Voilà déjà neuf mois que la France a rattrapé le niveau d'activité d'avant-crise. Depuis, nous sommes sur un plateau. Seuls les États-Unis font mieux que nous. Mais certains secteurs sont encore en crise. L'industrie, par exemple, est toujours 6 % en dessous du niveau d'avant-crise ; la construction, à 3 %. Les services, eux, l'ont dépassé. Quant à l'énergie, elle traverse un moment très particulier, avec la crise actuelle, qui devrait toutefois être transitoire. Les performances catastrophiques dans le secteur des matériels de transport nous inquiètent, car elles peuvent réduire la croissance potentielle. Déjà, elles dégradent le commerce extérieur et réduisent nos parts de marché.
À très court terme, nous analysons le moral des chefs d'entreprise pour en inférer un taux de croissance prévisible. Malgré toutes les incertitudes, malgré toutes les catastrophes, les chefs d'entreprise ont encore un moral au-dessus de la moyenne. Les modèles en déduisent des taux de croissance positifs pour les trimestres à venir. C'est d'ailleurs aussi ce que dit l'Insee dans sa note de conjoncture. Pourquoi ont-ils le moral ? Parce que les carnets de commandes sont pleins à craquer : ils ont pour cinq à sept mois de production commandée, contre trois mois habituellement. Nous avons actuellement un problème pour produire, mais pas pour vendre. Dans l'industrie, les difficultés concernent surtout l'approvisionnement ; dans les services, le recrutement. En tout cas, les chefs d'entreprise gardent leur main-d'oeuvre, car ils savent qu'il y a de la production à venir.
Le revenu des ménages a été bien préservé pendant la crise, et ceux-ci ont été partiellement empêchés de consommer. Résultat : une sur-épargne s'est accumulée. En France, elle a atteint 166 milliards d'euros en 2021, soit onze points de revenu des ménages ! Le même phénomène s'observe partout dans le monde. Aux États-Unis, on parle de 2 600 milliards de dollars. Cette sur-épargne est pour l'instant surtout placée sur des comptes en banque. Si elle est consommée, l'inflation induite sera gigantesque - la croissance aussi. Si elle est investie, elle servira à acheter des actions, des obligations, de la dette publique... En tout cas, on ne peut pas faire comme si cette sur-épargne n'existait pas. C'est pourtant ce que nous faisons dans nos prévisions, puisqu'on ne sait pas dire avec précision ce que les ménages vont en faire.
Il y a un an, la prévision qui faisait consensus pour 2022, c'était une croissance de 4 %, sans compter l'utilisation de cette sur-épargne. Quand on imaginait que 20 % de ces sommes seraient dépensés, la croissance en France passait de 4 à 6 % ! Cela en dit long sur le potentiel de rebond qui était présent sans tensions inflationnistes sous-jacentes.
D'ailleurs, il faut arrêter pendant un moment de parler d'inflation : mieux vaut parler du niveau de prix. Lorsqu'il y a simultanément un choc de demande et d'offre, dans un premier temps les prix baissent, puis ils remontent. Si l'on compare les prix prévus en 2022 par rapport à ceux de 2019, l'inflation semblerait sous contrôle. L'inflation vient du fait qu'en 2020 et 2021, les prix ont été plus bas que la normale. Même observation sur le taux de croissance : après -8 % en 2020, un rebond à +6 % ne veut rien dire. Dans les deux cas, c'est le niveau qui compte.
La Banque centrale a raison de dire que l'inflation va se tarir. La question est de savoir à quel niveau de prix nous allons arriver. À mon avis, les prix vont rester élevés, mais avec une progression faible, en tout cas cohérente avec l'objectif de la Banque centrale européenne (BCE). La croissance, elle, devait être considérable en 2022. Avec 4 %, après -8 % en 2020 et +6 % en 2021, nous aurions nettement dépassé le niveau d'avant-crise.
Pour prendre une métaphore, nous avions lancé la bille du flipper très vite, et cette bille est allée frapper des champignons pendant toute l'année 2022 : le variant omicron, qui a surpris et a eu une incidence sur le taux d'absences dans les entreprises ; la stratégie du zéro covid en Chine, due à la faible efficacité du vaccin chinois, qui n'était pas anticipée, a provoqué une rupture dans la chaîne d'approvisionnement ; la guerre en Ukraine, enfin, que personne, honnêtement, n'a intégrée dans ses prévisions, et qui a généré une grande partie de l'inflation en faisant monter les prix de l'énergie. Le choc sur le pétrole était gérable : nous avons déjà connu un baril à plus de 100 dollars. C'est sur le gaz, dont le prix a été multiplié par huit, que le choc a été considérable.
