Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le 10 janvier 2010, les électeurs de la Guyane et de la Martinique devront se prononcer pour ou contre la transformation de leurs départements-régions d’outre-mer respectifs en collectivités d’outre-mer.
Le Président de la République a décidé, en effet, de répondre favorablement à la demande que lui ont adressée leurs élus réunis en congrès sur la base de l’article 62 de la loi d’orientation pour l’outre-mer du 13 décembre 2000.
En ce qui concerne la Martinique, le congrès des élus départementaux et régionaux s’est prononcé dès la première réunion à une très forte majorité – plus de 74 % des voix – en faveur d’un statut régi par l’article 74 de la Constitution.
C’est en fait la deuxième fois que les Martiniquais sont appelés à se prononcer sur un changement de cadre institutionnel.
La première fois, c’était en 2003 : ils avaient été consultés sur la création d’une collectivité unique régie par l’article 73 de la Constitution, et donc par le principe de l’identité législative.
Le « non » l’avait emporté de très peu, au terme – il faut le dire – d’une intense campagne de désinformation menée par un front d’opposants radicaux au projet envisagé : un front hétéroclite, où les traditionnels intégristes du droit commun côtoyaient des personnalités jusque-là plutôt connues pour leurs discours en faveur de la promotion de l’identité et de la responsabilité martiniquaises.
Je ne m’étendrai pas sur les intérêts divers et les arrière-pensées politiciennes qui cimentaient ces alliances objectives. Mais, ce qui est certain, c’est que la force de ces motivations était parvenue à affranchir de tout scrupule les animateurs de la campagne du « non ». À défaut de pouvoir convaincre avec des arguments sérieux, ils choisirent de manipuler les esprits en jouant sur l’émotion humaine la mieux partagée : la peur. Le procédé est utilisé, on le sait, depuis la nuit des temps, avec toujours une redoutable efficacité, vérifiée d’ailleurs en 1981, quand une véritable panique fut suscitée outre-mer sur le thème du « largage ».
L’arme de la peur joua donc à plein avec de puissants moyens de propagande, et l’on entendit sans cesse la menace d’une perte de tous les acquis sociaux, avec notamment cet argument concernant le RMI ou l’allocation personnalisée d’autonomie, l’APA : « C’est le département qui vous verse ces allocations ; s’il n’y a plus de département, elles ne pourront plus vous être versées. »
De vives critiques s’élevèrent contre la loi organique prévue à l’article 73 pour la mise en œuvre des dispositifs permettant aux assemblées locales d’obtenir du Parlement certaines habilitations à disposer d’un pouvoir normatif local limité. On prétendit, en effet, que le Parlement y introduirait des éléments non souhaités par les Martiniquais, alors qu’en réalité cette loi ne pouvait même pas prendre en compte les propositions des élus, qui, réunis à diverses reprises en congrès, avaient souhaité un élargissement de leurs compétences et un renforcement bien plus important de leur pouvoir réglementaire.
Enfin, on alla jusqu’à affirmer que la réforme ouvrait carrément la voie à l’indépendance de la Martinique !
La dramatisation fut donc portée à son comble, particulièrement illustrée par cette perle publiée par le quotidien local, dans un texte de propagande occupant une page entière §: « La situation du moment rappelle étrangement les derniers jours de la ville de Saint-Pierre en 1902 ! »
Madame la ministre, mes chers collègues, j’ai le sentiment, depuis déjà quelques mois, de revivre le même scénario catastrophe !
Évidemment, les attaques visent désormais le passage au régime de l’article 74. Et la collectivité unique, tant diabolisée en 2003, est devenue la bonne solution pour laquelle ses détracteurs d’hier appellent à voter sans réserve le 24 janvier, lors de la seconde consultation prévue par le Président de la République en cas d’échec du « oui » le 10 janvier.
Les opposants forment de nouveau un front hétéroclite, mais qui comporte désormais un important parti de la gauche autonomiste, le parti progressiste martiniquais, le PPM, ce qui constitue évidemment un élément supplémentaire de désorientation des citoyens martiniquais. En effet, même si, en 2003, certains de ses dirigeants avaient affiché des positions on ne peut plus ambiguës, ce parti, dont j’étais alors membre, était officiellement pour le « oui ». Ses dirigeants actuels prétendent que la transformation de la Martinique en collectivité d’outre-mer est dangereuse : d’abord, parce que, selon eux, le régime juridique de l’article 74 entraîne une rupture du principe d’égalité ; ensuite, parce que les Martiniquais n’auront pas la possibilité de se prononcer sur le contenu exact de la loi organique qui sera votée par le Parlement pour définir le statut de la nouvelle collectivité.
