Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’évolution institutionnelle de la Martinique et de la Guyane est un sujet qui concerne la nation, ce qui nous vaut d’en débattre aujourd’hui.
C’est pour moi l’occasion de souligner que le recours au corps électoral, de manière distincte dans chaque département-région, est déjà en soi une avancée vers la responsabilité locale.
Si je me fais un devoir de m’exprimer aujourd’hui, hors de toute volonté d’ingérence dans les affaires de ces deux collectivités, c’est pour témoigner à mes collègues de Martinique et de Guyane, et à travers eux à ceux qu’ils représentent, la solidarité effective de la Guadeloupe dans la démarche que la Martinique et la Guyane ont choisi d’entreprendre.
En effet, s’il est parfaitement légitime de voir aujourd’hui les îliens des Antilles et les continentaux sud-américains du plateau des Guyanes aspirer à des statuts à leur mesure, cela ne saurait gommer les effets de plus de trois siècles de cheminement commun, à plus forte raison lorsque le temps a engendré des liens de solidarité nés d’une histoire partagée, tumultueuse, et construits le plus souvent dans l’épreuve.
Cette consultation fait écho à un mouvement social qui fut historique, tant par sa durée que par son étendue géographique. Nonobstant la diversité des contextes économiques, sociaux et culturels, la crise touche l’ensemble de l’outre-mer. Aujourd’hui, avec un temps de retard, Mayotte y est à son tour confrontée. Hélas, il faut bien le dire, les événements du début de l’année n’ont fait qu’accentuer difficultés et inégalités.
La consultation de la population est une réponse pertinente quand ses représentants l’ont choisie.
La départementalisation des Antilles et de la Guyane, introduite en 1946 en grande partie grâce à l’opiniâtreté d’un Aimé Césaire, fut sous certains aspects un immense progrès pour nos territoires, mais elle reste très largement insuffisante, si l’on considère les situations rencontrées aujourd’hui par les populations. En évoquant cette quête d’une plus grande responsabilité, je ne peux omettre d’évoquer la mémoire du guyanais Justin Catayée.
Les articles 73 et 74 révisés de la Constitution permettent à chaque territoire de définir le chemin qu’il veut suivre vers un supplément d’autonomie, qui doit s’accompagner d’une responsabilité accrue. La décision des congrès des élus départementaux et régionaux de Martinique et de Guyane de progresser en ce sens marque une évolution positive qui anoblit notre République, permettant le maintien en son sein de ces territoires, mais dans le cadre d’un contrat social et politique rénové.
En effet, madame la ministre, mes chers collègues, il faut le reconnaître, l’organisation des institutions n’est pas optimale dans les départements d’outre-mer. Le Gouvernement n’a-t-il pas d’ailleurs un projet de réforme nationale qui tend à corriger des défauts que nous avons mis en évidence depuis bien longtemps chez nous, d’autant que s’ajoute au mille-feuille administratif français cette curiosité qui consiste à superposer conseil général et conseil régional sur un même territoire ? Brouillage des compétences, inefficacité des décisions, incompréhension du public et concurrence politique malsaine entre deux autorités légitimes découlent de cette superposition, au détriment de l’intérêt général, du mieux-être de la population et de l’utilisation optimale des fonds publics.
Le Conseil constitutionnel a rejeté, en 1982, un projet qui n’est pas si loin de ressembler à celui que la Constitution rénovée nous autorise aujourd’hui. Les temps changent, et c’est tant mieux. Les Martiniquais et les Guyanais, tout comme les Guadeloupéens, ont besoin d’un souffle nouveau pour édifier un avenir meilleur. La République peut et doit les y aider.
La création d’une assemblée unique aux compétences pertinentes, bien pesées et clairement définies constituerait un progrès indéniable pour la rationalisation de la prise de décision. C’est un préalable nécessaire, mais pas suffisant. Le projet politique et les compétences des hommes et des femmes qui le porteront restent des données essentielles à mes yeux pour ancrer la pratique d’une meilleure gouvernance locale, démocratique et efficace.
