Si nous vous avons conviés aujourd'hui, c'est qu'il nous est apparu, dans le cadre de notre réflexion sur la gouvernance de l'Internet et le rôle qu'y peut jouer l'Union européenne, que vos travaux faisaient ressortir un enjeu important : l'enjeu industriel. Quid de la capacité de notre industrie à relever le défi du numérique, où elle est pour l'heure peu présente, ainsi qu'en témoigne une récente enquête - seules huit entreprises européennes se classent parmi les 100 entreprises de tête du numérique, et aucune parmi les 50 premières. La partie serait plus facile pour l'Union européenne, ainsi que le soulignait récemment Fleur Pellerin, si nous disposions de grands outils. S'il n'est pas sûr qu'un Google européen puisse tout résoudre, comment espérer, néanmoins, avoir quelque influence sur la régulation de l'Internet sans une puissance industrielle solide dans le domaine du numérique ?
Je vous remercie de nous recevoir au titre de nos travaux communs. Il est judicieux, de fait, d'engager une réflexion sur la gouvernance en y intégrant, ab initio, la question industrielle. Jusqu'il y a une dizaine d'années, la gouvernance restait circonscrite à l'architecture de l'Internet - gestion de la racine, du nommage, etc - qui suffisait à assurer la neutralité du net. Aujourd'hui, alors qu'Internet fait la trame de nos existences et de pans entiers de l'économie, qu'il est la plate-forme de nombreuses innovations, la question va bien au-delà. Les stratégies industrielles, les manières de prendre le pouvoir sur l'Internet se sont diversifiées, si bien que la question de la gouvernance ne saurait se limiter aux seules infrastructures, à la couche profonde de l'Internet. Il y a désormais un Internet qui déborde l'Internet. On le voit avec des entreprises comme Facebook ou avec les magasins d'applications, au travers desquels peuvent se constituer des monopoles de fait ; avec l'apparition de nouvelles manières très fines de prendre des positions, via ce que l'on appelle l'expérience utilisateur, par exemple. Pour garantir le respect de la neutralité du net, il faut, au-delà de la seule question des infrastructures, penser le statut de ce curieux espace public qu'est devenu l'Internet.
Internet est comme un océan dans lequel nous baignons, en interface avec tout ce qui fait notre univers physique. Pierre Bellanger compare à juste titre, dans son ouvrage, ce qui se passe aujourd'hui avec la manière dont s'est constitué il y a quelques siècles le droit de la mer - sous emprise britannique. Avec le numérique, on a aussi le sentiment d'avoir affaire à un milieu interstitiel que l'on n'arrive pas très bien à penser.
On ne traite pas assez l'Internet comme un espace public, et l'on y sous-estime souvent certaines violations des libertés individuelles que l'on n'admettrait jamais dans l'espace public physique. Pour filer la métaphore océanique, je dirai que de même qu'il faut des vaisseaux pour dominer l'océan, de même on ne saurait exercer de contrôle de l'Internet sans moyens d'appropriation, faute desquels le risque est permanent d'une perte de souveraineté qui nous laissera dans l'incapacité d'assurer la protection de la vie privée ou d'empêcher la constitution de monopoles de fait. Les problèmes qui apparaissent aujourd'hui étaient connus depuis cinq ou dix ans de tous les acteurs du secteur, qui ont eu beaucoup de mal à se faire entendre. Faute de s'engager résolument dans la construction de cette nouvelle économie, nous risquons de nous voir reléguer au rang de colonie numérique aux marches de l'empire.
Entre l'économie numérique contemporaine et la révolution numérique des années 1990, la différence est radicale. Les années 1990 furent celles d'un bouillonnement de start up, entre lesquelles la compétition faisait rage. Si certaines sont depuis devenues des géants de l'Internet, beaucoup, en revanche, ont disparu. L'économie du numérique était alors dominée par la figure du créateur de start up qui, installé dans son garage, partait à la conquête d'un grand marché avec peu de capital. La France est restée prisonnière de cette image d'Epinal. Un journaliste économique, Stéphane Soumier, faisait récemment observer dans un éditorial que dans cette masse de start up, aucune des nôtres n'est devenue un géant industriel comparable aux géants américains. Certes, quelques unes ont réussi à s'introduire en bourse ou à se faire racheter pour plus d'1 milliard de dollars, mais dans la Silicon Valley, c'est, depuis 1998, une entreprise tous les trois mois qui, à un moment ou l'autre de son existence, est valorisée à 1 milliard...
Quand tout, hier, était ouvert, le paysage est aujourd'hui dominé par de grands géants qui ont franchi la barre, souvent grâce à la bulle spéculative des années 1990, et se trouvent en position dominante sur des marchés globaux. Nos dirigeants politiques, nos industriels doivent prendre cette nouvelle donne au sérieux. On n'a plus affaire à de jeunes gens qui bricolent dans leur garage, mais bien à des capitaines d'industrie qui jouent en calculant plusieurs coups à l'avance sur le grand échiquier de l'économie mondiale.
