Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cette fin d’année 2009 constitue la charnière entre deux périodes assurément décisives pour les régions françaises d’au-delà des mers.
Paul Valéry écrivait : « L'histoire, je le crains, ne nous permet guère de prévoir, mais, associée à l'indépendance d'esprit, elle peut nous aider à mieux voir. »
Après l’assimilation commencée dans l’entre-deux-guerres, la départementalisation en 1946, la décentralisation en 1982 et en 2003, et à l’heure de la réforme des collectivités territoriales, le moment est venu, à mes yeux, de franchir une nouvelle étape dans un processus dont l’enjeu, s’agissant en tous cas de la Guyane, est de poser enfin les conditions d’un développement que tout le monde s’accorde à vouloir endogène et durable.
Sur ce point, si nous devons nous garder d’attendre d’un statut ce qui relève d’un projet de société, nous ne devons pas non plus considérer, notamment pour la Guyane, cette question du statut comme anecdotique.
Nous devons faire face à une exigence impérieuse : donner à ce territoire, aujourd’hui à la croisée des chemins, un cadre institutionnel et organisationnel qui rende possible son développement ou, à tout le moins, ne l’entrave pas comme l’ont fait, durant la seconde moitié du XXe siècle, les différentes architectures institutionnelles fondées sur l’identité législative avec le reste de la nation.
Cette identité législative, qui n’a empêché ni les dérogations ni les adaptations, n’a jamais permis le développement, faute certainement de volonté de la part d’un État trop loin de nos réalités, faute de responsabilité des élus locaux, et faute assurément d’un projet véritablement partagé entre les gouvernements successifs de la France et la Guyane.
En effet, si l’image d’une France hégémonique appartient certes à l’histoire, cette grande puissance a bel et bien laissé une chape de plomb sur la Guyane, que, manifestement, elle considère toujours comme une réserve foncière, une zone géostratégique, un argument écologique.
Jusqu’à ce jour, l’exploitation des ressources a été orientée au profit de partenariats sans intérêt majeur pour les populations locales.
En retour, des politiques publiques, qualifiées avec une bienveillante inconscience d’« assistanat », ont entraîné une spirale incontrôlée de destruction de l’énergie d’entreprendre et de l’initiative, conjuguée à des règles inadaptées et à des entraves absurdes, nationales d’abord, communautaires ensuite.
Que l’on ne s’y trompe pas, les plus hautes applications en Guyane de la technologie, celles de l’industrie spatiale par exemple, ne feraient que prolonger la longue histoire des rentes qui en étaient exportées, si l’on ne convenait pas d’un commun accord de transformer en profondeur le cadre relationnel issu d’un passé difficile, qui veut que la Guyane, soixante-trois ans après la départementalisation, se trouve aujourd’hui au dernier rang des régions françaises au regard de presque tous les indicateurs sociaux : santé, éducation, emploi, insertion des jeunes… Partout, la lanterne rouge reste allumée !
Quant à nous, élus, nous sommes trop souvent, hélas ! tombés dans le piège facile du recours à l’État pour tout, interpellant, invectivant, suppliant parfois, manquant maintes occasions de nous battre, tout simplement, au nom des valeurs de la République, plutôt qu’au nom de cette histoire retorse et de ces liens complexes qui se trouvent finalement au fondement de comportements parfois pervers, de part et d’autre.
S’il est vrai que l’histoire aide à mieux voir, alors nous devons voir cette réalité paradoxale d’une Guyane riche de potentiel, mais exploitée et entravée ; nous devons, tout simplement, sortir de l’impasse.
J’ai suivi les échanges qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale, et écouté attentivement les interventions de mes collègues, en particulier celle de Serge Larcher. Nous avons tous appris à l’école la fable de La Fontaine intitulée Le Loup et le chien. Sans l’évoquer, les partisans de l’article 73 de la Constitution en utilisent fort bien les images. La transition dans la sécurité de l’article 73 est ainsi opposée au saut dans l’inconnu de l’article 74, comme si le choix qui nous était proposé était de devenir soit le chien bien portant, mais en cage, soit le loup affamé, mais libre. En agitant ainsi le spectre de la perte des droits sociaux ou des fonds européens, on joue sur les peurs de notre cerveau reptilien, en énonçant des contrevérités et en méprisant notre capacité à l’objectivité.
En réalité, et particulièrement pour les Guyanais, ce ne sera ni forcément le chien gras ni forcément le loup maigre. Les Guyanais ne sont pas des dogues gras et polis, et l’alternative n’est pas pour eux d’être affamés ou d’être attachés. Affamés, en Guyane, certains le sont déjà ; attachés, nous le resterons dans les deux cas, avec deux seules certitudes : le maintien des garanties de base de la Constitution et celui du statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne.
Pour le reste, avec l’article 73 comme avec l’article 74, nous aurons toujours à nous battre. Aujourd’hui, nous nous battons pour que les droits constitutionnels a priori garantis ne restent pas purement théoriques sur le terrain. Demain, peut-être nous battrons-nous pour négocier ces mêmes droits au travers d’une loi organique. Au moins seront-ils effectifs une fois acquis, parce que ce sont les Guyanais eux-mêmes, élus et population, qui auront la responsabilité de les édicter et de les mettre en œuvre. C’est là que réside toute la différence ! Cette ouverture ne vaut-elle pas un saut, non pas dans l’inconnu, ni même vers la liberté, mais bel et bien vers la responsabilité ? Qu’avons-nous donc à perdre que nous n’ayons déjà perdu, à part, peut-être, nos dernières illusions sur l’égalité et la fraternité ?
Depuis que je suis sénateur, c’est-à-dire depuis un an maintenant, je constate, loi après loi, la difficulté de faire voter, ne serait-ce que par le biais d’un amendement lorsque l’outre-mer est carrément oublié dans le texte d’origine, ces fameuses adaptations qui, aujourd’hui, sont présentées par certains comme la panacée et associées à l’identité législative !
Pas plus tard qu’hier, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2010, des amendements que je croyais de bon sens, n’ayant aucun caractère partisan et pas même d’incidence financière immédiate, visant simplement l’amélioration des conditions d’aménagement du territoire par les collectivités, ont été rejetés par le Sénat. Ils étaient pourtant inspirés par le rapport Doligé, dont chacun se plaît à vanter l’excellence ! Combien de fois un département d’outre-mer a-t-il pu faire usage, de manière satisfaisante, de la capacité d’habilitation ? Combien de plans outre-mer spécifiques, combien d’études, de rapports et de décrets attendent d’être traduits par des mesures concrètes sur le terrain ? Qu’avons-nous donc à perdre ?
Ce que je vois, ce que je sais, c’est que nulle folie de liberté, nulle frénésie parricide, nulle velléité idéologique de rupture avec la République n’animaient les élus de Guyane réunis en congrès le 2 septembre dernier, mais plutôt la conscience d’une grave responsabilité à prendre. Ils avaient le sentiment de ne pas pouvoir, de ne pas devoir reculer devant ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme une opportunité, une avancée démocratique, une fenêtre ouverte sur la possibilité de mieux faire, si les décisions prises pour la Guyane sont prises en Guyane, par la Guyane et dans l’intérêt de la Guyane, dans quelque domaine de compétence que ce soit.
Le régime de spécialité législative prévu par l’article 74 de la Constitution permet une telle avancée. Pour moi, c’est assumer un rendez-vous avec l’histoire que de voter « oui » le 10 janvier 2010 !