Nos prévisions sont actuellement très difficiles à établir. Nous nous en tenons au dernier point connu : prix du gaz à 200 dollars, prix du baril à 100 dollars. Si l'on stabilise ces prix, l'inflation énergétique devrait disparaître, mais le niveau des prix restera très élevé.
Ce qui n'était pas anticipé, en revanche, c'est la réaction très rapide des politiques monétaires, nouveau champignon heurté par la boule du flipper... La rapidité de l'augmentation des taux constitue un choc, d'abord aux États-Unis, puis au Royaume-Uni, et en Europe. Un point de hausse de taux d'intérêt, c'est 0,4 point de croissance en moins - et 0,1 point d'inflation en moins, alors que nous sommes à 10 % ! L'idée est donc moins de faire baisser immédiatement l'inflation que d'ancrer les anticipations, en faisant passer le message que la Banque centrale va lutter contre l'inflation. À court terme, toutefois, cela provoque une récession. La politique qui permet de lutter contre l'inflation à court terme, c'est la politique budgétaire. Aujourd'hui, le bouclier tarifaire diminue l'inflation de trois points. Actuellement, les anticipations d'inflation à cinq ans en zone euro sont à 2,2 % : proche de la cible. Aux États-Unis, elles sont à 2,5 %, maîtrisées également, donc.
Les problèmes d'approvisionnement avaient atteint des niveaux historiques. L'indicateur calculé par la Réserve fédérale des États-Unis est très scruté : un choc d'approvisionnement s'y reflète normalement par un écart-type, ou un peu plus. Nous sommes montés jusqu'à quatre écarts-types - et c'est non linéaire ! On observe cependant un retour rapide à la normale. Nos prévisions extrapolent ces tendances, même si on ne sait pas ce qui va se passer demain, notamment en Chine, entre le zéro covid, le congrès du Parti communiste et les tensions avec Taïwan. À l'OFCE, nous essayons surtout de comprendre les chocs identifiés, qui sont déjà là, et d'analyser leurs conséquences. La Chine va-t-elle envahir Taïwan ? Allons-nous manquer de carburant demain ? Y aura-t-il une crise sociale dans les mois à venir ? Nous n'en savons rien. Nous construisons donc des scénarios alternatifs pour en tenir compte.
En 2022, nous devions avoir 4 % de croissance. Omicron nous a retiré 0,2 point, le choc des taux nous a enlevé encore 0,2 point, celui des incertitudes géopolitiques a coûté 0,5 point, et le choc énergétique nous enlève encore l'équivalent : au total, en tenant compte aussi des politiques budgétaires qui ont essayé de compenser tout cela, on arrive à 2,6 % pour cette année. Pour l'année 2023, nous modélisons la continuation des mêmes difficultés. À politique budgétaire inchangée, et sans nouveaux chocs, nous serions à 0,6 % de croissance. Certains voient donc ce chiffre comme un maximum, les chocs potentiels devant être plutôt négatifs. Mais nous avons retenu des prix de l'énergie relativement élevés.
Par rapport à ce qu'on prévoyait avant la crise, presque tous les pays sont en retard. Les pays scandinaves sont en avance, et c'est aussi le cas de l'Italie, pays pour lequel cette crise n'a pas eu d'incidence sur le potentiel de croissance. Le grand perdant de cette crise, c'est l'Asie. Certes, le PIB y est supérieur à celui de 2019, mais il est plus faible que ce qu'il aurait été sans cette crise.
L'écart de production prévu par le Gouvernement est-il optimiste ou pessimiste ? La question se posait déjà en 2019. Le Gouvernement parlait d'écart positif, ce qui signifie que le taux de chômage était inférieur à son niveau structurel. Or il était à 8,4 %, avec une inflation sous-jacente de 0,9 %. Cela ne paraît pas convaincant. D'ailleurs, le taux de chômage a diminué sans créer de tensions inflationnistes. C'est bien que le taux de chômage structurel en France n'était pas de 8,4 %.