Les géants industriels de l'Internet semblent ne jamais parvenir à maturité. Ils ne cessent de transformer leur modèle d'affaires, de s'étendre sur de nouveaux marchés, de réinventer leurs produits, de revoir leur tarification. On est dans une économie toujours à la frontière de l'innovation, une économie qui doit sans cesse réinventer, par l'innovation, les gains de productivité qui lui permettent de poursuivre son développement. Voilà de quoi nous embarrasser, nous qui avons construit notre politique industrielle sur une logique de rattrapage, et créé nos champions pour imiter les champions américains, se hisser à leur niveau de performance et leur échelle d'opération. Airbus n'a-t-il pas été créé pour contrer Boeing et n'est-elle pas parvenue à l'emporter en parts de marché ? Mais cela ne suffit plus aujourd'hui, alors que les entreprises américaines du numérique ne cessent d'innover et prennent leurs positions non plus sur leur marché domestique mais sur les marchés mondiaux. Créer un Google européen ? Tentation vaine, dès lors que Google est en position dominante sur le marché mondial, ne laissant aucune place à sa marge !
Tout n'est pas perdu pour autant. Les Américains ont transformé les marchés les plus faciles à transformer, parce que leur coeur de métier était, par nature, immatériel : publicité, vente à distance, industries de contenus comme la musique, le cinéma et l'audiovisuel ou le livre. Ils ont ainsi pris des positions précoces sur ces marchés, qui leur ont acquis un savoir-faire de ce qu'est la transformation numérique d'une filière.
Cependant, les transformations auxquelles nous avons à faire face sont désormais d'une tout autre nature. Il ne s'agit plus de passer du CD au mp3, mais de la transformation numérique de filières dures, avec des infrastructures lourdes et un environnement réglementaire beaucoup plus complexe comme la banque, l'assurance, l'automobile et les infrastructures de transport ou la santé, plus difficiles à transformer que la publicité ou l'industrie musicale. Bien des opportunités restent donc ouvertes, et la messe n'est pas dite. Rien ne dit que le marché mondial dans ces filières sera dominé demain par les entreprises américaines.
Quelles sont les conditions d'émergence de ces futurs géants industriels ? Il n'est pas facile de répondre, car les leviers de politique économique à mobiliser ne sont pas ceux de l'économie de rattrapage. Dans une économie de rattrapage, on crée in vitro, par imitation, des entreprises que l'on développe à coup de subventions publiques et d'instruments de protectionnisme pour les amener jusqu'à la frontière de l'innovation. C'est ce que sont en train de faire les Chinois, via le transfert de technologie. Mais dans l'économie du numérique, on ne peut procéder ainsi. Trois grandes options se présentent. On peut jouer sur le levier des start up. Mais jusqu'ici, nous n'avons pas su transformer nos start up, ni en France ni en Europe, en géants industriels. Cela doit nous conduire à nous poser des questions sur notre marché du capital risque, sur notre droit du travail, sur la segmentation du marché intérieur européen et les écarts culturels en son sein. Nos grandes entreprises peuvent-elles être un levier ? Axa peut-elle devenir le leader mondial de l'assurance numérique ? Vinci peut-elle dominer la filière numérique du BTP ? La transformation d'industries de cette dimension se heurte à bien des rigidités, mais les grandes entreprises américaines nous montrent que la gageure peut être tenue. Une entreprise comme Amazon a réussi sa transformation : elle a d'abord été un géant du commerce en ligne avant de devenir un géant du cloud computing. Même chose pour Apple, qui n'a plus grand chose à voir aujourd'hui avec l'entreprise des débuts, dans les années 1980. Reste à savoir si nos grandes entreprises sont capables de telles transformations radicales. Nos PME, enfin, peuvent-elles constituer un levier ? Peuvent-elles transformer leur modèle d'affaires à temps pour renaître sous forme de futurs champions ?
Si la problématique des start up touche à celle du financement de l'économie, du capital-risque, celle des grands groupes, en revanche, relève davantage de la décision politique. Si aujourd'hui, le dialogue entre les autorités politiques et les responsables de grands groupes n'est pas centré sur la question de l'innovation et de la transformation radicale, les choses peuvent évoluer. Et pour les PME, les questions qui se posent sont plutôt de nature juridique : droit des faillites, relation entre les entreprises, les créanciers et leurs actionnaires. Que faire quand une entreprise va mal ? La laisse-t-on mourir ou l'aide-t-on à renaître avec un nouveau management, un nouvel actionnariat ?
Autant d'instruments de politique industrielle qui ne sont pas, aujourd'hui, identifiés comme tels. Pour la nébuleuse de Bercy, la politique industrielle est une chose, le financement de l'économie en est une autre, chacune relève d'ailleurs d'un ministère distinct. Même s'ils travaillent de concert dans une logique de solidarité gouvernementale, le seul fait de les avoir séparés montre que le financement de l'économie n'est pas conçu comme un instrument de politique industrielle. Pourtant, il est crucial, ne serait-ce que pour faire émerger des start up susceptibles de devenir un jour des géants industriels.
Autre question centrale, celle de la confiance dans l'économie numérique et de la protection des données personnelles. Où est le nerf de la guerre dans l'économie numérique ? Dans les années 1990, on estimait que c'étaient les réseaux, et que les opérateurs de télécom étaient les entreprises centrales, puis ce sont les logiciels qui ont tenu la corde, avant que l'on ne voie renaître de l'innovation matérielle, avec les smartphones notamment ; puis on a jugé que c'étaient les contenus - ce qui explique la stratégie d'une entreprise comme Vivendi. Plus récemment, la collecte des données personnelles est devenue l'enjeu central. La thèse que nous développons dans notre livre est la suivante : la puissance industrielle dans l'économie numérique se concentre désormais non plus dans les organisations mais dans la multitude des individus connectés. Les entreprises qui gagnent en puissance sont celles qui ont réussi à nouer un lien privilégié avec la multitude des utilisateurs, et à les enrôler dans leur chaîne de valeur. A mon sens, le coeur de métier des entreprises du numérique n'est pas la technologie, mais bien ce lien. La collecte des données n'est, de ce point de vue, qu'un instrument destiné à consolider ce lien. Elle sert à mieux les connaître pour mieux les servir. Ce n'est pas un hasard si l'économie du numérique est dominée par les entreprises américaines, car la culture américaine met en avant la qualité du service et l'attention portée au client, ce qui est beaucoup moins vrai chez nous. Les géants américains apportent une attention à l'utilisateur à laquelle nous ne sommes pas habitués, et qui nous séduit : ce n'est pas un hasard si la France est le pays d'Europe où la part de marché des grandes entreprises américaines comme Apple ou Google est la plus importante.
