Intervention de Eric Fottorino

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 21 janvier 2022 à 14h40
Audition de M. Nicolas Beytout fondateur de l'opinion M. éric Fottorino cofondateur de le 1 hebdo M. Edwy Plenel président et cofondateur de mediapart et Mme Isabelle Roberts présidente du site d'information les jours

Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo :

Permettez-moi également de faire quelques rappels historiques. J'avais noté la même citation de Beuve-Méry que celle qui a été formulée par Edwy Plenel. J'ajoute qu'il disait aussi : « Vous ne verrez derrière moi ni banque, ni église, ni parti. »

Je voudrais revenir à une histoire moins ancienne que la Révolution, à savoir la Libération, une grande période d'espérance en France. Pour préparer cette audition, je me suis plongé dans de nombreux textes qui m'ont conforté dans l'idée que ce métier libre et indépendant est nécessaire. J'ai finalement trouvé un article de l'ordonnance du 26 août 1944 sur l'organisation de la presse française qui, à mes yeux, résume le malheur français de la presse. Je citerai un passage de cet article, que beaucoup ont souvent commenté : « La même personne ne peut être directeur... » - on ne parlait pas de femmes à l'époque - « ... de plus d'un quotidien. » Cela reflétait l'esprit du Conseil national de la résistance (CNR) - l'information n'est pas un bien comme les autres, elle doit donc être affranchie des forces du capital et de l'argent - et venait en réaction à la presse vénale de l'entre-deux-guerres. D'ailleurs, Hubert Beuve-Méry, correspondant à Prague, l'avait vécu, lorsqu'il travaillait pour Le Temps.

En fait, cet article de l'ordonnance de 1944 a préparé une partie de notre malheur d'aujourd'hui. Bien sûr, il a été contourné, je ne vais pas vous raconter l'histoire du groupe Hersant ou celle du groupe Prouvost avant lui. Décider qu'une personne ne peut diriger qu'un quotidien veut dire qu'on acte, au nom des bons sentiments, une forme de sous-capitalisation chronique de la presse - c'est ce que dit le sociologue Jean-Marie Charon. En effet, on ne pouvait pas constituer un groupe de presse.

Ce qui à mon sens est plus intéressant, c'est le début de cet article 9 - l'ordonnance a été abrogée par la loi Léotard de 1986 - : « Dans le cas d'un hebdomadaire dont le nombre d'exemplaires tirés excède 50 000 ou d'un quotidien dont le nombre d'exemplaires tirés excède 10 000, nul ne peut exercer les fonctions de directeur ou de directeur délégué accessoirement à une autre fonction soit commerciale, soit industrielle, qui constitue la source principale de ses revenus et bénéfices. » Autrement dit, s'il y a des patrons de presse, ils doivent être issus de la presse ! On ne doit pas considérer la presse comme une « danseuse », quelque chose qui vient en plus, pour des raisons dont on a vu ces derniers jours dans vos auditions qu'elles étaient presque comiques, tout le monde - M. Arnault, M. Bolloré... - se disant « très petit » par rapport aux Gafam, tout en recevant les aides de l'État...

J'ajoute que, vu la manière dont ces aides sont calculées, je ne vois vraiment pas comment on peut faire renaître une presse libre et indépendante, avec des entreprises qui prennent des risques, puisqu'on donne de l'argent de poche à des milliardaires...

Le premier point de l'article 9 doit être appréhendé en même temps qu'un autre aspect des choses.

Au lendemain de la guerre, des journaux ont été condamnés pour collaboration et ont cessé de paraître. Une sorte de nouvelle donne est alors intervenue et on pourrait dire de façon un peu caricaturale que la presse s'est alors partagée entre les gaullistes, qui ont pris les rédactions, et les communistes, qui ont pris les imprimeries. C'est le deuxième péché mortel de notre presse. En donnant une telle prérogative au syndicat du livre, on a commencé à mettre en oeuvre un système, une usine à gaz, qui a finalement été le fossoyeur de bien des journaux. En effet, dans les coûts de production - il m'est arrivé d'évoquer ces questions ici même au moment de l'affaire Presstalis -, il y a les imprimeries et la distribution des journaux, et ces coûts ont grevé très lourdement les coûts globaux de la presse, sa possibilité de se moderniser, d'embaucher, d'innover.

Ainsi, à partir des années 1970, lorsque, avec les chocs pétroliers, la chute de la croissance, le chômage, les journaux représentent une part de plus en plus importante dans le pouvoir d'achat des Français, on commence à voir les premières baisses de diffusion, même si la presse écrite a encore de beaux jours devant elle. Les recettes publicitaires commencent aussi à diminuer. Ce contexte économique crée, pour la plupart des quotidiens, les conditions d'une fragilité, si bien qu'ils deviennent des proies très faciles pour les appétits d'industriels qui, croyez-moi, ne sont pas du tout dans l'idée de faire du mécénat, mais plutôt dans celle de faire avancer leurs dossiers économiques et financiers et de développer leur influence, y compris politique. On se trompe complètement si on n'a pas en tête le fait que les industriels qui deviennent actionnaires de journaux sont motivés par ces deux intérêts.

J'ai évoqué le poids de l'Histoire avec les bonnes intentions de l'ordonnance de 1944, le rôle du syndicat du livre et la crise économique à partir des années 1970. Il faut aussi évoquer l'irruption du numérique, mais je voudrais terminer mon propos par un autre aspect : la crise généralisée de confiance dans l'information.

Les journaux sont là pour éclairer l'opinion, l'informer, lui dire le vrai. Il ne faut pas être le plus rapide, il faut être le meilleur et, pour cela, il faut en avoir les moyens. Cette crise de confiance vient de loin. Nous avons ainsi entendu en 1995, au moment des grandes manifestations contre les réformes Juppé, les premières grosses critiques contre la presse. Il y a eu ensuite le non au référendum constitutionnel européen de 2005 et, plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes ». Ces moments ont marqué un abaissement de la crédibilité de la presse. Les citoyens perçoivent une connivence entre la presse et les élites politiques et économiques, ils ont le sentiment de ne plus être représentés et informés correctement.

Les rédactions ne sont pas des chiens qu'on mène en laisse ! Rappelez-vous la fable du loup et du chien. Le loup crève de faim, le chien lui dit : « Viens chez moi, tu vas bien manger, on est bien traité. Le loup a bien envie d'y aller. Chemin faisant, il interroge le chien sur la marque qu'il a au cou. Le chien lui répond que ce n'est rien du tout. Le loup insiste et le chien finit par lui dire : Quelquefois, on nous attache... »

Dans la presse hyperconcentrée que nous connaissons aujourd'hui, on attache régulièrement, certes pas tous les jours, la liberté de la presse et l'indépendance des rédactions.

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