Je veux également aborder la question de l'évolution des usages. Comment, demain, va-t-on lire l'information ? Comment les générations actuelles s'emparent-elles de cette question ?

Nous avons parlé des modèles économiques, de l'organisation, de la gouvernance. Tout se tient ! Bien sûr, la question des interférences se pose, mais, en tant que parlementaires, nous devons avoir une vision un peu plus globale pour pouvoir légiférer. De fait, il y a des dispositifs législatifs que nous aurions envie de réformer.

On a parlé de la loi de 1986, du statut juridique des rédactions et des aides à la presse. Y a-t-il, selon vous, d'autres dispositifs que nous pourrions imaginer pour garantir le pluralisme et rendre la presse indépendante viable ?

Considérez-vous que l'Arcom dispose aujourd'hui des outils pour mettre en oeuvre les missions qui lui sont confiées ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion

Je veux d'abord rappeler que la majorité des subventions actuelles qui sont versées à la presse, en tout cas à la presse papier, sont reroutées directement vers Presstalis : ces sommes qui apparaissent dans les tableaux comme des aides directes à la presse lui sont directement reversées par les journaux. C'est tellement vrai que, la veille du jour où nous recevons ces aides, nous recevons un courrier du directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), qui nous demande de nous engager sur l'honneur à reverser immédiatement ces sommes. Pourquoi ces sommes, qui sont liées au plan de sauvetage de Presstalis, passent-elles par les médias ? Parce que, si elles lui étaient versées directement, elles seraient considérées comme des aides d'État et condamnées par Bruxelles.

Par conséquent, je vous engage à regarder les chiffres avec beaucoup de précautions : on est assez loin des sommes qui sont généralement évoquées.

S'agissant de l'opportunité d'une presse audiovisuelle d'opinion, je considère, pour ma part - je sais que cette vision est peu répandue -, que, en dehors des périodes électorales, où une égalité démocratique est nécessaire, le sujet des temps de parole est désormais obsolète. Lorsqu'il y avait deux ou trois chaînes, qui relevaient du service public, il était de l'intérêt public que ces temps de parole soient équilibrés. Désormais, on peut s'informer un peu partout, sur un grand nombre de chaînes d'information, mais aussi en streaming. Je pense à ces nouveaux médias qui sont extraordinairement populaires dans une partie de la population, comme Brut : c'est un média qui a une ligne éditoriale qu'il se sent libre de porter et de propager. Il n'a que faire de l'équilibre des opinions.

Dans ce paysage désormais multiple, l'Arcom pourrait-elle consacrer sa force à autre chose ? Cette possibilité serait sûrement bienvenue.

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

Vous ne serez pas étonnés que je sois totalement en désaccord avec ce qui vient d'être dit.

Il y a, aujourd'hui, une chaîne qui est devenue une chaîne d'opinion. Vous avez eu l'occasion d'en parler avec Vincent Bolloré cette semaine : c'est CNews. Il l'a nié, mais je rappelle tout de même que le slogan de CNews est « Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion. » C'est donc revendiqué jusque dans le slogan et dans les publicités !

Non, je ne pense pas que les chaînes de télévision doivent devenir des chaînes d'opinion et, pour ma part, je ne pense pas du tout que le temps de parole soit obsolète ; je pense même qu'il devrait être renforcé. En effet, le grand problème avec CNews, qui est un cas d'école en la matière, c'est que la petite musique que cette chaîne fait entendre ne passe pas seulement par les invités politiques, pour lesquels ils sont plus ou moins obligés de respecter le temps de parole, même s'ils essaient de passer outre - lors des régionales de juin dernier, ils ont malencontreusement « oublié » une heure de RN dans leur déclaration au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)... Ils usent d'astuces en faisant passer certains invités dans la nuit, ce pour quoi ils se sont aussi fait taper sur les doigts, ou en en « refourguant » un certain nombre dans ce qu'ils appellent le « Zap politique ».

Cette petite musique passe surtout par une catégorie d'invités que je qualifierais de « permanents », qui, en réalité, ne sont plus des invités, mais des chroniqueurs rémunérés - M. Bauder, que vous avez auditionné, l'a lui-même reconnu. Je pense très précisément à Jean Messiha, désormais porte-parole d'Éric Zemmour et invité « obligé » de CNews, quatre fois par semaine, à la demande de Serge Nedjar, patron de la chaîne - j'ose espérer que cette pratique va cesser. Les idées, les opinions passent aussi par ces personnes-là ! Les invités permanents sur CNews, c'est aussi Charlotte d'Ornellas, de Valeurs actuelles, ce sont des gens de Boulevard Voltaire, de Causeur...