Alors que la collecte des données est, dans cette perspective, un sujet industriel crucial, nous nous en méfions. On n'y voit que le moyen d'instrumentaliser l'utilisateur, d'en faire une cible publicitaire. Or, les entreprises américaines ne collectent pas tant à des fins publicitaires que pour améliorer la qualité du service qu'elles proposent.
La protection des données personnelles constitue un des leviers de notre politique industrielle. Dans un environnement juridique où les individus sont très protégés, les entreprises qui peuvent inspirer confiance sont celles qui sont attentives à leurs clients, et cela vaut tout particulièrement pour l'économie numérique. C'est un défi que nos entreprises - banques, assureurs, opérateurs de télécoms ou de transport - n'ont pas su, jusqu'à présent, relever. Or, il faut inspirer confiance pour recueillir le consentement des utilisateurs à l'exploitation de leurs données personnelles. On touche là à des enjeux culturels, sociologiques. Nous devons apprendre à donner la priorité à ce lien à l'utilisateur si nous voulons voir nos entreprises devenir des géants industriels.
Vous avez décrit des modèles possibles d'évolution. Cela a-t-il pour vous un sens de les inscrire dans une perspective nationale ou européenne ?
Dans une économie où l'un des enjeux principaux est de transformer de toutes petites entreprises en géants industriels, on est amené à travailler dans des écosystèmes très locaux, très ramassés, où tout compte : la recherche académique, le capital-risque, la culture entrepreneuriale, le soutien des pouvoirs publics. Aux Etats-Unis, c'est sur un espace minuscule, la Silicon Valley, que converge et se concentre toute la valeur créée par l'économie numérique. Ce qui explique l'apparition de tensions sociales : outre-Atlantique, les riches deviennent de plus en plus riches, tandis que chez nous, les pauvres deviennent de plus en plus pauvres, parce que la valeur s'échappe et entame la marge de nos entreprises.
L'innovation, en matière numérique, n'impose pas de raisonner à grande échelle. L'échelle de tels écosystèmes n'est pas tant celle d'un continent que d'une ville. Attendre pour agir une coordination à grande échelle, c'est rester l'arme au pied, quand on pourrait dès à présent entreprendre de créer des écosystèmes favorables à l'innovation.
Nous avons un peu abandonné le terme de souveraineté, de ce côté de l'Atlantique, parce qu'on l'a confondu avec des formes de protection désuètes, alors qu'existent aussi des formes de souveraineté mobiles, transactionnelles, dynamiques. Or, les Etats-Unis ont une politique de souveraineté très ferme ; le numérique américain bénéficie d'un important soutien public et de multiples coopérations - voyez le rôle de la Darpa (Defense Advance Research Project Agency) dans le domaine de la Défense - associés à une stratégie cohérente de softpower. Nous devons apprendre à agir en peuple souverain, savoir revendiquer nos fonds d'intervention publique, défendre nos libertés fondamentales et nos exigences publiques, au premier rang desquelles l'impôt. L'Europe ne se pense pas comme un espace de souveraineté, mais rien n'interdit d'agir, sans attendre, à l'échelle nationale. Il existe toujours des moyens d'action face aux stratégies mondialisées d'optimisation. Les géants du numérique ne peuvent se passer d'officines locales chargées de prélever la manne publicitaire. J'ajoute que nous ne sommes pas un marché marginal, nous représentons plus de 1% du PIB mondial et pouvons faire valoir nos revendications.
Mais qu'est-ce que la souveraineté d'un État nation à l'heure où il n'y a plus de frontières ?
Lorsque vous dites que beaucoup d'opportunités restent ouvertes, vous allez à contre-courant de l'opinion de Pierre Bellanger, qui, beaucoup plus pessimiste que vous, voit l'économie numérique s'acheminer vers l'hyperconcentration et l'Internet perdre sa neutralité. Il cite à ce propos le cas de l'automobile. Qu'est-ce qui maintient votre optimisme face à cet univers très monopolistique ?
L'histoire du numérique est faite de batailles successives. Il y a eu celle des microprocesseurs, que l'Europe a perdue, celle des systèmes d'exploitations, perdue aussi, mais on a résisté dans la bataille des Telecoms, jusqu'à l'apparition du smartphone. L'histoire n'est pas jouée, d'autres batailles sont devant nous. Pierre Bellanger, qui voit l'avenir converger vers ce qu'il appelle le résogiciel, craint un risque d'avalement des entreprises naissantes. Mais dans certains domaines comme celui des objets intelligents, les Américains sont loin d'être en tête. Au Consumer Electronic Show de Las Vegas, la revue Wired a retenu, dans son classement des huit meilleurs produits, quatre produits français. Nous avons des atouts dans bien des domaines, voyez le coeur artificiel : c'est un objet électronique intelligent. De même, la ville du futur est un réel enjeu, or, nous avons la chance d'avoir, en Europe, des villes chargées d'histoire, construites autour d'un centre. Dans tous ces domaines, les innovations ne sont pas californiennes, et il n'est pas écrit que l'Amérique y prendra le dessus.
