Entre l'économie numérique contemporaine et la révolution numérique des années 1990, la différence est radicale. Les années 1990 furent celles d'un bouillonnement de start up, entre lesquelles la compétition faisait rage. Si certaines sont depuis devenues des géants de l'Internet, beaucoup, en revanche, ont disparu. L'économie du numérique était alors dominée par la figure du créateur de start up qui, installé dans son garage, partait à la conquête d'un grand marché avec peu de capital. La France est restée prisonnière de cette image d'Epinal. Un journaliste économique, Stéphane Soumier, faisait récemment observer dans un éditorial que dans cette masse de start up, aucune des nôtres n'est devenue un géant industriel comparable aux géants américains. Certes, quelques unes ont réussi à s'introduire en bourse ou à se faire racheter pour plus d'1 milliard de dollars, mais dans la Silicon Valley, c'est, depuis 1998, une entreprise tous les trois mois qui, à un moment ou l'autre de son existence, est valorisée à 1 milliard...
Quand tout, hier, était ouvert, le paysage est aujourd'hui dominé par de grands géants qui ont franchi la barre, souvent grâce à la bulle spéculative des années 1990, et se trouvent en position dominante sur des marchés globaux. Nos dirigeants politiques, nos industriels doivent prendre cette nouvelle donne au sérieux. On n'a plus affaire à de jeunes gens qui bricolent dans leur garage, mais bien à des capitaines d'industrie qui jouent en calculant plusieurs coups à l'avance sur le grand échiquier de l'économie mondiale.
Les géants industriels de l'Internet semblent ne jamais parvenir à maturité. Ils ne cessent de transformer leur modèle d'affaires, de s'étendre sur de nouveaux marchés, de réinventer leurs produits, de revoir leur tarification. On est dans une économie toujours à la frontière de l'innovation, une économie qui doit sans cesse réinventer, par l'innovation, les gains de productivité qui lui permettent de poursuivre son développement. Voilà de quoi nous embarrasser, nous qui avons construit notre politique industrielle sur une logique de rattrapage, et créé nos champions pour imiter les champions américains, se hisser à leur niveau de performance et leur échelle d'opération. Airbus n'a-t-il pas été créé pour contrer Boeing et n'est-elle pas parvenue à l'emporter en parts de marché ? Mais cela ne suffit plus aujourd'hui, alors que les entreprises américaines du numérique ne cessent d'innover et prennent leurs positions non plus sur leur marché domestique mais sur les marchés mondiaux. Créer un Google européen ? Tentation vaine, dès lors que Google est en position dominante sur le marché mondial, ne laissant aucune place à sa marge !
Tout n'est pas perdu pour autant. Les Américains ont transformé les marchés les plus faciles à transformer, parce que leur coeur de métier était, par nature, immatériel : publicité, vente à distance, industries de contenus comme la musique, le cinéma et l'audiovisuel ou le livre. Ils ont ainsi pris des positions précoces sur ces marchés, qui leur ont acquis un savoir-faire de ce qu'est la transformation numérique d'une filière.
Cependant, les transformations auxquelles nous avons à faire face sont désormais d'une tout autre nature. Il ne s'agit plus de passer du CD au mp3, mais de la transformation numérique de filières dures, avec des infrastructures lourdes et un environnement réglementaire beaucoup plus complexe comme la banque, l'assurance, l'automobile et les infrastructures de transport ou la santé, plus difficiles à transformer que la publicité ou l'industrie musicale. Bien des opportunités restent donc ouvertes, et la messe n'est pas dite. Rien ne dit que le marché mondial dans ces filières sera dominé demain par les entreprises américaines.
Quelles sont les conditions d'émergence de ces futurs géants industriels ? Il n'est pas facile de répondre, car les leviers de politique économique à mobiliser ne sont pas ceux de l'économie de rattrapage. Dans une économie de rattrapage, on crée in vitro, par imitation, des entreprises que l'on développe à coup de subventions publiques et d'instruments de protectionnisme pour les amener jusqu'à la frontière de l'innovation. C'est ce que sont en train de faire les Chinois, via le transfert de technologie. Mais dans l'économie du numérique, on ne peut procéder ainsi. Trois grandes options se présentent. On peut jouer sur le levier des start up. Mais jusqu'ici, nous n'avons pas su transformer nos start up, ni en France ni en Europe, en géants industriels. Cela doit nous conduire à nous poser des questions sur notre marché du capital risque, sur notre droit du travail, sur la segmentation du marché intérieur européen et les écarts culturels en son sein. Nos grandes entreprises peuvent-elles être un levier ? Axa peut-elle devenir le leader mondial de l'assurance numérique ? Vinci peut-elle dominer la filière numérique du BTP ? La transformation d'industries de cette dimension se heurte à bien des rigidités, mais les grandes entreprises américaines nous montrent que la gageure peut être tenue. Une entreprise comme Amazon a réussi sa transformation : elle a d'abord été un géant du commerce en ligne avant de devenir un géant du cloud computing. Même chose pour Apple, qui n'a plus grand chose à voir aujourd'hui avec l'entreprise des débuts, dans les années 1980. Reste à savoir si nos grandes entreprises sont capables de telles transformations radicales. Nos PME, enfin, peuvent-elles constituer un levier ? Peuvent-elles transformer leur modèle d'affaires à temps pour renaître sous forme de futurs champions ?
