Intervention de Dominique Schnapper

Mission d'information Culture citoyenne — Réunion du 14 décembre 2021 à 16h00
Audition de Mme Dominique Schnapper sociologue

Dominique Schnapper, sociologue :

La création même de votre mission est révélatrice de l'inquiétude que nous avons tous à l'égard de la citoyenneté, fondement de notre culture politique.

Vous faites le constat, non d'une dépolitisation, mais d'une remise en cause des institutions de la démocratie représentative. En effet, les débats, les manifestations, les mobilisations, de la jeunesse notamment, autour de certains thèmes comme le climat, montrent que l'on ne peut pas parler de dépolitisation. Toutefois, on observe une ignorance des institutions représentatives, de leur sens, de leur histoire et de leur valeur. Cela vaut pour le Parlement comme pour la police, la justice, l'école, etc., et pour tout ce qui incarne concrètement la citoyenneté dans la vie politique et publique.

Les partis politiques arrivent derniers lorsque l'on demande aux Français, dans des sondages, à quelles instances ils font confiance. Or le rôle de ces structures est d'organiser la démocratie, de structurer les débats et de sélectionner les candidats aux élections. Le désaveu qui les touche est inquiétant, car on ne connaît pas, dans l'histoire, de démocratie qui ne s'inscrive pas dans le cadre de la démocratie représentative. On connaît la formule de Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres ». En dépit de ses défauts, c'est le seul « régime convenable », selon l'expression d'Alain Besançon, et qui survit à l'expérience de l'histoire, celle-ci nous ayant montré qu'il fallait nous méfier des utopies.

L'abstention est élevée et il nous faut expliquer ce délitement, même s'il est plus modéré aux élections présidentielles et municipales.

Je vois plusieurs raisons. Comme je l'expliquais dans L'esprit démocratique des lois, l'aspiration démocratique est sans limites : on peut toujours réclamer plus de liberté, plus d'égalité. La démocratie est toujours insatisfaisante, car la liberté de chacun se heurte à la liberté des autres et aux contraintes de la vie collective. De même, l'aspiration à toujours plus de liberté ne peut jamais être satisfaite. Après « l'égalité des conditions », réclamée par Tocqueville, ou « l'égalité des chances », proclamée par la République, la dynamique s'est poursuivie vers l'égalité de résultats. Or l'égalité est un idéal, une norme, non une description de la réalité. Ce mouvement continu vers plus de démocratie s'accompagne d'une insatisfaction profonde, inévitable car inscrite dans les principes mêmes de la démocratie. On arrive au stade de la « démocratie extrême », que redoutait Platon, où aucune norme n'est respectée justement au nom de la liberté et de l'égalité de chaque individu, et où toutes les obligations collectives sont perçues comme des entraves à la liberté de chacun. Il existe des exemples récents de cette attitude : « C'est mon droit et je fais ce que je veux ». On en arrive à une remise en cause de l'idée même de représentation, car si mes droits sont tellement supérieurs, personne ne saurait me représenter ! L'idée de délégation est contraire à l'aspiration à une démocratie sans limites, qui est irréalisable mais qui, je le répète, est contenue dans l'idéal démocratique lui-même. On note aussi une fracture générationnelle : les moins de trente ans admettent moins les contraintes de la vie collective que les générations précédentes.

Le vote, expression de la délégation du pouvoir, est donc aussi remis en cause. Comme l'a montré Bernard Manin, le vote a une double dimension : démocratique, car chacun peut voter et être élu, et aristocratique, car le représentant est toujours plus expérimenté, ou plus âgé, ou plus qualifié que la plupart des électeurs, et s'il ne l'est pas, il est en tout cas plus motivé pour être élu. Cette dimension aristocratique, qui était acceptée au moment de la naissance de la démocratie à la fin du XVIIIe siècle, car l'idée d'inégalité des statuts sociaux semblait alors naturelle, ne l'est plus aujourd'hui et apparaît en contradiction avec l'idée d'une démocratie extrême. C'est ce qui explique le développement de l'idée de représentation miroir actuellement très répandue : on reproche aux assemblées de ne pas être à l'image de la société. Or elles ne l'ont jamais été et, par construction, les représentants ne sauraient être à l'image de leurs électeurs.

L'écart entre les assemblées et la population est tenu pour scandaleux, alors que ce qui serait scandaleux serait que certaines catégories soient par nature exclues de la représentation. L'idée selon laquelle les assemblées doivent être un condensé en miniature de la société revient à remettre en cause la notion même de représentation, qui implique toujours le choix de représentants en fonction de certains critères.

En outre, alors que les générations qui ont connu la Seconde Guerre mondiale ont eu une conscience historique formée par l'expérience de la guerre, de l'existence de l'URSS et de la lutte contre le totalitarisme, le souvenir de cette expérience historique se perd avec le temps ; comme la démocratie semble aller de soi, sa valeur relative disparaît et avec elle le sens du combat pour la défendre par rapport à d'autres systèmes politiques.

Dans ces conditions, que faire, me demanderez-vous ?

Si les remèdes étaient évidents, ils seraient déjà connus...

Je soutiens toutes les techniques facilitant l'accès au vote. Lorsque je siégeais au Conseil constitutionnel, nous avons déclaré conformes des dispositions législatives allant en ce sens. Je suis favorable à tout ce qui facilite les procurations et l'inscription automatique sur les listes électorales des jeunes de dix-huit ans me semble une bonne idée. J'ai incité mes petites-filles résidant à l'étranger à s'inscrire auprès de leur consulat pour participer à l'élection présidentielle. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions : le problème de fond réside moins dans la possibilité matérielle de voter que dans l'envie de participer aux élections.