Je ne suis pas sûr que l'on puisse se rassurer avec les médailles décrochées par les entreprises françaises au Consumer Electronic Show ou le coeur artificiel, où l'on n'en est encore qu'à une expérimentation pilote. Car on est loin d'un déploiement industriel à grande échelle. Il me paraît dangereux d'applaudir trop vite nos prouesses technologiques. L'essentiel reste à faire : prendre position sur le marché. Ce sont les frères Lumière qui ont inventé le cinéma, mais c'est l'Amérique qui a créé Hollywood... Il nous reste à transformer nos prouesses technologiques en modèles d'affaires capables d'une expansion à échelle globale, pour attraire la valeur sur le territoire, retrouver des recettes fiscales et des emplois, redistribuer, développer l'économie nationale. Certes, des entreprises françaises sont à l'honneur dans Wired, mais pendant ce temps, Google rachète Nest pour plus de 3 milliards de dollars et prend ainsi des positions industrielles majeures sur un secteur très prometteur... Ce que nous ne savons pas faire.
Amazon, entre son entrée en bourse et le premier exercice 2003, a « brûlé » 3 milliards de dollars. Il est vrai que c'était au temps de la bulle spéculative, mais voyez plus récemment Facebook : entre sa création et son entrée en bourse, elle a « brûlé » 1,5 milliard de dollars. C'est ce que coûte la transformation d'une très petite entreprise en un géant industriel, c'est à dire moins que le bénéfice annuel d'une entreprise comme Orange, mais beaucoup plus que ce que nos entreprises qui se créent parviennent à lever. Nous manquons des investisseurs patients, des marchés financiers profonds qui permettent de prendre ces positions industrielles. On peut donc craindre que les entreprises américaines ne rachètent nos technologies innovantes au bon moment. Les opportunités passent vite. Il a suffi à Google de racheter, pour 3 milliards de dollars, une entreprise qui fabrique un thermostat intelligent, pour mettre un pied dans le secteur du bâtiment et de l'énergie, prenant position en aval avant de remonter pour évincer les acteurs traditionnels ; elle commence aussi à s'intéresser de près à l'automobile. Une telle entreprise, quand elle entre sur un marché grâce à une acquisition, dispose d'un énorme capital, d'un important savoir-faire logiciel et d'un lien privilégié avec des utilisateurs dans le monde entier ; de quoi creuser rapidement l'écart. Cela étant, il n'y a pas de raison de penser que toutes les filières sont soumises à cette fatalité.
La difficulté tient-elle pour vous au fait que nous avons du mal, en Europe, à appréhender la force de la révolution numérique, qui transforme en profondeur toute l'économie ?
On ne comprend pas, en effet, combien profonde doit être la transformation pour que nos entreprises puissent prendre des positions de marché. On a beau applaudir nos entrepreneurs qui innovent, on continue d'adopter des lois et des règlements qui sont conçus pour freiner le développement des nouveaux entrants sur des marchés où les entreprises en place pourraient être menacées. Aux Etats-Unis, l'innovation finit par triompher parce que les entreprises dominantes ont beau mener un lobbying auprès des instances de régulation, elles ont, face à elle, des innovateurs très agiles, qui ont su se regrouper et interviennent y compris dans le jeu politique, en finançant massivement les campagnes électorales. Chez nous, ce rapport de forces n'existe pas. Les innovateurs sont éparpillés, inconnus, peu présents dans les palais nationaux et dès qu'ils mettent en cause les positions des entreprises en place, on leur enfonce la tête sous l'eau.
Au risque de paraître excessivement optimiste, je persiste. L'issue, dans cette bataille, n'est pas fatale. On a failli par gagner la bataille des télécoms, dans les années 1990. Au cours des six années que j'ai passées à la tête de Cap Digital, le pôle de compétitivité parisien de la filière des contenus et services numériques, j'ai vu se transformer les jeunes générations - qui ont pris la mesure de la mondialisation et n'hésitent pas à aller chercher leurs maîtres à Harvard. Nicolas Colin ne me démentira pas : inspecteur des finances, il fait partie d'une nouvelle classe d'énarques...
vous voulez dire qu'il a renoncé à l'inspection des finances pour créer un incubateur ?
Il est dans un va et vient...
Je suis étonné de constater que la France défend bien peu son droit de la concurrence ; elle serait pourtant fondée à soulever des contentieux. De même qu'elle serait fondée à défendre sa vision de la liberté d'expression. Alors que nous avons, depuis la loi Bichet jusqu'à la loi de 1984, une législation très sophistiquée pour défendre le pluralisme de la presse, on semble ne pas avoir conscience du fait que 90% des flux passent par Google ou Facebook.
Nous avons reçu le commissaire Almunia, qui ne nous a pas donné le sentiment d'être déterminé à pousser le combat avec Google sur ces questions de concurrence...
Rien ne nous interdit d'en revenir à des principes fondateurs - libertés publiques, liberté de la presse - et de les faire valoir, sur le modèle de ce qu'a fait l'Allemagne, dans les années 1980-1990, pour l'environnement, en s'imposant des normes qu'elle a ensuite exportées, sur le recyclable ou les dioxines, par exemple. L'Europe gagnerait à s'en inspirer. L'attention, par exemple, à la protection des données personnelles peut devenir un avantage si l'on sait pousser ses pions.
