Intervention de S.E.M. Filip Vu

Commission des affaires européennes — Réunion du 15 janvier 2020 à 13h35
Institutions européennes — Audition de s.e. M. Filip Vuèak ambassadeur de croatie en france

S.E.M. Filip Vu :

èak, ambassadeur de Croatie en France. - L'ambassade de Croatie ne comptant que quatre diplomates, il nous est difficile de répondre à l'ensemble des sollicitations à l'occasion de notre présidence de l'Union européenne. Nous avons ainsi été récemment invités à nous exprimer par les ambassadeurs de l'OCDE.

Je suis d'autant plus heureux de me présenter devant vous aujourd'hui que le 15 janvier est le jour où, en 1992, à l'instigation de l'Allemagne, la plupart des pays de l'Union européenne ont reconnu la Croatie. C'était une nuit pleine de joie, que j'ai passée sur la place principale de Zagreb. Nous allons organiser une fête à Bruxelles pour célébrer ce souvenir. La fête de l'indépendance est célébrée le 30 mai, jour où le Parlement croate a, en 1991, proclamé l'indépendance.

Je vous suis également reconnaissant de m'avoir invité à plusieurs reprises au Sénat, où je me suis plus souvent rendu qu'à l'Assemblée nationale.

La Croatie a adhéré à l'Union européenne en janvier 2013. Les négociations avaient commencé en 2005, alors que dix pays d'Europe centrale et orientale étaient déjà membres de l'Union. Ces négociations ont été difficiles, surtout à cause de nos voisins ; un contentieux nous opposait alors à la Slovénie sur la frontière maritime. De plus, le général Ante Gotovina, soupçonné de crimes de guerre par le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, était recherché. Il a finalement été arrêté en Espagne, alors que la Croatie était accusée de le cacher. Ces deux contretemps ont rallongé les négociations de deux ans. Elles ont été longues, mais j'observe que la Serbie et le Monténégro n'ont guère avancé depuis cinq ans qu'ont commencé leurs négociations d'adhésion...

Ce processus a changé la Croatie. Négocier nous a conduits à prendre en considération ce qui se passait en dehors de nos frontières et a fait évoluer l'image que nous avions de nous-mêmes.

Lorsque la présidence croate de l'Union européenne a été décidée, voici quatre ans, du fait de la décision britannique de quitter l'Union, nous n'étions pas prêts. Nous l'avons néanmoins acceptée, en essayant de préparer au mieux cette présidence. Voici une semaine, la Commission européenne au complet s'est rendue à Zagreb. Notre Premier ministre était avant-hier à Strasbourg et le 7 janvier à Paris, où il a été reçu par le président Macron. Ils ont évoqué notre présidence de l'Union européenne, ainsi que l'ajournement, au mois d'octobre 2019, des négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord et l'Albanie, à l'instigation de la France, mais aussi des Pays-Bas et du Danemark. Nous essayons de lever ce blocage, mais notre action a été perturbée par l'actualité au Moyen-Orient.

Du 1er janvier au 30 juin 2020, la Croatie dirigera les travaux du Conseil de l'Union européenne, alors que celle-ci se trouve au début d'un nouveau cycle institutionnel et confrontée au défi du Brexit.

Les principaux défis de notre présidence sont l'inégalité du développement économique entre les membres - la Croatie étant, avec la Roumanie et la Bulgarie, l'un des pays les moins développés de l'Union européenne - le changement climatique, l'augmentation des flux migratoires, la propagation de la désinformation et du populisme. La Croatie encouragera le renforcement du dialogue, notamment grâce à la Conférence sur l'avenir de l'Europe qui sera dirigée par notre commissaire Dubravka uica.

La Croatie a présenté le programme de sa présidence sous la devise « Une Europe forte dans un monde plein de défis », avec quatre priorités. Le cadre financier pluriannuel 2021-2027 doit être ambitieux, équilibré, durable et inclusif, en prenant en compte les déséquilibres existants.

Première priorité, une Europe en développement. L'Union européenne représente un cinquième du PIB mondial. Son économie est confrontée à la quatrième révolution industrielle, face à laquelle il convient d'approfondir le marché unique, de stimuler la digitalisation, d'investir dans l'innovation et la recherche, de créer de meilleures conditions de vie et de travail, de protéger l'environnement et de lutter contre le changement climatique. Les besoins et spécificités de tous les membres devront être respectés, notamment en tenant compte des départs massifs de jeunes de certains États membres, à la recherche de travail dans les pays plus développés. Pour y répondre, l'Union européenne doit offrir des opportunités de travail, en particulier en milieu rural, pour freiner puis faire disparaître la dépopulation de certaines régions.