Je ne suis ni pour ni contre le vote à seize ans. Tant mieux si les jeunes peuvent voter dès l'âge de seize ans, mais je ne pense pas que cela change fondamentalement les choses. Le problème n'est pas là à mon avis. Je pourrais donc soutenir une telle évolution, mais sans passion ni illusion.

Je suis en revanche hostile au vote obligatoire. Le vote étant l'expression de la liberté politique, il me semble contradictoire avec l'idée d'obligation.

Ma position sur les langues régionales est celle du Conseil constitutionnel : elles sont une liberté parmi d'autres, sous réserve que chacun ait accès à la langue et à la culture nationales. D'ailleurs, il serait peut-être plus utile d'apprendre l'anglais... Les langues régionales sont une liberté, à condition de relever d'un usage privé : la langue de la politique, de l'administration, de la justice doit être la langue nationale. Il faut qu'un Basque et un Breton puissent parler ensemble. Veillons à faire en sorte que la pratique des langues régionales ne renforce pas le sentiment d'extériorité que ressentent certaines populations par rapport à la représentation nationale. Il y aurait là un danger. En la matière, la politique actuelle de la France me paraît raisonnable.

La démocratie participative revêt des formes variées. L'idée est de vivifier le débat démocratique et de ranimer les débats qui autrefois incombaient aux partis politiques. Autrefois c'est au sein de ceux-ci que l'on discutait des problèmes et des solutions à y apporter. Aujourd'hui, les partis sont en quelque sorte devenus des groupes de pression pour l'élection présidentielle. Il existe en revanche des think tanks divers, mais ils n'ont pas la même légitimité.

Les conseils de quartier sont une forme de démocratie participative. Mais les enquêtes montrent que ceux qui y participent le plus sont déjà engagés politiquement. Ces conseils attirent peu de nouveaux publics, ce qui était pourtant l'objectif. En plus, il y a parfois des dérives vers du pur et simple clientélisme.

Il y a eu beaucoup de discussions à propos de la Convention citoyenne pour le climat, par exemple entre Telos et Terra Nova. Thierry Pech était à l'origine de cette initiative. Il faut d'abord noter la lourdeur du processus : Thierry Pech reconnaît lui-même qu'il n'est possible d'organiser que deux ou trois conventions par mandat. Au sein de Telos, nous pouvons être favorables à de telles démarches, à condition qu'elles soient consultatives. J'ai moi-même participé à des commissions d'experts, par exemple sur la nationalité en 1987. Mais si les commissions d'experts sont une pratique courante outre-Manche, elles sont plus difficiles à organiser chez nous, où les experts sont mal vus. D'où l'idée, dans la Convention citoyenne, de recourir à des citoyens lambda, qui ne sont pas sélectionnés en fonction de leurs compétences sur les sujets abordés. On peut y voir une forme démocratique des commissions d'experts. Pourquoi pas, à condition que cela reste consultatif. Thierry Pech voudrait en faire des instances prélégislatives, dont les conclusions devraient par nature être reprises par les assemblées parlementaires. Une telle formule m'inspire de nombreuses réserves. Une convention tirée au sort n'est représentative ni au sens des sondages ni au sens de l'élection. Elle n'a pas de légitimité.

Ne sous-estimons pas le problème des modes de scrutin, qui peut d'ailleurs être traité indépendamment de toute réforme constitutionnelle. Je serais heureuse que les parlementaires réfléchissent à l'exemple allemand, où le scrutin proportionnel avec prime majoritaire a conduit trois formations aux programmes a priori très éloignés à discuter ensemble et à nouer des compromis. Notre système électoral pour sa part aggrave les clivages, y compris parfois entre des organisations politiques dont les positions de fond sont relativement proches. La haine est la plus grande menace en démocratie. Dans le système démocratique, on peut avoir des adversaires mais pas des ennemis. L'évolution de la démocratie américaine, dont le destin n'est pas indépendant du nôtre, m'inquiète beaucoup. Sans attendre du mode de scrutin qu'il résolve des problèmes qui sont sans doute plus profonds, il convient de s'interroger sur un système qui accentue les haines au lieu de les apaiser.

J'insiste sur l'importance de l'éducation. Rien n'est moins naturel que la démocratie, qui consiste à remplacer la violence, verbale ou physique, par des discussions, des compromis et des efforts collectifs. Les hommes n'étant naturellement pas disposés à considérer l'autre comme leur égal, il faut leur apprendre à le faire. Le problème est que l'éducation n'est pas dans la même temporalité que les institutions démocratiques, scandées par les élections. Les effets de l'éducation sont à long terme. La fracture générationnelle illustre un échec profond de l'éducation : quelque chose de capital n'a pas été transmis. S'il faut dix ans pour former un médecin, il faut encore plus de temps pour faire un citoyen conscient de l'importance de la démocratie. Comme présidente du Conseil des sages de la laïcité, j'estime que le ministre de l'éducation nationale mène le bon combat. Il sera resté cinq ans en place, ce qui est rare pour un ministre de l'éducation nationale. Rien ne nous garantit toutefois qu'il restera cinq ans de plus, mais une telle durée serait nécessaire pour mettre en route ce qu'il souhaite engager. Bien entendu, cela ne dépend d'aucun d'entre nous !

Vous le savez, les citoyens des nations de l'Union européenne ont les mêmes droits civils et sociaux que les non-nationaux, mais pas les mêmes droits politiques, hormis parfois aux élections municipales. À mon sens, il faut garder cette distinction entre des droits civils et sociaux universels, qui s'appliquent aux Européens et aux non-Européens, et les droits politiques, qui ont toujours été liés aux institutions de la République représentative et qui doivent, me semble-t-il, continuer à l'être.

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