Si, pour le moment, la Guadeloupe n’est pas concernée par les consultations dont il est question, je ne peux, madame la ministre, mes chers collègues, manquer de vous faire part de quelques-unes de mes interrogations.
La première interrogation concerne le calendrier : l’organisation d’une consultation aussi importante, à peine deux mois avant le scrutin régional, ne risque-t-elle pas de brouiller la clarté des enjeux et la nécessaire sérénité des débats locaux dans les deux territoires ? Poser la question, c’est presque y répondre. En cas de réponse positive au référendum, par exemple, comment la campagne électorale régionale va-t-elle s’articuler avec la définition du projet politique qui doit soutenir l’évolution du statut ? Il me semble, à cet égard, qu’il eût été opportun de repousser le scrutin de janvier 2010 à une ère plus sereine, ou alors de ne pas maintenir dans la foulée le scrutin régional ! L’expérience de la consultation de 2003 vient étayer la crainte d’un nouvel imbroglio électoral.
Deuxième interrogation : la consultation de la population marque-t-elle la fin du processus ? À l’évidence, non, d’où une deuxième source d’inquiétude. Le contenu de la loi organique, qui sera négocié entre l’État et les nouvelles collectivités, sera fondamental. Or on peut craindre que la même cause, l’incertitude sur le contenu, ne produise le même effet, la crainte de l’électorat. On sait aujourd’hui qu’il ne peut y avoir d’autonomie politique sans moyens économiques et financiers, ni vision à long terme.
Troisième interrogation : vaut-il mieux un modèle de statut fondé sur l’article 73 de la Constitution, poussé dans ses ultimes possibilités en matière de pouvoir d’adaptation des lois et règlements, ou un régime fondé sur l’article 74, privé de sa substance faute de moyens financiers, dont la discussion n’interviendra qu’a posteriori ? Je m’interroge d’autant plus sur ce point fondamental qu’aucun des départements d’outre-mer n’a pu sérieusement à ce jour utiliser la faculté d’adaptation offerte par l’article 73.
Mes chers collègues, si j’ai souhaité partager mes interrogations, ce n’est pas pour influer sur le débat en Martinique et en Guyane – ce serait d’ailleurs prétentieux de ma part –, mais plutôt parce que je ne doute pas que la Haute Assemblée sera saisie de la même question, dans un futur plus ou moins proche, en ce qui concerne la Guadeloupe.
La Guadeloupe a, pour le moment, choisi une trajectoire différente. Le congrès des élus du 24 juin dernier a opté pour l’élaboration préalable d’un « projet de société ». Si j’ai alors eu l’occasion de faire part de mes réserves sur l’idée d’un « projet de société » unique, qui ne pourrait être ni la source ni l’attribut de la démocratie, je me réjouis que la question institutionnelle soit déconnectée d’un calendrier électoral qui ne manquerait pas de dénaturer le débat. En effet, je souhaite que ce débat fasse émerger une véritable réflexion, dans toutes les couches de la société, sur l’avenir et la façon dont nous assumerons, en responsabilité, notre rôle, à notre place, au sein de la République.
Cette démarche guadeloupéenne s’inscrit dans la maturité acquise après la consultation traumatisante de 2003, car nous avons tous en mémoire les conditions détestables du débat sur la question qui avait alors été posée, marqué notamment par une pression politique et psychologique sur la population, que l’on a clairement voulu effrayer.
À mes yeux, l’évolution institutionnelle dans la République n’a rien d’effrayant. Néanmoins, je suis lucide : apporter une réponse institutionnelle ne suffira pas à résoudre les problèmes de la Guadeloupe, ni, je le crains, ceux du reste de l’outre-mer. Le bien-être des populations ultramarines en général ne peut dépendre seulement du degré d’autonomie du pouvoir local.