Vous avez évoqué un statut pour ce nouvel espace public qu'est l'Internet. Quels principes devraient, selon vous, le régir ?
Je suis personnellement étonné par certaines décisions de régulation touchant l'Internet, que l'on considèrerait liberticides dans le monde physique. Dans cet espace, où se meuvent les jeunes générations, où elles nouent des relations, où elles construisent leur identité, on n'hésite pas à surveiller, à déconnecter, comme s'il s'agissait d'un espace purement technologique. On ne se représente pas Internet comme un espace public. Et cela vaut aussi pour les sanctions : on hésite à considérer que l'expression de propos racistes ou antisémites sur Twitter puisse être un délit...
Nicolas Colin a évoqué la fiscalité. Peut-on imaginer une forme de fiscalité assise sur les données ?
L'enjeu est essentiel, il touche à la question de la captation de la valeur. Pierre Bellanger s'inquiète de voir la valeur disparaître de nos économies européennes. La fiscalité peut-elle être un contre-feu ?
La fiscalité à elle seule ne pourra pas corriger les profonds déséquilibres dans la répartition mondiale de la valeur.
C'est vrai, mais qu'est-ce qui crée la valeur ajoutée, donc contribue aux bénéfices dans une grande entreprise ? Si on laisse de côté l'importante question des prix de transfert, il faut reconnaître que l'on a encore tendance à estimer que c'est sur les actifs tangibles, sur la propriété intellectuelle, sur tout ce qui se concentre dans son périmètre que repose la valeur d'une entreprise. Or, c'est une vision périmée : dans l'économie numérique, la valeur repose de plus en plus sur autre chose. Les facteurs qui créent de la valeur ne résident pas seulement dans l'entreprise, ils sont aussi à la lisière, du côté des utilisateurs, agents actifs de la chaîne de création de valeur. Les grands entrepreneurs du numérique ne disent d'ailleurs pas autre chose, mais ceux qui décident de la fiscalité n'en ont pas encore pris conscience. Dans le rapport sur la fiscalité du numérique que j'ai cosigné avec Pierre Collin, conseiller d'Etat, nous avons développé une analyse de la création de valeur que le gouvernement a faite sienne et qui a été portée devant l'OCDE, dans le cadre du chantier de remise à plat de la fiscalité des entreprises, dit plan d'action BEPS (Base Erosion and Profit Shifting). Il s'agit, pour l'instant, de partager un diagnostic à l'échelle des Etats membres de l'OCDE. Les Français se sont beaucoup impliqués, avec les travaux du conseil national du numérique et ceux qu'a menés le Sénat à l'instigation du président Marini. Comment adapter la fiscalité pour qu'elle épouse au mieux les contours de l'économie numérique ? Telle est la question. Il faut refaire le travail de diagnostic en commun, car un diagnostic doit être partagé. C'est l'objet du travail mené dans le cadre du chantier BEPS mais aussi par le groupe d'experts qui s'est mis en place au niveau européen, à l'initiative du commissaire Semeta, et auquel participe Pierre Collin.
On a tort de ne voir dans le mode opératoire des grandes entreprises de l'Internet que prédation. On a tôt fait de dénoncer la captation de valeur ou le vol des données personnelles, mais il faut bien comprendre que les utilisateurs pèsent leurs choix : ils donnent à l'entreprise, mais l'entreprise leur donne aussi. Le millier d'applications de l'appstore d'Apple sont le fruit de l'équivalent de 500 000 années de temps d'ingénieur, dont l'entreprise a bénéficié gratuitement. Apple n'a rien payé, mais prend 30% du chiffre d'affaire. Prédation ? Tous ces ingénieurs bénévoles ont certes donné à l'entreprise, mais l'entreprise leur a donné une plate-forme extrêmement performante et un accès au marché qu'ils n'auraient jamais pu espérer.
Si donc il ne faut pas concevoir la relation à l'utilisateur comme une prédation, il n'est pas interdit à la puissance publique de s'en mêler, en aidant, par exemple, à mener des négociations collectives. En matière de données, c'est le caractère collectif, massif, qui fait l'intérêt de la collecte. Que je sois géolocalisé lorsque je me rends dans tel restaurant n'a aucun intérêt mais en revanche, l'agrégation de telles données peut permettre d'étudier l'évolution des comportements alimentaires dans la durée. Plutôt que chercher à freiner ce processus en le considérant comme prédateur, mieux vaudrait peut-être travailler à harmoniser la négociation collective entre les peuples, la multitude, et ces plates-formes. Si les gens contribuent, c'est qu'ils y trouvent leur compte.
J'ai dit que la fiscalité ne suffirait pas à corriger les déséquilibres. Cependant, la fiscalité n'est pas sans comporter de ces effets incidence bien connus en microéconomie. L'impôt est le plus souvent répercuté par les assujettis sur d'autres acteurs de leur écosystème. Aux Etats-Unis, Amazon doit, dans un nombre croissant d'Etat, collecter des taxes sur les ventes. Les commerces traditionnels auxquels elle fait concurrence y ont vu une victoire. Mais Amazon a su retourner les choses à son avantage en multipliant ses implantations sur le territoire afin d'assurer la livraison le jour même. La fiscalité, comme toute perturbation dans un système, renforce les forts et affaiblit les faibles.
