Intervention de Isabelle Roberts

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 21 janvier 2022 à 14h40
Audition de M. Nicolas Beytout fondateur de l'opinion M. éric Fottorino cofondateur de le 1 hebdo M. Edwy Plenel président et cofondateur de mediapart et Mme Isabelle Roberts présidente du site d'information les jours

Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours :

C'est à mon tour de vous remercier de me recevoir.

En recevant votre invitation, je me suis interrogée : à quel titre souhaitiez-vous m'entendre ? Celui de journaliste qui, au sein des Jours, enquête au long cours sur Vincent Bolloré, notamment depuis sa prise de pouvoir sur Canal+, puis sur le groupe Lagardère ? Celui de journaliste ayant exercé durant une quinzaine d'années à Libération, où j'ai suivi le secteur des médias ? Celui de dirigeante et cofondatrice du site d'information indépendant Les Jours ?

J'ai alors fait face à une évidence. Tout cela est intimement lié, parce qu'il s'agit finalement de la même question, cruciale pour la démocratie et qui est au coeur de votre commission d'enquête : comment, dans un paysage médiatique qui se concentre à toute vitesse, garantir la liberté d'informer ? Comment garantir que les citoyens soient bien informés?

J'ai lu aujourd'hui avec attention le baromètre annuel de la confiance dans les médias publié par La Croix : neuf personnes interrogées sur dix considèrent qu'il est important ou essentiel pour le bon fonctionnement d'une démocratie d'avoir des médias et des journalistes indépendants du pouvoir politique et économique, mais un tiers seulement estime que c'est le cas aujourd'hui.

Nous avons créé Les Jours en 2016 en partant du constat suivant : on n'a jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui, mais on n'a jamais eu autant de mal à être bien informé ! On retrouve les mêmes dépêches copiées-collées d'un site à l'autre. Sous cette masse protéiforme, le lecteur se retrouve asphyxié, noyé sous une information sans mémoire. La réponse que nous avons décidé d'apporter, c'est celle de faire des choix dans l'actualité, d'agripper des sujets, d'enquêter et de ne plus lâcher ; d'inventer la forme innovante du journalisme en série qui raconte une histoire vraie, épisode après épisode ; et de le faire dans un média indépendant, détenu en majorité par ses salariés, sans publicité et sur abonnement, donc financé par ses lecteurs. Nous n'avons donc de comptes à rendre qu'à nos lecteurs, dans une relation de transparence et de confiance. Nous avons aussi la conviction que le numérique n'est pas le lieu de l'information qui ne coûte rien, qui ne vaut rien, et que la crise de la presse n'est pas une fatalité.

J'ai pu éprouver la liberté de ce modèle et la joie professionnelle qu'elle procure, mais aussi sa difficulté et les sacrifices nécessaires pour maintenir un équilibre durement acquis, qu'il faut maintenir et dépasser dans un environnement de plus en plus concurrentiel.

C'est dans ce cadre qu'en tant que journaliste j'enquête avec Raphaël Garrigos depuis six ans sur Vincent Bolloré, ses méthodes, la manière dont il prend le pouvoir, sa brutalité, son interventionnisme, la manière dont il met les antennes au service de ses intérêts, la façon dont il censure, s'est débarrassé à trois fois reprises de la quasi-totalité d'une rédaction, il a transformé une chaîne d'information en haut-parleur pour l'extrême droite en tremplin pour Éric Zemmour, avant d'étendre cette emprise et cette idéologie au groupe Lagardère, pour se retrouver, à moins de trois mois de la présidentielle, à la tête d'une machine de guerre idéologique, et ce dans une impunité quasi totale.

Nous avons pu faire ce travail et ces révélations, car nous sommes un média indépendant, que nous ne subissons de pression de personne, parce que nous avons inventé un modèle éditorial innovant qui nous permet de creuser et de ne jamais lâcher un sujet.

Il n'y a certes pas que Vincent Bolloré, mais celui-ci a envoyé un message à tous les propriétaires de médias : il est possible de purger une rédaction. Par comparaison, tous les autres propriétaires de médias en deviennent acceptables. Un journaliste du groupe Lagardère m'a ainsi dit qu'on en était à un point où Bernard Arnault passait pour un chevalier blanc. Nous en sommes là.

Chaque citoyen doit pouvoir entendre une information rigoureuse, honnête, respectueuse de l'éthique et de la déontologie. Dans le monde des médias audiovisuels, on a aujourd'hui un secteur privé tout-puissant, bipolarisé entre TF1 et M6 d'une part, et le groupe Bolloré-Vivendi-Lagardère d'autre part, avec le service public au milieu. Car, derrière l'écran de fumée des GAFA, la réalité est celle-ci : c'est entre eux et au niveau national qu'ils se battront. Alors que fait-on maintenant ?

La réforme, voire la réécriture de la loi de 1986 est une évidence tant elle est obsolète : on s'attaque aujourd'hui au numérique avec des outils de l'âge de pierre. Il faut trouver des verrous pour se prémunir d'actionnaires industriels interventionnistes, voire destructeurs, pour protéger les rédactions et les lecteurs, que ce soit en matière de gouvernance des médias ou de dispositifs juridiques contre, par exemple, le trafic d'influence en matière de presse. Il faut aussi se donner les moyens de faire respecter la loi, avec l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Enfin, il faut au contraire soutenir ceux qui ont fait le choix risqué de l'innovation l'indépendance.

Selon Albert Camus, dans son manifeste pour un journalisme libre de 1989, qui avait d'ailleurs été censuré, le journaliste doit refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. Il y a urgence.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion