Je comprends toute la difficulté de votre tâche. Vous connaissez mon plaidoyer régulier pour un parlementarisme français non affaibli par le présidentialisme. Or, durant l'actuelle présidence et les deux précédentes, tout ce mouvement de concentration que vous combattez a été accompagné, voire aidé par des interventions directes de la présidence de la République, quelles que soient les étiquettes politiques des présidents.
Le premier objectif, c'est que nous ne soyons plus à armes inégales dans l'écosystème des médias, ce qui est la situation actuelle. Le meilleur exemple, ce sont les plateformes et les droits voisins. Les députés l'ont parfaitement établi. Le Spiil fait partie de l'organisme de gestion collective (OGC) présidé par Jean-Marie Cavada, ancien journaliste et ancien parlementaire européen. Notre cofondatrice Marie-Hélène Smiejan est membre de son conseil de surveillance. L'OGC défend que la manne des droits voisins du droit d'auteur que doivent ces plateformes qui s'enrichissent au détriment des médias - entre 800 millions d'euros et 1 milliard d'euros selon Jean-Marie Cavada. Nous défendons une position saine, normale, et sommes appuyés par le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) : cette manne doit être gérée collectivement, de façon transparente, et non par des accords de gré à gré, comme les signent Le Monde, Le Figaro, Libération... Tant les plateformes que les responsables de ces médias - directeurs qui ne sont pas des journalistes - ont opposé le secret des affaires sur le contenu de ces accords. Il y a un enjeu terrible. Si nous n'y arrivons pas, l'écosystème médiatique sera radicalement transformé, avec des abus de position dominante. Devant les parlementaires, le directeur du Monde, Louis Dreyfus, s'est défendu en affirmant que c'était normal : ils sont les plus forts. On donne une prime au « premier de cordée » au détriment du pluralisme et de la diversité ; ce n'est pas possible ! L'Autorité de la concurrence est à nouveau saisie : ce sont des abus de position dominante. Le premier enjeu est donc de construire une digue.
Ensuite, vous devez énoncer les incompatibilités en matière de concentration. Il doit être incompatible que de grands opérateurs de la publicité soient de grands opérateurs de médias. Nous n'avons pas de publicité : « seuls nos lecteurs peuvent nous acheter », dit notre slogan. Sinon, la publicité est l'arme des propriétaires de médias : leurs médias peuvent en profiter plus que d'autres, et elle peut être une arme pour déstabiliser l'adversaire quand des contenus de l'adversaire ne plaisent pas. Quand cette publicité s'accompagne d'une agence de communication, Havas, chargée d'organiser la communication des personnes que nous mettons en difficulté par nos révélations, cela a une influence directe sur les médias, qui font des contre-attaques. Par exemple, durant les quatre mois de l'affaire Cahuzac, nous avons dû affronter un univers médiatique instrumentalisé par ce monde de la communication.
Dans l'ancienne tradition législative, les incompatibilités concernaient la commande publique. Vous avez un exemple flagrant : comment des actionnaires dont la commande publique est la première recette peuvent-ils être opérateurs de médias ? Je pense notamment au groupe Dassault, pour lequel nos gouvernants jouent même les représentants de commerce...
Deuxième exemple, l'Inde vit un immense scandale à partir de révélations de Mediapart sur les Rafale, au coeur du débat public du Parlement indien. Cela concerne aussi la France. En voyez-vous une ligne dans Le Figaro, voire une dépêche ? C'est pourtant un journal de qualité, le plus vieux d'entre nous, qui a publié le premier article de Zola dans son engagement qui allait le faire basculer dans l'affaire Dreyfus en 1896, en faveur des juifs. Il y a un problème concret.
Troisième exemple d'incompatibilité, vous devez empêcher de posséder à la fois les tuyaux et le contenu. Il y a un bon exemple, documenté par l'administration fiscale - sans revenir sur la mauvaise manière qui nous a été faite ensuite. Mediapart a mené la bataille, gagnée en France en 2014, en 2018 dans l'Union européenne, sur l'égalité du taux de TVA, aide indirecte aux lecteurs pour que la presse soit accessible. Nous voulions un même taux de TVA de 2,1 %, au lieu de 20 %. Cette TVA super-réduite est une aide traditionnelle à ce bien démocratique qu'est l'information. Or SFR presse a fait une offre groupée de ses bouquets, y compris audiovisuels, en y mettant ses journaux - à l'époque, L'Express, Libération... - au taux de 2,1 %, en étendant le taux de la presse à toutes les activités de leur groupe concernées - portail d'accès, téléphonie... Ils ont été lourdement redressés fiscalement.
L'enjeu est de protéger les rédactions dans tous les cas de figure.
La Charte européenne de Munich de 1971 indique que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l'égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics. » Il nous faut cette protection, qui est piétinée.
Monsieur Laugier, nous avons créé un fonds de dotation - cela existe depuis 2008 dans le secteur culturel - et non un fonds d'investissement. Ce fonds a la souplesse juridique des associations et la souplesse financière des fondations. Le Fonds pour une presse libre, légitimé par son intérêt public à recevoir des dons défiscalisés de particuliers ou d'entités, n'aide pas Mediapart, mais sanctuarise son capital en étant son actionnaire unique via la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart. Mediapart ne peut pas recevoir d'argent de lui, mais est contraint de verser une partie de ses profits au FPL, au profit de l'écosystème. Le FPL en est à son quatrième appel à projets. Avec l'argent collecté, dont celui de Mediapart, mais aussi de particuliers, il aide des médias indépendants à faire vivre leur projet, dans différentes régions. Une commission d'étude professionnelle étudie ces projets, divers. Actuellement, il aide un journal en ligne d'un réfugié afghan, qui réalise pour nous des reportages en Afghanistan. Il a aussi aidé Guiti News, journal autour des migrants. Il essaie de pallier l'absence de volontarisme d'autres instances pour aider à ce pluralisme, et à un journalisme de qualité et indépendant.
Pour éclairer ma notion d'écosystème, vous connaissez le film Don't Look Up sur Netflix sur le changement climatique : les indépendants sauvent Hollywood. Netflix a produit ce film impitoyable sur la présidence américaine, les médias, la vie politique, les réseaux sociaux et la télévision. Dans notre système actuel, un tel film, si virulent, ne pourrait pas être produit en France.