En fait, et c'est souvent le propre des prévisionnistes, il nous faut expliquer ce qu'on n'a pas forcément vu venir hier ! Actuellement, les économies sont très perturbées par les évolutions de prix, qui n'avaient pas vraiment été anticipées.
Permettez-moi de revenir sur les mécanismes qui ont été mis en place depuis la crise de la covid.
Au moment du confinement, la production a été soumise à une contrainte maximale, tandis que la demande est restée relativement stable, les revenus des ménages et les liquidités des entreprises étant préservés grâce aux mesures publiques.
À partir du second semestre de 2020 et tout au long de l'année 2021, on a assisté à un rebond extrêmement fort de l'activité économique, mais très disparate selon les secteurs : ce sont les achats de biens qui en ont essentiellement profité, la contrainte s'exerçant davantage sur la demande de services. Aux États-Unis, la consommation de biens durables a même augmenté de 30 %, ce que personne n'aurait pu anticiper en 2019, alors que l'outil de production n'était pas encore totalement opérationnel. Les pénuries matérielles très fortes qui en ont résulté ont eu pour conséquence la hausse du prix de nombreuses matières premières et des tensions sur l'offre.
En 2022, c'est à une mécanique inflationniste que l'on est confronté, à laquelle s'ajoute le choc lié à l'augmentation du prix de l'énergie.
Pour résumer : un déséquilibre offre-demande sur le marché des biens en sortie de confinement ; une accélération intense (+14 %) de la masse monétaire en 2021 ; une relance très forte, notamment aux États-Unis, où une décorrélation s'installe entre le revenu des ménages et la production de richesses ; une mobilité accrue de la main-d'oeuvre, notamment aux États-Unis, où un emploi sur six avait été supprimé pendant le confinement, cette mobilité étant propice à une hausse des salaires - les salaires des personnes ayant changé d'emploi ont progressé de 7 %, contre 5 % pour les autres.
À ce détonateur qu'ont été les pénuries matérielles s'est ajouté un second détonateur, le conflit ukrainien, lequel n'a pas été le véritable déclencheur de l'inflation.
Partant, trois phénomènes se sont manifestés.
Premièrement, on observe un recul du pouvoir d'achat pour les revenus non indexés, provoquant une tension à la baisse sur la demande, et des entreprises qui ne répercutent pas l'intégralité des hausses de coûts de production, ce qui entraîne une contraction de leur demande.
Deuxièmement, on note une baisse de la valeur réelle de l'épargne, sachant que le patrimoine, c'est le pouvoir d'achat futur de l'épargnant. Pour notre part, nous faisons le pari que celui-ci voudra préserver la valeur réelle de son épargne, ce qui conduira les ménages, mais aussi les entreprises, à fournir un effort d'épargne plus important. Ce ne sera pas sans effet sur l'activité.
Troisièmement, les revenus indexés sur l'inflation, par exemple ceux qui sont produits par les obligations indexées, ainsi que l'atténuation du choc inflationniste par l'intervention publique constituent une forme de persistance de l'inflation. S'y ajoute la dépréciation du taux de change euro/dollar, entretenant une inflation importée. En retour, on assiste à une réaction des politiques monétaires.
Notre hypothèse de croissance n'est pas tout à fait celle du Gouvernement : nous penchons davantage pour une stagnation de l'activité en 2023, avant une lente récupération.
Quand survient un ralentissement économique, des tensions se dénouent. Par exemple, les délais de livraison des fournisseurs sont désormais revenus à la normale. Les situations de pénurie s'atténuent.
Aux États-Unis, l'offre et la demande de travail tendent à converger de nouveau, alors que, auparavant, l'offre de travail, inférieure à la demande, exerçait une pression haussière sur les salaires, ce qui devrait atténuer l'inflation salariale. En zone euro, le diagnostic est un peu moins bon : les anticipations de prix formulées par les chefs d'entreprise qui avaient commencé à reculer, repartent à la hausse en raison de la crise énergétique. L'écart actuel de 300 euros le mégawattheure entre le prix spot sur le marché de l'électricité et le prix à trois mois indique que les acteurs anticipent un hiver compliqué.
Le taux d'investissement des entreprises est élevé et les créations d'emplois sont très nombreuses. Jusqu'à présent, elles n'avaient pas été contraintes, comme c'est habituellement le cas en période de ralentissement de la conjoncture, car leur viabilité n'était pas menacée - quand elles ne peuvent pas faire face à une échéance de paiement -, car leur liquidité a été préservée. Vont-elles désormais être plus prudentes en matière d'investissements et d'emplois ? De notre point de vue, c'est en train de changer, ce qui doit nous alerter.
Les défaillances d'entreprises ont été d'un niveau très bas en 2019 ; en revanche, sur les neuf premiers mois de 2022, les radiations d'entreprises ont augmenté de 37 % par rapport à 2019.
En résumé, l'économie fait face à des chocs d'offre négatifs, particulièrement en Europe, avec des contraintes sur la production, sur la quantité, avec une inflation importée et une réduction des bilans. La hausse des taux se traduit d'ores et déjà par une baisse de la valeur des obligations à hauteur de 20 %, ce qui réduit les possibilités d'arbitrages. Ne négligeons pas ce krach muet que subissent les valeurs obligataires !
Les circonstances exceptionnelles que nous avons connues sont en train de se résorber et l'économie est à la recherche d'un nouvel équilibre. Les écarts vont se réduire, mais au prix d'une récession. La situation de très faible croissance que nous vivons actuellement peut assez rapidement se muer en récession. Ainsi, en Allemagne, les anticipations sont très dégradées.
Pour finir, quelques observations sur les finances publiques.
Les perturbations des années récentes ajoutent des menaces aux changements de tendance en cours : du fait du ralentissement démographique, la population en âge de travailler recule depuis 2011 et la population active ne progresse plus ; nous observons un affaiblissement des gains de productivité ; quant à la nécessité d'accélérer la décarbonation, elle n'est pas un facteur de croissance potentielle additionnelle, mais une réallocation d'objectifs d'investissements ; enfin les conditions de financement sont plus difficiles, avec des taux plus élevés pour une plus longue période.
Selon les prévisions du Gouvernement, l'écart de production serait encore positif entre le niveau de PIB potentiel et le niveau de PIB attendu. Selon nous, cet écart de production est résorbé compte tenu des tensions fortes sur l'activité et du fort taux d'utilisation des capacités de production. Nous anticipons une croissance potentielle d'environ 0,9 %, en actant les gains de productivité antérieurs.
Dans la mesure où la population active ne progresse plus, tout ce qui permettra d'augmenter le taux d'activité, notamment des salariés les plus âgés, sera bénéfique pour la croissance potentielle. À côté de cela, la transition énergétique, indispensable, c'est aussi de la destruction accélérée du capital, ou bien son simple remplacement, ce qui a des conséquences sur le processus productif.
Tous ces éléments nous invitent donc à retenir des hypothèses de croissance potentielle très prudentes, sachant aussi que toute récession altère le potentiel productif. En conséquence, nous tablons sur un déséquilibre des finances publiques plus marqué que celui qui est envisagé par le Gouvernement. Ainsi, nous envisageons une dette publique représentant 120 points de PIB pour l'année 2027, contre 112 actuellement.