Deuxième priorité, une Europe qui connecte. Les disparités en matière de qualité d'infrastructures et de couverture des réseaux de transports entravent la compétitivité de l'Union au niveau mondial. Dans l'intérêt de la cohésion, il convient de développer davantage les infrastructures numériques, de transport et d'énergie ainsi que la connectivité. La Croatie encouragera également les politiques de rapprochement des citoyens européens, notamment par le biais de l'éducation, de la culture et du sport, en promouvant un espace de transport européen unique et un marché intégré de l'énergie. Il est essentiel de faciliter la mobilité des élèves, des étudiants, des chercheurs et des professeurs.

L'Europe doit aussi protéger ses citoyens, et pour cela renforcer ses frontières extérieures pour mieux répondre aux menaces externes et aux cybermenaces. L'objectif commun doit rester une politique de migration et d'asile durable et efficace. Une réforme du système d'asile est indispensable : longue de mille kilomètres, la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie est gardée par 6 500 policiers croates pour faire face aux flux de migrants qui tentent de pénétrer en Europe.

Quatrième priorité, une Europe influente. L'Union européenne a un poids important dans la lutte contre le changement climatique et la pauvreté. Elle représente 50 % de l'aide internationale pour le développement durable. Dans un monde de plus en plus connecté, les progrès de l'Union européenne dépendent de la pleine exploitation de son potentiel infrastructurel et humain. Pour favoriser la cohésion, il faut développer de manière équilibrée les infrastructures numériques, de transport et d'énergie, ainsi que la connectivité.

J'en viens maintenant au rôle de la Croatie dans la politique étrangère de l'Union européenne. La Croatie a pour priorité de rejoindre l'espace Schengen et la zone euro, mais elle n'y travaillera pas durant sa présidence, tenant compte de l'impossibilité d'atteindre un tel objectif à court terme. Notre priorité de politique étrangère sera l'élargissement en direction des Balkans occidentaux, à commencer par la Macédoine du Nord et l'Albanie. C'est pourquoi nous préparons avec détermination le sommet de Zagreb, début mai, qui sera consacré à cette question. Il faut trouver une solution acceptable par tous, faute de quoi les divisions s'approfondiront au sein des sociétés des pays candidats, mais aussi de l'Union européenne. Le Président Macron a promis de se rendre à Zagreb pour ce sommet.

L'année 2020 marque également le vingtième anniversaire du premier sommet de Zagreb, qui s'est tenu en novembre 2000 à l'initiative du président Chirac. Les chefs d'État des quinze membres de l'Union européenne d'alors y avaient rencontré ceux des Balkans occidentaux, à peine sortis de la guerre. Cette réunion symbolique avait donné le signal aux pays de la région que leur avenir était dans l'Union européenne. Vingt ans plus tard, seule la Croatie est devenue membre, les autres pays restant dans la salle d'attente. L'intérêt de la Croatie, mais aussi de toute l'Europe, est dans l'intégration de ces six pays.

La conférence sur l'avenir de l'Union européenne sera un moment important. Nous sommes reconnaissants à la Commission européenne d'avoir fait de la démographie une priorité. Au moins la moitié des États membres ont un problème démographique. Certains pays de l'Est ont perdu 10 à 15 % de leur population depuis leur adhésion. La Croatie a 10 % d'habitants en moins qu'avant la guerre, alors que des jeunes migrants continuent d'arriver. Nous perdons 20 000 habitants par an. Dans ces conditions - faible natalité, exode des jeunes -, quels sont les avantages d'adhérer à l'Union européenne ? Sans dramatiser outre mesure - à titre de comparaison, au début du XXe siècle, 250 000 Croates ont émigré en Amérique du Sud -, la dépopulation est un problème grave, surtout pour les pays entrés dans l'Union européenne après 2004.

Je terminerai par le destin de l'Europe. Lors de la crise migratoire de 2015, 700 000 réfugiés sont passés par la Croatie. Cette crise et le Brexit tout proche entretiennent la peur d'une désintégration de l'Union européenne. Les architectes du projet européen n'auraient pu imaginer que l'on parlerait un jour de reconfiguration de l'Europe à cause de la sortie d'un membre. Bien qu'admirable, le modèle politique de l'Union européenne n'est pas éternel : il faudra un jour le faire évoluer. L'Europe a perdu sa position centrale dans la politique internationale et la confiance de beaucoup de ses habitants ; elle souffre d'une crise d'identité, son héritage chrétien et le legs des Lumières n'étant plus des piliers sûrs. Une certaine étroitesse d'esprit se fait jour, après des années d'hyperlibéralisme. Elle pourrait provoquer l'effondrement des démocraties libérales.

Après la chute du communisme, un clivage est-ouest s'est ajouté au clivage sud-nord, avec la crise migratoire pour signal. Les migrants sont devenus des acteurs de l'Histoire, qui pourront décider du sort du libéralisme européen. Une refondation du projet européen est absolument nécessaire. Pour la première fois depuis la chute du mur de Berlin, les divisions du temps de la guerre froide réapparaissent. La crise migratoire a surtout alimenté les peurs des sociétés est-européennes, tout en faisant naître à l'Ouest une forte méfiance envers l'Europe de l'Est. Ces différences ne s'effaceront pas rapidement.

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