La crise a-t-elle eu une incidence sur le potentiel de croissance ? Une crise ordinaire en a, mais la covid était une crise atypique. Les politiques qui ont été mises en place, très rapidement et à grande échelle, ont justement été taillées pour préserver le tissu productif et la capacité des ménages à consommer. De ce fait, le niveau de production potentielle ne s'est pas affaibli pendant cette crise. Il n'y a pas eu de destruction de capital. La Banque de France prévoyait au départ une incidence négative de 2,5 % sur la croissance potentielle. Actuellement, elle parle de +0,2 %. Certes, des investissements n'ont pas eu lieu, ce qui enlève 0,5 point de production potentielle. En niveau, donc, le choc est majeur. Mais en croissance potentielle, il faut être beaucoup plus prudent. Pour notre part, nous avons simplement prolongé les tendances précédentes, ce qui aboutit à peu près aux prévisions du Gouvernement.
En revanche, la croissance potentielle va diminuer avec le temps - sur ce point nous sommes d'accord avec Rexecode - car la population active diminue. C'est ce qui rend nécessaire une grosse réforme des retraites, et nous oblige à faire augmenter fortement le taux d'emploi. Et encore, cela ne suffirait pas à compenser, à long terme, la baisse de la croissance potentielle. À court terme, cela pourrait la faire monter de 0,3 point.
Le gros problème, pour la croissance potentielle, c'est le marché du travail. La tendance, dans les grands pays, est au ralentissement de la productivité depuis trente ans. Son rythme de progression s'établit, en moyenne, un peu en dessous de 1 %. En France, on produit à peu près la même chose qu'il a deux ans et demi - 0,8 % de plus, en fait. Avec les gains de productivité, on devrait avoir des destructions d'emplois, puisque les salariés d'aujourd'hui sont 2 % plus productifs que les salariés de 2019. On retrouve cette tendance partout en Europe, à l'exception de l'Italie. Ce n'est pas une spécificité française.
Si une partie de ce décalage peut s'expliquer en France par la durée du travail et l'apprentissage, une autre reste inexpliquée. Deux hypothèses peuvent être avancées.
Premièrement, les gains de productivité ont été surévalués, et nous assistons réellement à une baisse de productivité. Certains mettent en avant un effet du télétravail - la Banque de France estime au contraire que le télétravail se traduit par une hausse de productivité - ou de la « démission silencieuse », qui se traduirait par un moindre investissement au travail.
Deuxièmement - l'hypothèse que nous privilégions -, ce décalage s'explique pour d'autres raisons.
L'Urssaf indique ainsi un recul du travail dissimulé, les entreprises préférant déclarer complètement leurs salariés pour toucher les aides étatiques. De même, on compte moins de travailleurs détachés qu'auparavant. Autant de personnes qui n'étaient pas comptabilisées dans l'emploi, mais dont le travail avait pour effet d'augmenter la valeur ajoutée. Ces évolutions peuvent donner temporairement l'illusion d'une perte de productivité.
Nous croyons aussi à une rétention importante, mais temporaire, de main-d'oeuvre de la part des entreprises.
Parce que les carnets de commandes sont pleins, qu'il existe des difficultés de recrutement et que les taux d'absence restent très élevés, les entreprises préfèrent conserver un surplus de main-d'oeuvre à disposition. Il n'y a aucune certitude en la matière, mais, pour nous, cette rétention de main-d'oeuvre dans les entreprises nous semble plus vraisemblable qu'un réel effondrement de la productivité. Nous l'estimons à 600 000 emplois environ.
Les chefs d'entreprise risquent donc de procéder petit à petit à des ajustements et, dans ce cas de figure, le chômage repartirait à la hausse, contrairement aux prévisions du Gouvernement. La croissance de demain serait moins riche en emplois, car les chefs d'entreprise utiliseraient cette réserve de productivité.
Notre hypothèse de croissance n'est pas si différente de celle du Gouvernement, mais là où il prévoit 115 000 créations d'emplois, nous prévoyons 170 000 destructions, avec des gains de productivité qui reviendraient à des niveaux normaux au cours des trois prochaines années.
Si nos prévisions se réalisaient, le taux de chômage serait de 8 % environ fin 2023.