Cela étant, elle est un révélateur. Les entreprises mondiales créent de la valeur sur notre territoire et nous ne récupérons rien de cette valeur. Ce doit être un signal d'alarme. Toutes les entreprises, dans tous les secteurs, cherchent à minimiser leur exposition fiscale dans les pays où elles n'ont pas leur siège. Mais l'optimisation fiscale dans le secteur numérique n'a pas les mêmes effets que dans d'autres secteurs, parce que nous ne disposons pas de grands champions. Dans le secteur bancaire, par exemple, l'optimisation vaut dans les deux sens, car nous avons de grands établissements. Dans le numérique, en revanche, tous les grands sont américains. Et le même phénomène est à l'oeuvre pour les emplois, pour le revenu national en général. Le sentiment d'appauvrissement que ressentent les citoyens est le reflet de cette situation macroéconomique.
La puissance publique a longtemps su imposer ses préconisations aux entreprises qui devenaient trop puissantes et dont l'activité devenait essentielle à l'ensemble de l'économie. Ce qui me frappe, cependant, c'est la parenté entre les principes qui président aux grandes plates-formes et les lois de Rolland, qui ont théorisé les grands principes du service public : continuité, mutabilité, égalité. Les grandes plates-formes ont compris que le succès industriel passe par la continuité du service, que la mutabilité est la condition d'adaptation à l'évolution des techniques - les applications doivent ainsi s'adapter aux évolutions des systèmes d'exploitation. Elles mettent, enfin, tous les utilisateurs à égalité - tout le monde peut, par exemple, ouvrir un compte chez Apple et créer une application. Ce trait culturel qui veut que tout le monde puisse s'agréger reste assez étranger à nos capitaines d'industrie.
Nous ne sommes pas loin de voir quelques grandes plates-formes concurrencer la puissance publique dans ses prérogatives et proposer, demain, des services de connexion à certains services publics, comme cela existe déjà en Angleterre, voire collecter l'impôt - on le voit déjà sur certaines taxes... Il est urgent de mener une réflexion sur ces questions, faute de quoi, on risque d'être inconsciemment entraînés vers des abandons de souveraineté difficilement réversibles.
Les citoyens sont sensibles à la différence qu'ils ressentent entre le service rendu sur les grandes plates-formes de l'Internet et la rigidité, la lenteur des guichets publics. C'est un défi pour la puissance publique, qui doit se mettre à niveau pour préserver sa souveraineté. Il n'y a aucune raison pour que l'Etat soit en retard, alors que dans la tradition française du service public, il a souvent été en avance. Or, on a le sentiment que c'est le renoncement qui prévaut aujourd'hui.
Il me reste à vous remercier de cet échange. Je ferais volontiers une suggestion au président du Sénat. Si l'on veut faire de notre Haute Assemblée une chambre tournée vers l'avenir, il serait bon que les partis s'entendent pour soutenir des candidats aux élections sénatoriales issus comme vous des milieux économique, scientifique, universitaire, qui, en siégeant sur nos bancs, apporteraient une contribution précieuse à nos travaux.
La réunion est suspendue à 17h35.
La réunion reprend à 17 heures 40.
Nous recevons Nathalie Chiche, membre du Conseil économique, social et environnemental, qui vient de publier un rapport intitulé : « Internet : pour une gouvernance ouverte et équitable ».
Je lui laisse la parole, afin qu'elle puisse nous faire part de ses réflexions et de ses conclusions...
J'ai eu le plaisir de rencontrer Mme Morin-Desailly à propos de cette étude, le CESE ayant déjà été saisi de ce sujet très important en 2009. Toutefois, l'ancienne mandature n'a pu mener le projet jusqu'au bout.
Le sujet est revenu au sein de la section des affaires européennes et internationales, à laquelle j'appartiens. Je n'étais pas aussi avertie que mes prédécesseurs, mais la question m'a passionnée. Il est important que cette question soit également traitée par la société civile, et non simplement par des initiés.
On a beaucoup entendu parler dans l'actualité de protection des données, de neutralité du Net, de cybercriminalité. Or, la gouvernance d'Internet impacte tous ces sujets. Il était donc intéressant d'envisager ce thème d'un point de vue global, afin d'étudier la façon dont interagissaient les différents acteurs que j'ai identifiés dans l'écosystème qu'est Internet.
Vous avez auditionné des personnalités prestigieuses, comme Michel Serres. Que pourrais-je apporter de plus à cette étude ? Je réserverai mes propositions à la seconde partie de mon intervention...
J'ai achevé cette étude fin novembre, juste après la déclaration de Montevideo. J'y ai identifié le fait, comme l'ont dit Henri Verdier et Nicolas Colin, que le monde de l'Internet ne fonctionne pas comme le monde physique. Internet, qui est un réseau qui se déploie dans un espace international, est techniquement sans frontière.
J'entends parler de souveraineté, de gouvernance : on sait qu'Internet entre en tension permanente avec le système westphalien, fondé sur la notion de souveraineté des Etats. Peut-être faudra-t-il clarifier la différence entre souveraineté et gouvernance, ce que je n'ai pas fait dans mon étude...
En 2002, sur 193 pays, quatre seulement désiraient exercer une censure sur le contenu d'Internet. Dix ans après, au moment de la Conférence de Dubaï, quarante d'entre eux le réclamaient. En dix ans, leur nombre a été multiplié par dix. Ceci s'explique sûrement par l'extension des usages, et surtout par la montée en puissance des grands acteurs commerciaux américains, très menaçants pour les Etats.