Si la problématique des start up touche à celle du financement de l'économie, du capital-risque, celle des grands groupes, en revanche, relève davantage de la décision politique. Si aujourd'hui, le dialogue entre les autorités politiques et les responsables de grands groupes n'est pas centré sur la question de l'innovation et de la transformation radicale, les choses peuvent évoluer. Et pour les PME, les questions qui se posent sont plutôt de nature juridique : droit des faillites, relation entre les entreprises, les créanciers et leurs actionnaires. Que faire quand une entreprise va mal ? La laisse-t-on mourir ou l'aide-t-on à renaître avec un nouveau management, un nouvel actionnariat ?
Autant d'instruments de politique industrielle qui ne sont pas, aujourd'hui, identifiés comme tels. Pour la nébuleuse de Bercy, la politique industrielle est une chose, le financement de l'économie en est une autre, chacune relève d'ailleurs d'un ministère distinct. Même s'ils travaillent de concert dans une logique de solidarité gouvernementale, le seul fait de les avoir séparés montre que le financement de l'économie n'est pas conçu comme un instrument de politique industrielle. Pourtant, il est crucial, ne serait-ce que pour faire émerger des start up susceptibles de devenir un jour des géants industriels.
Autre question centrale, celle de la confiance dans l'économie numérique et de la protection des données personnelles. Où est le nerf de la guerre dans l'économie numérique ? Dans les années 1990, on estimait que c'étaient les réseaux, et que les opérateurs de télécom étaient les entreprises centrales, puis ce sont les logiciels qui ont tenu la corde, avant que l'on ne voie renaître de l'innovation matérielle, avec les smartphones notamment ; puis on a jugé que c'étaient les contenus - ce qui explique la stratégie d'une entreprise comme Vivendi. Plus récemment, la collecte des données personnelles est devenue l'enjeu central. La thèse que nous développons dans notre livre est la suivante : la puissance industrielle dans l'économie numérique se concentre désormais non plus dans les organisations mais dans la multitude des individus connectés. Les entreprises qui gagnent en puissance sont celles qui ont réussi à nouer un lien privilégié avec la multitude des utilisateurs, et à les enrôler dans leur chaîne de valeur. A mon sens, le coeur de métier des entreprises du numérique n'est pas la technologie, mais bien ce lien. La collecte des données n'est, de ce point de vue, qu'un instrument destiné à consolider ce lien. Elle sert à mieux les connaître pour mieux les servir. Ce n'est pas un hasard si l'économie du numérique est dominée par les entreprises américaines, car la culture américaine met en avant la qualité du service et l'attention portée au client, ce qui est beaucoup moins vrai chez nous. Les géants américains apportent une attention à l'utilisateur à laquelle nous ne sommes pas habitués, et qui nous séduit : ce n'est pas un hasard si la France est le pays d'Europe où la part de marché des grandes entreprises américaines comme Apple ou Google est la plus importante.
Alors que la collecte des données est, dans cette perspective, un sujet industriel crucial, nous nous en méfions. On n'y voit que le moyen d'instrumentaliser l'utilisateur, d'en faire une cible publicitaire. Or, les entreprises américaines ne collectent pas tant à des fins publicitaires que pour améliorer la qualité du service qu'elles proposent.
La protection des données personnelles constitue un des leviers de notre politique industrielle. Dans un environnement juridique où les individus sont très protégés, les entreprises qui peuvent inspirer confiance sont celles qui sont attentives à leurs clients, et cela vaut tout particulièrement pour l'économie numérique. C'est un défi que nos entreprises - banques, assureurs, opérateurs de télécoms ou de transport - n'ont pas su, jusqu'à présent, relever. Or, il faut inspirer confiance pour recueillir le consentement des utilisateurs à l'exploitation de leurs données personnelles. On touche là à des enjeux culturels, sociologiques. Nous devons apprendre à donner la priorité à ce lien à l'utilisateur si nous voulons voir nos entreprises devenir des géants industriels.