Je pense donc qu'il faut, au contraire, renforcer les pouvoirs de l'Arcom. Il y a beaucoup de fantasmes autour de celle-ci, qui, suivant les opinions, passe tantôt pour être un supercenseur, tantôt pour être trop molle. Or elle ne fait rien d'autre qu'appliquer la loi. Comme vous le savez, elle dispose de tout un arsenal de ripostes graduées, qui peuvent aller jusqu'à couper l'antenne à une chaîne qui n'aurait pas respecté ses obligations. De ce fait, elle paraît très souvent trop molle. Pourtant, elle a pris des décisions assez fortes, notamment en infligeant une amende de 200 000 euros à CNews pour les propos d'Éric Zemmour sur les mineurs isolés, pour lesquels il a été condamné par la justice cette semaine.

Il faudrait aujourd'hui que l'Arcom voie son rôle clarifié et qu'elle ait des outils plus clairs. Pour ce faire, on en revient toujours, naturellement, à une modification de la loi.

Debut de section - Permalien
Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo

Je ne suis pas spécialement compétent sur les questions de télévision, mais je tâche d'être un citoyen attentif et, en cette qualité, il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour, qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos.

Je pense qu'il faut du pluralisme au sein des chaînes, que ce soit les chaînes du service public ou les chaînes privées, mais je serais un peu plus prudent que Nicolas Beytout sur la question du temps de parole. Le temps de parole est aussi, quelquefois, du temps de propagande et de désinformation. Quand j'entends Éric Zemmour, je n'entends pas de l'information ni même une tentative d'éclairer les esprits des citoyens : je n'entends que de la propagande de bas étage. Dès lors, plus le contrôleur qu'est le CSA aura des moyens, plus il sera vigilant, et plus notre démocratie élective s'en trouvera renforcée.

La concentration a-t-elle sauvé les médias ? Nous ne sommes pas des juges instruisant à charge ou à décharge : notre métier nous oblige à avoir le goût de la nuance et à vérifier les informations. À cet égard, il importe, à mes yeux, de rappeler que nombre des journaux qui ont été rachetés à partir des années 1970 ont été très contents de trouver ces actionnaires ; ils sont même quelquefois allés les chercher.

C'est un vrai problème pour les journalistes que nous sommes. Chacun d'entre nous, à son petit niveau - nous ne sommes pas des mastodontes -, a inventé quelque chose qui a l'heur de plaire à un certain nombre de lecteurs qui nous font vivre et avec lesquels nous avons une relation directe, mais je pense que le rachat de tous les grands médias qui a eu lieu ces dernières années démontre que, globalement, les grands journaux n'avaient pas trouvé un modèle économique viable qui leur permettait d'inviter les actionnaires potentiels à passer leur chemin.

M. Hersant a regroupé Le Figaro et L'Aurore, il a regroupé des journaux départementaux pour contourner la loi sur les concentrations, mais, en réalité, ces journaux étaient en train de mourir. M. Niel apparaît comme un sauveur, comme un chevalier blanc face aux difficultés de France-Antilles. On peut aussi penser à ce qu'a fait Bernard Tapie en Provence.

Quand les journaux rencontrent des difficultés et vont chercher des repreneurs, ces derniers s'arrogent évidemment des droits, des prérogatives qu'ils ne devraient probablement pas avoir. Mais il ne faut pas oublier que, pour danser le tango, il faut être deux et, très souvent, si des médias n'avaient pas été rachetés, ils seraient morts ! Monsieur Laugier, tout cela entre effectivement dans des stratégies de concentration, mais beaucoup de médias seraient morts s'il n'avait pas trouvé des investisseurs pour les soutenir.

Comment va-t-on lire l'information demain ? Là aussi, madame Robert, nous touchons au coeur de notre métier. Qu'est-ce qu'une information aujourd'hui, alors qu'il n'y a aucun consensus sur les faits eux-mêmes ? De la même manière que l'on met un casque aux jeunes cyclistes pour leur protéger la tête - vous savez que je fais du vélo... -, je pense qu'il faut mettre un casque d'information aux jeunes, surtout au moment où le cerveau est encore très malléable, pour les protéger contre les désinformations qu'ils vont entendre tout au long de leur vie.

C'est une tâche immense, à la hauteur de l'enjeu qu'est l'éducation. C'est très bien que l'enseignement prévoie des heures d'éducation aux médias - elles sont passées de la seconde à la cinquième -, mais je pense que ce n'est rien par rapport à ce qui doit être fait. Les professeurs me disent que les élèves ne croient plus les textes qu'ils lisent et remettent en cause le savoir. Or la compréhension, l'honnêteté intellectuelle, la bonne foi, c'est précisément l'inverse de l'attitude des tycoons qui vous disent aujourd'hui qu'ils ne connaissent pas M. Zemmour et semblent à peine savoir qu'il intervient sur leur chaîne ! C'est vraiment « se foutre » du monde.

Je pense qu'il est très important que, dès le début, l'information soit au coeur des apprentissages, des programmes, aussi bien que l'histoire, les mathématiques ou les sciences de la vie et de la Terre.