Dans notre étude, nous avons identifié les grands acteurs économiques qui se livrent une lutte commerciale sans merci. On sait que ces géants du Net consolident leurs positions en croisant les données personnelles dont ils disposent, sans que l'utilisateur en ait conscience.
Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit sur Google, Amazon, Facebook et Apple (GAFA), ou sur les législations fiscales. Pour illustrer l'hégémonie de ces acteurs, qui ont pris un poids considérable, je rappellerai la phrase prophétique d'Eric Schmidt, patron de Google : « Ils ne nous laissent pas être un Gouvernement ! ». Il est vrai que l'on peut s'interroger sur ce genre de prédiction...
Les entreprises américaines sont très présentes à Bruxelles, et y mènent un lobbying intensif par rapport aux entreprises moins structurées. Les divergences de l'Union européenne en la matière rendent très difficile l'avancement de la proposition de règlement relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement et de la libre circulation des données à caractère personnel -sans parler de la question de l'optimisation fiscale.
Les Etats-nations ont par ailleurs compris assez tard les enjeux d'Internet ; or, les notions traditionnelles de territoire et de frontière sont très peu opérantes dans un cyberespace, qui s'affranchit des frontières géographiques. Internet est donc en tension permanente avec les prérogatives des Etats.
Les choses se sont cristallisées au moment de la Conférence de Dubaï. Deux blocs se sont alors affrontés, d'un côté les pays occidentaux, avec les États-Unis, l'Union européenne, la France, et d'autres pays occidentaux, qui se sont opposées à un contrôle accru d'Internet et, de l'autre, les pays émergents ou en voie de développement, attachés à ce pouvoir souverain et au contrôle du fonctionnement d'Internet, le cas le plus flagrant étant celui de la Chine, qui a créé ses propres structures au sein d'un immense Intranet.
On le voit, la Chine, la Russie, rejointes par les pays émergents, affirment la prééminence des Etats sur les autres acteurs. Entre les deux, d'autres pays sont indécis, n'ayant pas vraiment de position en matière de contrôle d'Internet. Ceci est assez dangereux, car ils sont un certain nombre, et sont susceptibles de constituer une cible, ces deux blocs qui s'affrontent pouvant chercher à les rallier à leurs positions.
L'Union européenne a toujours affiché sa volonté d'être un interlocuteur engagé en matière de gestion de l'Internet. Avant le dernier Conseil européen sur le numérique, Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l'Innovation et de l'Économie numérique, avait tenté d'organiser un mini-sommet. Seuls six ou sept pays européens parmi les 28 s'y sont rendus -Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Pologne, Hongrie, et Belgique. Peut-être faudrait-il s'interroger sur la manière de les intéresser à la question...
Le troisième acteur est la société civile qui, on l'a vu, a eu une importance considérable lors des révolutions arabes. C'est elle qui assure la gouvernance pratique, la gestion des nombreuses applications, les arbitrages entre les différents contributeurs. Notre étude considère que la reconnaissance de la société civile n'est pas assez importante, et qu'elle tarde à venir vis-à-vis des autres acteurs que sont les Etats. La société civile étant par ailleurs très peu représentée à Bruxelles, on pourrait s'inspirer de l'exemple du Brésil, comme dans le projet du « Marco Civil da Internet ». Il est important que le pays des droits de l'homme associe la société civile à la loi que prépare Fleur Pellerin sur les droits et libertés numériques.
J'en viens à la gouvernance de l'Internet. On sait que les États-Unis ont une responsabilité historique dans le fonctionnement et le développement d'Internet, et sont très soucieux de conserver leur hégémonie. Depuis quinze ans, l'ICANN, association de droit privé américain, sous contrat avec le département de commerce américain, décide de la politique d'attribution des noms de domaine, via le DNS.
Fadi Chehadé, président de l'ICANN, semble très satisfait que celle-ci ait rempli sa mission, ce que l'on ne peut que reconnaître. Je pense avoir été peu complaisante avec l'ICANN dans mon étude, et je ne suis pas la seule : cette société est de plus en plus contestée, surtout par les pays émergents et les pays en voie de développement (PEVD), qui ne supportent pas d'être subordonnés à une association de droit privé américain. On peut le comprendre...
Lors de mes auditions, je me suis aperçue que l'ICANN souffrait d'une gouvernance peu transparente, mal organisée, dont la légitimité est de plus en plus remise en cause. Depuis Dubaï, le bloc occidental refuse de confier la gestion de ses ressources critiques à l'Union internationale des télécommunications (UIT), plutôt qu'à l'ICANN, provoquant une importante opération de lobbying, avec une forte délégation américaine, destinée à conforter la position de l'ICANN.
Les révélations de l'affaire Prism ont mis en question la suprématie des États-Unis et, du même coup, de l'ICANN, incitant à rechercher de plus en plus des solutions alternatives.
Fadi Chehadé a bien compris que la situation est très critique pour l'ICANN et, en homme intelligent et en fin politicien, il a accompli plusieurs gestes politiques annonçant un changement stratégique de sa société : volonté d'accentuer ses efforts de transparence, internationalisation, association, en octobre dernier, de la déclaration commune de Montevideo avec les dix organisations gérant les aspects techniques du fonctionnement d'Internet -Internet engineering task force (IETF), World wide web consortium (W3C), Internet architecture bord (IAB)-, rapprochement avec Dilma Rousseff, très remontée contre l'espionnage de la NSA, et qui l'a fait savoir à la tribune de l'Organisation des Nations unies (ONU). Le Brésil est devenu, pour Fadi Chehadé, un interlocuteur de choix, qui aimerait s'affranchir de son encombrant tuteur.
