Nous abordons ici la question du libéralisme, que l'on peut poser ainsi : sommes-nous un pays libéral et sommes-nous une démocratie vivante ?
D'un point de vue anglosaxon, où le libéralisme économique est tempéré par un libéralisme politique qui respecte l'indépendance de contre-pouvoirs, nous ne sommes pas un pays libéral. Quand nous avons voulu fonder Mediapart, je pensais que nous trouverions facilement des personnes souhaitant une presse indépendante, qui dérange y compris leurs intérêts ; or, ces gens-là n'existent pas en France. À Mediapart, nous pratiquons un journaliste d'intérêt public, qui peut déranger un jour la droite, un jour la gauche, le monde des affaires, celui des partis politiques, un journalisme au service du droit de savoir des citoyens. J'insiste sur ce point, parce que c'est le coeur du sujet : si le libéralisme économique, c'est seulement la rapacité économique accompagnée de brutalité démocratique, ce n'est pas du libéralisme, mais c'est ce qui fonde des démocraties autoritaires où le monde des affaires fait ce qu'il veut, y compris abaisser le contrepouvoir qu'est la presse.
Quand nous avons lancé Mediapart, en 2007, le financement participatif en ligne n'existait pas, et notre premier financement a été l'endettement des fondateurs. Nous nous sommes endettés pour un montant d'un peu plus de 1 million d'euros - j'ai remboursé pour ma part un emprunt personnel pendant dix ans. Il n'était pas question pour nous de demander des financements complémentaires sans avoir pris nous-mêmes le risque de nous engager ; c'est ce que nous avons fait, avec deux exceptions que vous avez citées : Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm, qui ont accepté de nous accompagner.
Parallèlement, nous avons créé une Société des amis de Mediapart, réunissant 87 contributeurs. À ce sujet, je veux rectifier ce qui est monté jusqu'au Président de la République lors de l'entretien que nous avons eu avec lui en 2018 : non, Xavier Niel n'a jamais été actionnaire direct de Mediapart. Il a été l'un des 87 donateurs de la Société des amis de Mediapart, présidée par le mathématicien Michel Broué, et il l'a été à une époque où il n'était pas du tout l'oligarque qu'il est devenu, où il était un simple fournisseur d'accès internet, avant la cession de Free.
Enfin, une fois cet amorçage réalisé, la recette du financement, comme l'a dit ma consoeur Isabelle Roberts, ce sont les abonnés. L'essentiel pour nous était d'atteindre le point d'équilibre. Nous avons réuni 3,5 millions d'euros pour démarrer, en 2008, et nous avons atteint le point d'équilibre deux ans et demi plus tard, à la fin de l'année 2010, dans la foulée de l'affaire Bettencourt, avec 40 000 abonnés.
Par la suite, nous avons veillé à la bonne gestion et à la rentabilité de cette entreprise, avec pour objectif d'inventer un modèle vertueux, que nous avons mis cinq ans à élaborer, dans le cadre du Fonds pour une presse libre, fonds de dotation qui sanctuarise Mediapart. En conséquence, Mediapart s'est endetté pour racheter l'ensemble de ses actions. L'actionnaire est la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart, qui est elle-même contrôlée par le Fonds pour une presse libre.
Pour terminer, il existe un point commun entre nous quatre, quelles que soient les différences de sensibilité, de parcours et de modèle : vous avez devant vous des représentants de journaux ou de médias de journalistes, créés par des journalistes, défendant le métier de journaliste. La cohérence de ce métier autour du service du public, autour de la vérité des faits : voilà notre point commun. Cela est vrai, quelles que soient nos divergences, notamment avec Nicolas Beytout - je sais combien il y a d'excellents journalistes à L'Opinion.
Excusez-moi, monsieur le président, si j'ai été un peu vif tout à l'heure, mais nous sommes devenus des exceptions. Aujourd'hui, les médias de journalistes ne sont plus majoritaires au sein du paysage médiatique. Les directeurs de publication, qui, aux termes de la loi de 1881, sont comptables des contenus - je me suis encore rendu deux fois au tribunal cette semaine à ce titre -, ne sont plus des journalistes. Dans nos médias, ils le sont encore, mais, dans les autres, ce sont des gens liés au milieu d'affaires.
Nos modèles sont vertueux, mais la question qui vous est posée est celle du « mur » - « the wall », pour reprendre une formule libérale, au véritable sens du terme, que l'on utilisait traditionnellement à l'égard des intrusions de la publicité dans le contenu éditorial. Comment créez-vous le mur par rapport à cette presse d'industrie qui intervient dans les médias - nous sommes bien placés pour le savoir - pour que les informations qui dérangent ses intérêts ou sa clientèle, notamment politique ou partisane, n'y soient plus répercutées ? C'est une vraie question que vous aurez tous à traiter un jour ou l'autre.
Le fait que telle ou telle information soit en tête de gondole, dans les headlines, dans la manchette, c'est là la vitalité d'une démocratie ! Combien de fois avons-nous été témoins, à Mediapart, d'informations d'ampleur qui ont mis un temps fou à parvenir dans l'espace public ?
Je vous recommande, à ce propos, de regarder le film que nous avons produit et réalisé avec l'agence Premières Lignes, qui produit Cash Investigation. Ce film sera visible à partir du 15 février sur Mediapart et sortira le lendemain en salles dans toute la France. Il s'intitule Media crash, qui a tué le débat public ? C'est au coeur de votre sujet.