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Je vous remercie, madame la sénatrice Robert, d'avoir rappelé que, derrière tout cela, il y a la question de la qualité de l'information. George Orwell disait : « Le premier ennemi de la vérité n'est pas le mensonge, ce sont les convictions ! » Notre métier ne consiste pas à produire des opinions ; évidemment, nous en avons tous, comme chaque citoyen. Notre responsabilité professionnelle - c'est là-dessus que nous sommes jugés - est de produire des faits, des informations, et de les documenter pour nourrir le débat public ; elle n'est pas d'énoncer de « grandes vérités »...

Monsieur le sénateur Hugonet, je n'ai pas employé le terme de dictature, je parle plutôt, et cela depuis très longtemps, de démocratie de basse intensité. Pierre Mendès-France disait : « La démocratie, c'est une culture, une façon d'être, ce ne sont pas simplement des institutions. »

Pour moi, le manifeste intellectuel et philosophique du journalisme est un texte d'Hannah Arendt - nul hasard si elle est également l'auteure du livre Les origines du totalitarisme. Ce texte, qui s'intitule Truth and Politics, a été publié dans The New Yorker au sein d'un recueil sur la crise de la culture. Hannah Arendt rappelle cette chose essentielle : les vérités les plus fragiles sont les vérités de faits que produisent les journalistes, tandis que les vérités d'opinion ne sont pas menacées. C'est bien ce qui est en péril aujourd'hui en France et pas en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie ou même aux États-Unis malgré les tentatives de M. Trump...

Nous vivons, sidérés, un moment tout à fait singulier où les opinions sont en train de tuer l'information, où on peut dire des énormités sur notre passé, sur Vichy, sur Dreyfus, sur nos compatriotes de culture, de croyance ou d'origine musulmane, sur les universités, sur la diversité de notre peuple, etc. On peut avancer des idéologies de l'inégalité naturelle, qui sont radicalement opposées à l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Et on peut dire tout cela à antennes déployées !

Comment défendre l'indépendance et la vitalité de l'information, alors que nous nous heurtons à cette vague qui nous emporte et qui domine le débat public ?

Cela m'amène à la question de la télévision. Je suis sidéré que le CSA, l'Arcom aujourd'hui, n'intervienne pas. Nous sommes des entreprises privées qui participons au pluralisme et nous sommes soumis à une formidable loi, la loi de 1881 sur la liberté de la presse, avec une jurisprudence abondante sur l'intérêt public, le respect du contradictoire, la diffamation, le sérieux de l'enquête... Quand on cède une fréquence hertzienne à une chaîne de télévision, on cède un bien public - il arrive d'ailleurs que certains la revendent dans des conditions discutables pour faire fortune... Et le CSA signe alors une convention avec les responsables de ladite chaîne. J'ai devant moi celle qui a été signée avec CNews le 27 novembre 2019 : on y parle de pluralisme dans l'expression des courants de pensée, d'engagements à ne pas encourager les comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité, de promotion des valeurs républicaines d'intégration et de solidarité, etc.

Je ne comprends donc pas comment cette chaîne peut continuer d'exister !

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

J'ai lu le même extrait au directeur de l'information de CNews ; il a répondu qu'il respectait la convention...

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Quand il s'agit de chaînes hertziennes en accès libre et gratuit, il s'agit d'un bien commun et nous devons disposer des moyens de contrôler qu'une telle chaîne ne se transforme pas en une chaîne d'opinion. Sinon, le pluralisme et la diversité sont atteints.

Cela m'amène à la question posée par M. le sénateur Laugier : la concentration ne sauve-t-elle pas les médias ? Les véritables questions seraient plutôt de savoir si cette concentration se fait au détriment de la qualité du débat public et si, pour en revenir au terrain économique, la concurrence est libre et non faussée. Je ne reviens pas sur les chiffres que j'ai déjà cités tout à l'heure. Il n'y a pas, aujourd'hui, de vérité des prix, puisque les résultats de ces médias ne seraient pas les mêmes s'ils ne percevaient pas les aides publiques versées par l'État et s'ils n'avaient pas signé d'accords secrets avec les Gafam. Vous parlez de sauver les médias, mais il n'y a pas de vérité des prix d'un point de vue économique et il n'y a pas de respect de l'honnêteté du débat public.

Je vais donc vous rappeler brièvement mes propositions.

Premièrement, les aides directes, cette tradition française dont parlait M. Hugonet, cette exception française, sont un archaïsme total. Nous ne sommes pas les seuls à le dire ; de nombreux rapports ont été publiés à ce sujet, que ce soit par la Cour des comptes, par M. Roch-Olivier Maistre lui-même, qui est aujourd'hui président de l'Arcom, ou par d'autres. Les aides indirectes, qu'elles soient fiscales, sociales ou postales, c'est autre chose ; ce sont des aides à l'écosystème. Les aides directes à des entreprises ne sont pas admissibles. Nous devons faire en sorte que le système vive sainement et qu'il y ait une vérité sur les prix. Les rédactions doivent se battre pour elles-mêmes, ce qui ne peut pas être le cas si elles savent qu'il y a les aides publiques, d'un côté, le mécène oligarque, de l'autre. On ne peut survivre ainsi grâce à d'autres ! Il faut arrêter ces bouées de sauvetage pour que notre profession retrouve sa vitalité.

