Intervention de Dominique de Villepin

Commission d'enquête Concessions autoroutières — Réunion du 9 juillet 2020 à 14h00
Audition de M. Dominique de Villepin premier ministre de 2005 à 2007

Dominique de Villepin, Premier ministre de 2005 à 2007 :

Je prends un exemple de ce qui avait été décidé en 2006. Nous avions prévu que le commissaire du gouvernement puisse participer au conseil d'administration des sociétés concessionnaires. Depuis cette date, il pratique la politique de la chaise vide dans ses conseils. Cela montre que la question des autoroutes et du rapport avec le concessionnaire est traitée à un échelon technique et non, comme ce devrait être le cas, sous un angle stratégique. Le commissaire du gouvernement qui participerait à des conseils d'administration doit bien sûr être informé au préalable et recevoir des instructions de son cabinet, voire du ministre. C'est un travail de coordination et de préparation qui est lourd et difficile mais tel est le travail de l'État. C'est ce qui a fait défaut. Je ne veux pas taper sur un État que j'ai servi durant des décennies. Je suis moi-même fonctionnaire et j'ai un immense respect pour l'État. Mais il est vrai que de nombreuses choses se sont délitées. De nombreuses choses qui sont dans la main de l'État ne sont pas faites avec suffisamment d'exigence.

Parmi les clauses contractuelles qui avaient été décidées figuraient par exemple l'augmentation du montant des pénalités de retard et d'exploitation dues par le concessionnaire en cas de manquement à l'une de ses obligations au titre du cahier des charges, ou encore la compensation du gain éventuel lié à un décalage dans le temps des travaux prévus. En écoutant Ségolène Royal relater ce qui s'est passé en 2015, nous voyons bien que l'État n'a pas fait son travail. Je le déplore, car il a toute la capacité juridique de le faire. Cette question des autoroutes est une immense question politique dans notre pays. Je l'ai bien vu depuis que j'ai quitté Matignon. Il y a une bataille des autoroutes en France. Ce n'est peut-être pas l'équivalent de la bataille sur le voile à l'école, ni de celle du prix de l'essence ou la question des trimestres des cotisations retraite. Mais c'est une bataille importante sur le plan symbolique. L'affaire des Gilets jaunes montre que ce sont des choses qu'il faut prendre au sérieux. Or cette bataille des autoroutes résulte de trois circonstances qu'il faut avoir à l'esprit.

Il y a d'abord un enjeu de proximité, vécu par tous les Français. C'est un enjeu global, où se mêlent toutes les problématiques qui sont d'actualité aujourd'hui (environnementales, sociales, économiques, politiques). C'est une question concrète sur laquelle viennent se cristalliser tous les débats politiques. C'est enfin un enjeu de long terme, car il témoigne de l'évolution de nos sociétés et de nos économies (évolution des taux d'intérêt, rôle de la voiture dans nos sociétés).

Or, depuis 2006, de nombreuses polémiques et malentendus ont émaillé ce débat. La privatisation de 2006 est perçue dans l'opinion publique comme une rupture. On veut croire qu'avant 2006, tout était réglé. J'ai rappelé qu'il n'en était rien (impasse de financement, absence de marges de manoeuvre en matière d'investissements publics).

Après cette opération, un deuxième moment de tension et de polémique s'est produit en 2008-2009 avec les rapports de la Cour des comptes se référant au prix de vente et au taux d'actualisation. Dans les deux cas, ce sont des notes de bas de page. Voyons l'effort qu'il faut faire, en matière de communication, pour transformer des notes de bas en page en mises en cause d'une politique. C'est dire à quel point on peut affirmer n'importe quoi dans le monde d'aujourd'hui.

Une nouvelle crise est survenue avec la multiplication des rapports en 2013-2014 (Autorité de la concurrence, Cour des comptes, Sénat, Assemblée nationale), liés à la prolongation des contrats de concession, acceptée à deux reprises par l'État, en 2010 et en 2015. À chaque fois, nous retrouvons, depuis cette période, la question du déséquilibre des relations entre l'État et les concessionnaires. La Cour des comptes a calculé que le plan de 2015 allait rapporter aux sociétés concessionnaires cinq fois leur mise à travers les 3,2 milliards d'euros d'engagements initiaux.

Dans ce contexte, il me semble essentiel de remettre à plat ce dossier et en particulier les points suivants : les contrats entre l'État et les concessionnaires ; les tarifs ; l'actionnariat (public ou privé) ; la révision des causes tarifaires ; les avenants, en particulier ceux postérieurs à 2005 ; les contrôles et la régulation.

C'est tout le travail de votre commission d'enquête : il faut essayer, sur chacun de ces points, d'identifier où des dysfonctionnements ont pu se produire. J'ai le sentiment que la décision de 2005 a constitué un bouc émissaire commode. Cette présentation est pour le moins discutable, d'autant plus que de nombreux acteurs de la période antérieure à 2005 ont eu des responsabilités importantes après 2005 et connaissent donc bien le dossier.

Il y a trois anachronismes sur ce dossier : l'illusion d'un passé glorieux, qui n'existe pas ; la confusion de la distance, qui écrase les différentes strates de temps ; l'oubli des différents contextes dans lesquels on a agi.

Je crois qu'on peut établir un parallélisme, toutes proportions gardées, entre cette bataille des autoroutes et la question sanitaire aujourd'hui. On voit bien que les décisions prises par Édouard Philippe ont essuyé des critiques sur le thème d'une gestion sanitaire qui aurait été privilégiée au détriment de la situation économique. A la rentrée, on ne parlera que d'économie (sauf s'il y a une deuxième vague) et de la faillite de l'économie française. Il faudra trouver un coupable et on aura oublié le contexte dans lequel la question sanitaire se posait.

La tentation existe de rejouer indéfiniment les batailles du passé. Je suis heureux que vous puissiez recaler les choses et rappeler les contraintes qui ont existé à chacune des époques, sans céder à la facilité consistant à estimer que tous les malheurs du jour incombent à une date ou à une décision.

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