Intervention de Eric Fottorino

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 21 janvier 2022 à 14h40
Audition de M. Nicolas Beytout fondateur de l'opinion M. éric Fottorino cofondateur de le 1 hebdo M. Edwy Plenel président et cofondateur de mediapart et Mme Isabelle Roberts présidente du site d'information les jours

Eric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo :

Je vais vous donner quelques éléments sur Le 1, né en 2007, et sur notre modèle. Le 1 a été suivi de trimestriels, comme America, avec 16 numéros le temps de la présidence Trump, puis Zadig, qui porte sur la France, et Légende, qui suit l'actualité au travers de grandes figures contemporaines. Au début de nos réflexions, on nous disait déjà qu'il n'y avait plus de salut que par le numérique. Edwy Plenel indiquait justement que, avec le tout numérique, on supprimait trois coûts : le papier, l'impression et la distribution. Face à cette accélération, lancer une publication papier semblait hasardeux.

Pour autant, opposer papier et numérique relève d'une vision paresseuse des choses. L'Histoire l'a prouvé, tous les médias se sont ajoutés sans s'éliminer : la télévision n'a pas éliminé la radio, et elles n'ont pas remplacé le papier.

La presse écrite vit une crise de l'offre : elle n'a pas su se renouveler dans un environnement qui a, lui, changé. Ensuite, on a abandonné la formation intellectuelle de notre civilisation depuis au moins le XVe siècle, celle d'un certain nombre de mots sur une page : le savoir lent, profond, l'assimilation et la compréhension du monde sont d'abord passés par là et nos cerveaux, certes plastiques, peuvent accepter la vitesse, mais ils ont besoin de cette lenteur et de cette profondeur.

Dès lors, j'ai analysé avec mon équipe ce que voulaient les lecteurs, question difficile. Quels étaient les grands défauts de la presse à mes yeux ? D'abord, elle était trop longue. Qui finit un journal aujourd'hui ? Le problème n'était pas la longueur des articles, mais le fait que les journaux sont devenus des hypermarchés de l'information, avec un refus de la hiérarchiser. Qu'est-ce qui vaut un gros titre, seulement quelques lignes, et qu'est-ce qui ne vaut rien ? Selon Albert Camus, un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Hiérarchiser, se concentrer sur l'essentiel est donc fondamental.

Ensuite, il y avait un entre-soi : les journalistes écrivaient pour les journalistes, et tout cela se mordait la queue. Il faut d'abord écrire pour le lecteur, et considérer qu'il est intelligent, s'adresser au meilleur de lui-même. Il y a plusieurs manières de le faire : Edwy Plenel le fait depuis longtemps avec Mediapart par l'investigation. Nous avons choisi les enquêtes de fond. La seule enquête de la presse française sur le scandale de Presstalis a été rédigée dans Le 1, avec le travail de Philippe Kieffer, car tous les autres dirigeants étaient autour de la table qui gérait Presstalis. Ils s'accordaient des ristournes, des passe-droits, etc.

Notre offre est d'individualiser un sujet chaque semaine, et de le revisiter par tous les savoirs, sensibles, avec la littérature, la poésie, l'art, et savants, avec des chercheurs dans tous les domaines, le tout médiatisé par le journalisme. Notre format est particulier : il commence par un A4, suivi d'un tabloïd avant de finir par un poster. Imaginez qu'on peut publier 35 000 signes, alors que ce format n'existe plus dans la presse aujourd'hui. C'est une immense liberté et une immense exigence, et nous nous adressons au seul lecteur, non aux confrères.

Nous avons près de 25 000 abonnés. Je n'oppose pas numérique et papier : nous avons lancé une application avant-hier. Nous sommes comme un judoka qui prend l'énergie de l'un pour l'apporter vers l'autre. La plupart de nos abonnés papier arrivent par notre site et par le numérique : il faut jouer de ces complémentarités.

En revanche, pour répondre à l'autre partie de votre question : chaque jour, je me demande si cela va durer. Nous non plus n'avons pas de publicité. Nous n'avons que nos lecteurs, et 200 000 euros de subventions par an au titre de l'aide au pluralisme.

Nous et nous seuls, qui sommes nos propres propriétaires, décidons de nos sujets. Si nous voulons consacrer un numéro au sujet des migrants, même si plus personne ne veut en entendre parler, nous le faisons sans nous préoccuper du volume de la vente. Nos lecteurs sont là, car cette démarche éditoriale leur plaît.

Je suis toujours consterné, voire ébahi de constater que, quand vous lancez un média papier et frappez aux portes de la Banque publique d'investissement (BPI), vous êtes immédiatement raccompagné vers la sortie. Ces banquiers-là, qui vous prêtent toujours deux parapluies lorsqu'il fait beau, on n'en a pas besoin. On a besoin de gens prêts à prendre des risques avec nous, mais aucune banque ne m'a prêté un euro. Nous avons attendu cinq ans pour avoir droit à un petit découvert, que nous n'avons d'ailleurs pas utilisé. Vous l'imaginez bien, au moment de l'affaire Presstalis, nous étions au-delà du découvert. Le jour où les banques accepteront de prendre des risques en soutenant de nouveaux médias, avec des prêts à taux zéro et autres facilités, on trouvera d'autant plus scandaleux le fait que des milliardaires reçoivent des aides publiques, directes et à la distribution.

On dure par les contenus. Tant que l'offre est à la hauteur des attentes des lecteurs, il y a une place pour une presse libre, indépendante et inventive. Cependant, les conditions économiques ne sont pas toujours réunies pour faciliter ces créations.

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