Deuxièmement, il faut mettre fin à l'opacité. On doit connaître l'actionnariat d'un journal, parce qu'il est au coeur du débat public. Il faut de la transparence sur son actionnariat comme sur les subventions et aides qu'il reçoit.

Troisièmement, il faut limiter la concentration verticale. Avec l'argument qu'il faut des champions français, cette concentration est vue sans limites, alors qu'elle s'ajoute avec celle qui est déjà au coeur de nos métiers, c'est-à-dire avec les secteurs de la publicité et de la communication. Il faut donc avancer sur les questions de conflits d'intérêts : il n'est pas légitime qu'interviennent tant d'activités non journalistiques, non éditoriales. Contrairement à ce qui a été dit tout à l'heure, les grands champions de l'information dans les démocraties vivantes sont des industriels de l'information, pas des industriels de l'armement, du luxe, de la téléphonie ou d'un quelconque autre secteur économique...

Quatrièmement, il faut, compte tenu de cette situation, donner des droits juridiques et moraux aux rédactions, y compris dans le secteur public afin que celui-ci soit indépendant des gouvernants - je dis cela pour répondre à votre inquiétude, monsieur Hugonet. Les rédactions doivent avoir des droits en ce qui concerne le choix des responsables éditoriaux et leur révocation. Cela me paraît un principe évident et un gage de confiance. C'est d'ailleurs le cas chez nous, comme cela l'était traditionnellement au Monde ou à Libération à l'époque où ils étaient contrôlés par les personnels.

Par ailleurs, Mediapart produit sur tous ces sujets les articles les plus longs et les plus documentés. Petit détail intéressant, le rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les plateformes et leur écosystème, une question centrale donc, n'a donné lieu, le lendemain de sa publication, qu'à une petite dépêche de l'AFP. Il s'agit d'un sujet largement transpartisan - la présidente de cette mission d'information appartient au groupe Les Républicains - qui concerne l'ensemble du système médiatique, en particulier lorsque le rapport, reprenant une position que j'avais défendue devant la mission, évoque le refus de certains médias d'apporter de la transparence sur les accords de gré à gré qu'ils ont signés avec Google, Facebook et les autres plateformes de ce type. Or il n'y a pas eu d'article sur ce sujet dans Le Monde, Le Figaro ou Libération... Toute rubrique médias digne de ce nom aurait pourtant dû s'y intéresser !

Sur les questions très précises de M. Laugier, à Mediapart, nous sommes aujourd'hui 65 journalistes en CDI sur 120 salariés. Tout est internalisé, y compris la relation avec les abonnés, l'informatique, la gestion ou le marketing. Nous avons à peu près 70 collaborateurs pigistes réguliers, que nous recrutons sur des critères de qualité professionnelle que vous pouvez juger sur pièces. Nous, les fondateurs, sommes sur le déclin et nous veillons à ce que la nouvelle génération, celle autour de quarante ans, prenne le relais. Je crois que la réussite de Mediapart tient aussi à la transmission de la tradition à cette nouvelle génération.

Mon dernier point porte sur la liberté d'expression. J'avais oublié une précision importante au regard des promesses démocratiques de la révolution numérique : entre le moment où nous nous sommes créés et aujourd'hui, on observe une grande régression liée à l'ascension des réseaux sociaux.

Dans ce contexte, nous sommes les seuls à avoir maintenu notre cap - c'est dans notre nom - d'un journal participatif. Tout abonné peut librement bloguer et commenter, dans une culture de free speech, avec une liberté d'expression associée d'un contrôle a posteriori. Mediapart marche ainsi sur deux jambes : les informations que nous produisons et le libre débat d'opinion de nos abonnés. Dix personnes en CDI s'occupent chez nous de la relation éditoriale, du club participatif et de l'expression sur les réseaux sociaux. C'était un enjeu pour nous de montrer que le numérique n'était pas le lieu de création de la précarité, mais d'emplois et de compétences véritables.

Je précise que, à tous les niveaux, Mediapart est totalement paritaire : une moitié d'hommes, une moitié de femmes.

Debut de section - PermalienPhoto de Monique de Marco

Que pensez-vous de la pratique des ménages, qui consiste pour un journaliste à assurer une prestation rémunérée au service d'une entreprise ou d'un lobby ? Ne pensez-vous pas qu'il y a là un mélange des genres et un risque de conflits d'intérêts, et ne serait-il pas nécessaire de légiférer sur ce sujet ?

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Capo-Canellas

Je retiens de notre échange que, comme l'a dit Edwy Plenel, vous avez tous un projet éditorial, et que cela devient une denrée rare. Mme Roberts le rappelait, les commentaires de non-journalistes se multiplient. Comment éviter cette banalisation de l'opinion face à l'information, alors qu'on n'a pas l'arrière-plan et la capacité de mise en perspective des journalistes ?

Ensuite, sur les relations avec la sphère économique et sur le besoin de capitaliser, nous avons compris que vous aviez un projet éditorial et que vous avez su attirer des investisseurs tout en cantonnant les choses, par exemple en rachetant les parts ou en trouvant une autre formule. M. Beytout nous a indiqué tout à l'heure une possibilité, qui consiste à dresser une muraille entre le projet éditorial et les investisseurs. Cela vous paraît-il reproductible ? Je me réjouis de vous voir indépendants, mais ne risquez-vous pas une sous-capitalisation ? Peut-on vraiment se passer d'investisseurs, voire faut-il interdire les grands groupes, alors que la loi Hersant a été contournée ? Face à un excès de concentration, peut-on l'interdire, peut-on la réguler ? Comment avancer sur les conflits d'intérêts potentiels ? Il me semble en tout cas que, dans une économie libérale, on a toujours besoin d'investisseurs.

Enfin, M. Plenel a parlé de transparence avec les plateformes. Que voulez-vous dire par là et que nous suggérez-vous de regarder ?

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Dans la continuité des questions économiques, que pensez-vous de la proposition d'encadrer l'affectation des ressources publicitaires, pour éviter un transfert trop massif sur le numérique et obliger un prescripteur à diversifier ses annonces ?

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Notre réflexion portera sur des propositions que nous pourrons formuler. Tout le monde est d'accord pour affirmer qu'il y a un nouveau paysage médiatique avec les concentrations et que la loi de 1986 est obsolète. En tant que législateurs, certains pourraient penser qu'il faudrait libéraliser, voire supprimer toutes les règles, et d'autres qu'il faudrait les renforcer et les étendre à de nouveaux domaines, je pense notamment aux fournisseurs d'accès.

Dans la loi de 1986, les concentrations horizontales sont réglementées, avec jusqu'à sept chaînes. Faut-il rabaisser ce seuil ?

Ensuite, des concentrations diagonales existent. À l'époque, on ne pouvait cumuler que deux supports parmi la radio, la télévision et la presse écrite, définie comme presse quotidienne d'information générale couvrant au moins 20 % du territoire. Cette dernière définition me semble d'ailleurs caduque. Vous avez posé deux autres sujets : doit-on limiter ou interdire la possession de régies publicitaires ? Peut-on être un fournisseur d'accès et un diffuseur de contenus à la fois ?

C'est là où le législateur peut modifier les règles. Mais, à chaque fois que j'ai voulu légiférer sur les concentrations, je me suis heurté au fait que la loi n'est pas rétroactive. Ainsi, ceux qui sont en place le resteront et les nouveaux entrants ne pourront se battre à armes égales. En revanche, protéger les rédactions peut immédiatement s'imposer à tous de façon opérationnelle, entrants ou déjà installés. Comme beaucoup, j'ai travaillé sur la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « Bloche », qui est insuffisante, car le statut juridique et les obligations qu'elle prévoit se sont révélés à géométrie variable.

Comment peut-on protéger des rédactions de leurs propriétaires, à la fois dans la presse écrite et à la télévision ? Je rappelle que, pour cette dernière, je ne parle pas de la télévision numérique, mais bien de droits d'émettre qui sont des concessions d'État faites par l'Arcom pour lesquelles, jusqu'à présent, l'idée de chaîne d'opinion n'avait jamais été envisagée. Les chaînes d'information étaient considérées comme telles plutôt que comme chaînes de débat. Or, une grande majorité du temps d'antenne de ces chaînes est consacrée à des débats, laissant le travail d'enquête à la portion congrue. Quel modèle protecteur peut-on trouver, à l'instar de ce que Le Monde, Libération ou vous-mêmes avez pu faire ?

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Je comprends toute la difficulté de votre tâche. Vous connaissez mon plaidoyer régulier pour un parlementarisme français non affaibli par le présidentialisme. Or, durant l'actuelle présidence et les deux précédentes, tout ce mouvement de concentration que vous combattez a été accompagné, voire aidé par des interventions directes de la présidence de la République, quelles que soient les étiquettes politiques des présidents.

Le premier objectif, c'est que nous ne soyons plus à armes inégales dans l'écosystème des médias, ce qui est la situation actuelle. Le meilleur exemple, ce sont les plateformes et les droits voisins. Les députés l'ont parfaitement établi. Le Spiil fait partie de l'organisme de gestion collective (OGC) présidé par Jean-Marie Cavada, ancien journaliste et ancien parlementaire européen. Notre cofondatrice Marie-Hélène Smiejan est membre de son conseil de surveillance. L'OGC défend que la manne des droits voisins du droit d'auteur que doivent ces plateformes qui s'enrichissent au détriment des médias - entre 800 millions d'euros et 1 milliard d'euros selon Jean-Marie Cavada. Nous défendons une position saine, normale, et sommes appuyés par le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) : cette manne doit être gérée collectivement, de façon transparente, et non par des accords de gré à gré, comme les signent Le Monde, Le Figaro, Libération... Tant les plateformes que les responsables de ces médias - directeurs qui ne sont pas des journalistes - ont opposé le secret des affaires sur le contenu de ces accords. Il y a un enjeu terrible. Si nous n'y arrivons pas, l'écosystème médiatique sera radicalement transformé, avec des abus de position dominante. Devant les parlementaires, le directeur du Monde, Louis Dreyfus, s'est défendu en affirmant que c'était normal : ils sont les plus forts. On donne une prime au « premier de cordée » au détriment du pluralisme et de la diversité ; ce n'est pas possible ! L'Autorité de la concurrence est à nouveau saisie : ce sont des abus de position dominante. Le premier enjeu est donc de construire une digue.

Ensuite, vous devez énoncer les incompatibilités en matière de concentration. Il doit être incompatible que de grands opérateurs de la publicité soient de grands opérateurs de médias. Nous n'avons pas de publicité : « seuls nos lecteurs peuvent nous acheter », dit notre slogan. Sinon, la publicité est l'arme des propriétaires de médias : leurs médias peuvent en profiter plus que d'autres, et elle peut être une arme pour déstabiliser l'adversaire quand des contenus de l'adversaire ne plaisent pas. Quand cette publicité s'accompagne d'une agence de communication, Havas, chargée d'organiser la communication des personnes que nous mettons en difficulté par nos révélations, cela a une influence directe sur les médias, qui font des contre-attaques. Par exemple, durant les quatre mois de l'affaire Cahuzac, nous avons dû affronter un univers médiatique instrumentalisé par ce monde de la communication.

Dans l'ancienne tradition législative, les incompatibilités concernaient la commande publique. Vous avez un exemple flagrant : comment des actionnaires dont la commande publique est la première recette peuvent-ils être opérateurs de médias ? Je pense notamment au groupe Dassault, pour lequel nos gouvernants jouent même les représentants de commerce...

Deuxième exemple, l'Inde vit un immense scandale à partir de révélations de Mediapart sur les Rafale, au coeur du débat public du Parlement indien. Cela concerne aussi la France. En voyez-vous une ligne dans Le Figaro, voire une dépêche ? C'est pourtant un journal de qualité, le plus vieux d'entre nous, qui a publié le premier article de Zola dans son engagement qui allait le faire basculer dans l'affaire Dreyfus en 1896, en faveur des juifs. Il y a un problème concret.

Troisième exemple d'incompatibilité, vous devez empêcher de posséder à la fois les tuyaux et le contenu. Il y a un bon exemple, documenté par l'administration fiscale - sans revenir sur la mauvaise manière qui nous a été faite ensuite. Mediapart a mené la bataille, gagnée en France en 2014, en 2018 dans l'Union européenne, sur l'égalité du taux de TVA, aide indirecte aux lecteurs pour que la presse soit accessible. Nous voulions un même taux de TVA de 2,1 %, au lieu de 20 %. Cette TVA super-réduite est une aide traditionnelle à ce bien démocratique qu'est l'information. Or SFR presse a fait une offre groupée de ses bouquets, y compris audiovisuels, en y mettant ses journaux - à l'époque, L'Express, Libération... - au taux de 2,1 %, en étendant le taux de la presse à toutes les activités de leur groupe concernées - portail d'accès, téléphonie... Ils ont été lourdement redressés fiscalement.

L'enjeu est de protéger les rédactions dans tous les cas de figure.

La Charte européenne de Munich de 1971 indique que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l'égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics. » Il nous faut cette protection, qui est piétinée.

Monsieur Laugier, nous avons créé un fonds de dotation - cela existe depuis 2008 dans le secteur culturel - et non un fonds d'investissement. Ce fonds a la souplesse juridique des associations et la souplesse financière des fondations. Le Fonds pour une presse libre, légitimé par son intérêt public à recevoir des dons défiscalisés de particuliers ou d'entités, n'aide pas Mediapart, mais sanctuarise son capital en étant son actionnaire unique via la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart. Mediapart ne peut pas recevoir d'argent de lui, mais est contraint de verser une partie de ses profits au FPL, au profit de l'écosystème. Le FPL en est à son quatrième appel à projets. Avec l'argent collecté, dont celui de Mediapart, mais aussi de particuliers, il aide des médias indépendants à faire vivre leur projet, dans différentes régions. Une commission d'étude professionnelle étudie ces projets, divers. Actuellement, il aide un journal en ligne d'un réfugié afghan, qui réalise pour nous des reportages en Afghanistan. Il a aussi aidé Guiti News, journal autour des migrants. Il essaie de pallier l'absence de volontarisme d'autres instances pour aider à ce pluralisme, et à un journalisme de qualité et indépendant.