Fadi Chehadé va, par ailleurs, renforcer le rôle du Governemental advisory committee (GAC). Les Etats n'ont en effet qu'un rôle consultatif au sein du GAC, et aucun droit de vote.
On sait que Fadi Chehadé veut internationaliser l'ICANN et l'émanciper définitivement de la tutelle du département de commerce américain. Il a souligné avoir l'accord de son conseil d'administration, mais a besoin de celui du département, ce qui n'a pas l'air d'être acquis pour le moment.
Les États-Unis sont-ils prêts à perdre leur mainmise sur la gouvernance d'Internet ? La question mérite d'être posée. Je ne crois pas qu'ils aient la réponse -et nous non plus ! L'ICANN a précisé qu'elle souhaitait passer du statut de société californienne à celui de société internationale, et s'installer à Genève, un peu comme l'UIT. Je pense qu'il faut profiter de l'occasion et accompagner intelligemment ce désir de l'ICANN de s'émanciper du gouvernement américain. Qu'on le veuille ou non, l'ICANN assure la stabilité d'Internet et, même si j'ai mentionné des alternatives comme Open Root, je pense qu'il est pour le moment difficile de remplacer l'ICANN. L'Union européenne a pour le coup un vrai rôle à jouer dans cette émancipation. Certes, l'Union européenne, comme le Brésil, souhaite de nouvelles règles, mais elle demeure handicapée par un manque de cohésion et de stratégie politique.
En faisant des recherches, je me suis rendu compte qu'en 1998, l'Union européenne avait été un acteur important des discussions relatives à la mise en place de l'ICANN, mais n'avait pas fait valoir ses prérogatives. C'est fort dommage, car elle aurait alors pu mettre en place un contrôle international. Elle a même joué un rôle significatif dans la création du Comité des gouvernements placé auprès de l'ICANN. L'Union européenne doit s'organiser pour être efficace et accompagner ce mouvement d'émancipation, sans naïveté, tout en restant très pragmatique. Je pense aussi que le GAC peut être un élément clé du dispositif de la future ICANN qui se dessine, et que l'Union européenne doit faire évoluer.
L'objectif est de réformer ce comité pour prendre des décisions transparentes, claires, équitables, avec des règles connues de tous. J'ai essayé de lister les prérogatives du futur GAC. Je pense qu'il serait important que ce comité soit plus stratégique et opérationnel qu'il ne l'est actuellement. Les délégations doivent s'organiser de manière plus professionnelle -implication des capitales, séniorité des représentants, envoi de davantage de diplomates. Il faut aussi accroître sa diversité géographique, former les délégations des pays indécis, afin que ceux-ci puissent se positionner. Il ne convient pas de leur donner uniquement de l'argent, comme on le fait actuellement, mais aussi de doter le secrétariat du GAC de moyens. L'Europe peut s'organiser en formant un bloc plus uni et plus étoffé qu'aujourd'hui.
La division ou l'absence des pays concernés par les enjeux du numérique empêche les Européens de peser sur les discussions au sein du GAC. L'Europe doit donc constituer une force de proposition et parler si possible en premier, or ce n'est pas souvent le cas.
Quant à la France, elle doit être une force de propositions en Europe et dans le cadre de l'ICANN. Pour le moment, même au plus haut niveau, il n'existe aucune prise de position s'agissant des enjeux de la gouvernance d'Internet. Cette gouvernance doit mobiliser la francophonie. L'Organisation internationale de la francophonie (OIF) pourrait former ses membres à la gouvernance d'Internet. Enfin, la France peut accompagner l'ICANN dans sa volonté de s'enraciner en Europe. Fadi Chehadé a dit qu'il ouvrait des bureaux à Singapour et Istanbul : pourquoi pas en France ? Il faudrait lui poser la question...
Vous avez identifié, dans votre rapport, un certain nombre de sujets que j'avais moi-même relevés : neutralité du Net, protection des données personnelles, cybercriminalité, cybersécurité.
Vous avez aussi évoqué la protection de la diversité linguistique et culturelle, ainsi que le défi environnemental qui accompagne cette nouvelle économie. Pouvez-vous être plus précise et développer ce que vous entendez par là ?
Internet ayant été le pré carré des États-Unis, la langue anglaise prédomine ; il était donc important d'essayer de contrer cette hégémonie de la langue anglaise. C'est pourquoi j'ai parlé de la francophonie, la France ayant une carte importante à jouer, de façon à former les pays francophones à la gouvernance d'Internet. C'est un sujet pour l'instant très confidentiel...
Le défi environnemental n'étant pas ma spécialité, il me serait difficile de vous en parler en détail. J'évoquerais simplement la dimension environnementale de l'utilisation des puces de radio-identification et le défi du recyclage des mobiles.
Merci pour cette contribution, et merci d'être venue commenter votre rapport devant nous. C'est une bonne collaboration entre nos deux assemblées.
Désirez-vous ajouter quelque chose ?
Suite à cette étude, j'ai soutenu l'idée de réunir un forum français sur la gouvernance d'Internet. Le forum sur la gouvernance d'Internet proposé après le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI) de 2005 prônait en effet une gouvernance avec des acteurs privés et publics et la société civile. Cette formule ne me paraît finalement pas très efficace pour interagir sur l'écosystème que constitue Internet, alors qu'elle me paraissait pouvoir faire office de troisième voie, entre l'autorégulation et le contrôle d'Internet.
La réunion est levée à 18 heures 05.