Ils appellent donc à voter pour le maintien de la Martinique dans le régime de l’identité législative, mais, en même temps, ils annoncent qu’ils se font fort d’obtenir, d’ici à cinq ou six ans, un statut de très large autonomie, grâce à un article nouveau de la Constitution prévoyant expressément, de surcroît, des garanties relatives à l’égalité et aux droits acquis, avec, bien sûr, une loi organique dont les électeurs martiniquais pourront contrôler au préalable le contenu, paraît-il…
Je ne m’attarderai pas sur le caractère irréaliste d’une telle position, ni sur les motivations stratégiques qui la sous-tendent. Mais il est certain qu’elle contribue à obscurcir le sens que pourrait avoir un éventuel vote positif le 24 janvier prochain.
De qui serait-ce la victoire ? Des partisans d’une simple collectivité unique ? Des partisans de la troisième voie ? Des partisans d’un article 73 « révisé », ou encore des partisans d’un article 73 « plus », puisque certains se sont affirmés comme tels ? On serait alors, en tout cas, assuré d’assister à une relance immédiate du débat institutionnel, et même à son exacerbation !
Pour leur part, les partisans de la transformation de la Martinique en une collectivité d’outre-mer ne sont pas dans une telle confusion. Même s’ils appartiennent à des familles politiques différentes et n’ont pas tous la même vision de ce que pourrait être, un jour, le statut idéal pour la Martinique, ils acceptent l’idée de participer ensemble, et sans plus attendre, à une avancée significative. Ils ne considèrent nullement le régime de l’article 74 comme une panacée et n’en attendent pas de miracles, mais ils savent que ce cadre offre des possibilités incontestablement plus intéressantes que celui de l’article 73 et ne menace nullement, ainsi que vous l’avez souligné, madame la ministre, les acquis sociaux ou le statut de région ultrapériphérique, comme le prétendent les semeurs de peur !
Bien sûr, on essaie de faire croire que l’article 73 comporterait des possibilités encore insuffisamment exploitées. En réalité, comme je l’avais souligné à l’occasion des débats relatifs à la réforme de la Constitution de 2003, cet article promet plus qu’il ne permet réellement. Ses limites sont d’ailleurs inhérentes à la finalité qui lui est fondamentalement assignée, à savoir l’identité législative.
Dans ce régime, il faut en prendre son parti, ce qui prime, c’est le droit commun. Les habilitations destinées aux assemblées départementale et régionale n’ont, en pratique, qu’une portée limitée. Les procédures prévues pour leur obtention sont, en effet, compliquées, très encadrées et ne peuvent aboutir qu’avec l’accord et l’engagement très soutenu du Gouvernement. En outre, il est facile de les remettre en cause à l’occasion de débats parlementaires postérieurs à leur obtention.
En revanche, l’article 74 de la Constitution permet aux élus, dans les domaines pour lesquels ils ont obtenu le régime de spécialité législative, de disposer, de façon pérenne, d’outils réglementaires d’adaptation et d’exécution leur conférant une capacité d’agir plus importante et mieux adaptée aux réalités locales, aux besoins et aux aspirations des Martiniquais, notamment à leur souhait de voir s’amorcer un réel développement endogène de la Martinique.
Or, n’en doutons pas, parmi les handicaps structurels reconnus comme freins au développement, il en existe un que l’on oublie souvent dans les discours officiels : le handicap institutionnel. Il explique pourtant largement le fait que tous les efforts accomplis par les élus martiniquais, que le réel dynamisme de nos acteurs économiques et que la succession des plans de développement mis en œuvre n’aient jamais pu répondre pleinement aux objectifs visés.
Madame la ministre, mes chers collègues, la Martinique est dans une situation de plus en plus préoccupante. Cette situation, à l’évidence, lui interdit d’envisager de se réfugier frileusement dans le statu quo, d’autant que des évolutions sont inéluctables dans le cadre de la réforme territoriale qui devrait entrer en vigueur en 2014 et qu’il importe d’éviter de voir appliquer chez nous, une fois de plus, des dispositions avant tout conçues pour l’Hexagone, comme ce fut le cas lors des lois de décentralisation de 1982-1983 et, plus récemment, en 2004, lors de l’acte II de la décentralisation.
Le peuple martiniquais exprime une très grande aspiration au changement, qui s’est d’ailleurs manifestée très fortement pendant les événements de février dernier. La consultation du 10 janvier prochain lui offre la possibilité d’amorcer rapidement, et de façon réaliste, un tel changement.
Toutefois, il importe d’informer correctement les citoyens pour qu’ils puissent décider, en toute lucidité, de l’opportunité de saisir cette possibilité. À cet égard, le Gouvernement doit prendre pleinement ses responsabilités en faisant notamment respecter un minimum d’équité au regard des moyens que chacun des deux camps peut mettre en œuvre.
Pour ma part, je reste convaincu que, malgré les moyens financiers considérables mis au service des détracteurs de l’article 74, les forces vives, la jeunesse et, disons-le, une majorité de Martiniquais, conscients des enjeux, feront, le 10 janvier prochain, le choix du « oui », celui d’un nouvel élan pour la Martinique.