Pour éclairer ma notion d'écosystème, vous connaissez le film Don't Look Up sur Netflix sur le changement climatique : les indépendants sauvent Hollywood. Netflix a produit ce film impitoyable sur la présidence américaine, les médias, la vie politique, les réseaux sociaux et la télévision. Dans notre système actuel, un tel film, si virulent, ne pourrait pas être produit en France.

Debut de section - Permalien
Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart

Il ne pourrait pas être produit avec de tels moyens et de telles vedettes comme Leonardo di Caprio. Interrogez les professionnels qui essaient de construire des projets. Il ne passerait pas, car ce système est trop imbriqué. Le libéralisme, c'est la possibilité d'informations qui dérangent les opinions, fussent-elles de la majorité. C'est là notre rôle d'aiguillon démocratique dans la diversité de nos sensibilités.

Debut de section - Permalien
Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo

Une uniformisation consensuelle de l'information nous menace, lorsque des propriétaires puissants possèdent de grands groupes de presse. Les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs s'en aperçoivent : tout se ressemble, et surtout on ne dérange pas trop. Cette uniformisation est un grand danger, elle ne fait pas le lien avec les lecteurs, les citoyens, qui se sentent éloignés des dirigeants et de toutes les autorités.

Notre rôle de média est d'autant plus important qu'on veut être simple dans la complexité ambiante : on préfère un mensonge simple à une vérité complexe. Nous sommes des artisans de cette complexité. Il est très facile d'aller dans le sens des algorithmes, de l'opinion qui cherche parfois plus à être rassurée qu'éclairée.

J'espère que les lois peuvent faire quelque chose. Nous sommes dans une démocratie un peu trop présidentielle, pas assez parlementaire. Mais les lois ne sont pas rétroactives. Ce qui est fait est fait, et ce qui a été défait l'est fortement.

A été défaite la capacité des rédactions à avoir cette ambition d'informer librement avec obstination. L'obstination, c'était un des quatre commandements d'Albert Camus avec la lucidité, l'ironie... On a l'impression que les médias possédés par ces puissants cherchent toujours là où il y a de la lumière, et assez peu là où il y a de l'ombre. Notre métier, c'est d'éclairer cette ombre. La lumière est aveuglante. Selon Hannah Arendt, l'actualité est trop éblouissante, et nous empêche d'aller chercher la vérité.

J'aimerais vous proposer des outils, comme faire des fondations, des fonds de soutien, le fait d'associer les lecteurs pour financer des reportages... Mais mille outils ne font pas une volonté et une puissance.

Les médias sont-ils un quatrième pouvoir ? Au contraire, ils ont été diminués dans leur influence, car la confiance a été perdue. Il serait absurde de demander à Vincent Bolloré et à Bernard Arnault de tout rendre.

Au 1, nous sommes aussi dans la transmission, avec vingt-cinq jeunes âgés entre 25 et 35 ans. Je vois leur ambition de faire leur métier ; j'ai envie de leur donner les moyens de le faire. Il faut donc donner une personnalité juridique aux rédactions, pour qu'elles puissent ester en justice. Autrefois, on parlait de créer une muraille de Chine infranchissable entre les intérêts du capital et ceux de la rédaction, sans aucun passe-droit. L'actionnaire ne pourrait pas décrocher son téléphone pour parler ou non de tel ou tel sujet. Or j'ai vécu cette situation pendant six mois avec les nouveaux actionnaires du Monde, qui me demandaient de soutenir Dominique Strauss-Kahn. Cette muraille de Chine est poreuse partout. Une loi ne permettra probablement pas de protéger les rédactions pour qu'elles fassent leur travail.

J'ai été peiné lorsque j'ai lu, un jour dans Le Figaro, deux pages d'entretien du patron de Dassault Aviation signées par Étienne Mougeotte. Comment le patron du journal peut-il interroger un représentant de l'actionnaire, alors que ce journal publie d'excellents articles ? Quand vous êtes contrôlés par un actionnaire, il y a deux moments où on vous le rappelle : lorsque vous touchez à son domaine privé - son activité concurrentielle - et l'élection présidentielle - des marchés publics sont en jeu, et certains misent même sur tous les candidats.

Milan Kundera disait « La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d'un roman consiste à avoir une question à tout. » Notre travail, c'est d'avoir question à tout. Nous n'avons pas réponse à tout, mais si, dans les prochaines années, nous n'avons pas un corpus réglementaire, mais aussi une volonté et une lucidité politiques des dirigeants pour comprendre qu'une démocratie faible se mesure à la faiblesse de ses institutions médiatiques, demain, le populisme l'emportera, car les citoyens seront allés chercher ce qu'ils croient être des informations sur des supports délirants, effet boomerang de nos supports devenus eux aussi délirants pour d'autres raisons.

Debut de section - Permalien
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

Je suis totalement d'accord. Les journalistes ne sont pas le bras armé de la justice, mais le bras qui actionne le bras armé de la justice.

C'est votre métier d'écrire la loi, mais je vais souligner ce qui ne va pas.

La règle des deux sur trois ne concerne que la presse quotidienne. Il faudrait que toute sorte de presse soit prise en compte.

Actuellement, les concentrations s'évaluent sur des bassins de population et de diffusion qu'aucun titre de presse, même de presse quotidienne régionale, n'atteint.

La loi Bloche se révèle inopérante, voire contreproductive : pour faire écrire la charte éthique de CNews, la direction a reformé en toute hâte une société des journalistes à sa main, qui a rédigé une charte qui autorise les « ménages », permettant à un journaliste d'être employé au service d'une industrie pour faire semblant d'être journaliste tout en promouvant cette industrie. Ces ménages devraient être interdits : ils n'ont rien à voir avec le journalisme.

Le comité d'éthique de Canal +, au moment où Éric Zemmour a fait sa sortie sur les mineurs isolés pour laquelle il est condamné, a estimé que l'émission « Face à l'info » ne pouvait pas continuer dans sa forme actuelle ; c'était il y a deux ans. Depuis, aucune modification n'a été apportée à l'émission. Cette loi, louable et déjà édulcorée à l'époque, est insuffisante. Il faut écrire une nouvelle loi et repartir de zéro, au lieu de modifier la loi actuelle comme cela est fait depuis quarante ans.

Un statut juridique des rédactions serait important. Par exemple, les journalistes d'I-Télé sont allés voir le CSA, qui a répondu qu'il ne pouvait rien faire. Actuellement, il n'y a pas de délit de censure. Un statut juridique des rédactions - à préciser en détail pour éviter les contournements - est nécessaire.

Reporters sans frontières vous a proposé un délit de trafic d'influence en matière de presse, pour éviter que le propriétaire industriel n'oblige la rédaction à publier un article ou un reportage favorisant ses activités. J'ai de nombreux exemples sur les activités de Vincent Bolloré au Togo.

Debut de section - Permalien
Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion

Un ménage, c'est un journaliste animant une conférence, un colloque, une convention, au profit d'une entreprise ou d'une fédération professionnelle. C'est assez courant dans le métier. À L'Opinion, ces ménages doivent être spécifiquement autorisés et ne sont jamais rémunérés pour le journaliste. La rémunération rentre dans le chiffre d'affaires du journal, souvent via des prises d'abonnements facturées. C'est une façon vertueuse de déconnecter le journaliste de la puissance économique pour laquelle il travaille.

Je doute qu'il soit très efficace d'encadrer l'affectation des dépenses publicitaires en fonction de l'endroit où elles sont effectuées. Comment comptez-vous une publicité insérée dans un journal papier qui a une application et qui est lue sur le numérique en pdf ? C'est complexe techniquement et difficilement faisable.

Je voudrais vous alerter sur un point : en général, la presse est en mauvais état économique. La presse pourrait-elle vivre autrement que par l'injection de dizaines de millions d'euros chaque année ? La question des milliardaires est un sujet, celle de la concentration des médias en est un autre, même si, évidemment, ces sujets s'additionnent parfois. Seules des personnes qui ont énormément d'argent investissent, car les médias demandent des dépenses considérables pour un retour sur investissement misérable - quand bien même il y en aurait un... Vous devez reconnaître à ces personnes un intérêt général à investir. Vous pouvez aussi réguler leur influence et leur mainmise sur telle ou telle rédaction. Mais si vous estimez que ces gens sont les adversaires d'une presse libre, il n'y aura plus beaucoup de journaux dans dix ans, car les coûts de structure de la presse sont quasiment insupportables.

Pourquoi les aides existent-elles en France ? Avec le droit du travail, les coûts sociaux sont gigantesques. Les imprimeries fonctionnent avec des coûts de fabrication deux à trois fois supérieurs à ce qui se passe ailleurs. C'est historiquement le résultat de lâchetés successives des patrons de presse et du législateur, avec un corpus législatif faisant que la presse papier est fortement déficitaire. Il y aurait un grand danger à interdire aux grandes fortunes d'investir dans la presse, et vous risqueriez de faire basculer ce monde dans l'inconnu.

Une dernière remarque, là aussi en forme d'alerte : de nombreuses formules existent pour protéger les rédactions. Mais aucune entreprise ne peut durablement vivre avec des salariés en opposition frontale avec leur patron, que ce soit dans le secteur médiatique ou dans tout autre secteur. Vous ne pouvez pas défendre une harmonie ou un projet économique si tous ceux qui travaillent dans l'entreprise sont fondamentalement opposés à ce que veut faire le propriétaire. Tous les outils peuvent être inventés, mais si vous tendez vers la construction de modèles d'opposition absolue entre les rédactions et les propriétaires, ceux qui viennent sauver les journaux aujourd'hui ne viendront peut-être plus demain.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 35.