Nous entendons aujourd'hui Mme Dominique Schnapper, sociologue, dans le cadre de notre mission d'information chargée de réfléchir à la question : « Comment redynamiser la culture citoyenne ? ».
Je voudrais tout d'abord remercier très chaleureusement Mme Schnapper de s'être rendue disponible pour nous éclairer ; je me réjouis que cette audition ait pu intervenir au tout début de nos travaux.
Au vu de votre impressionnante bibliographie - je cite, entre autres nombreux titres, Qu'est-ce que la citoyenneté ?, De la démocratie en France - République, nation, citoyenneté, La République aux 100 cultures -, je suis certain que vous allez nous aider à poser les bases de notre réflexion, ainsi que vous l'avez fait il y a quelques mois en intervenant devant la commission de la culture, dont je suis membre, et la commission des lois, en amont de l'examen du projet de loi confortant le respect des principes de la République.
Notre objectif est de réfléchir aux enjeux actuels de la citoyenneté, alors même que les élections récentes ont été marquées par des taux d'abstention préoccupants, s'agissant plus particulièrement de la jeunesse.
Tout ce qui contribue à l'éducation des futurs citoyens, par exemple dans le cadre de l'éducation nationale - nous nous intéressons naturellement à l'éducation morale et civique - est un aspect très important de notre sujet, de même que les politiques susceptibles d'encourager l'engagement de notre jeunesse, par exemple dans le cadre associatif ou dans celui du Service civique et du Service national universel (SNU).
Pour votre information, je précise que notre mission est composée de vingt-et-un sénateurs issus de tous les groupes politiques, et que notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022. Je rappelle également que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport et que sa captation vidéo permet de la suivre en ce moment même sur le site Internet du Sénat ; cet enregistrement sera disponible par la suite en vidéo à la demande.
Avant de vous donner la parole, Henri Cabanel, rapporteur, va vous poser quelques questions pour situer les attentes de cette mission d'information.
Je remercie également Mme Schnapper de s'être rendue disponible pour nous : le point de vue du sociologue est en effet essentiel pour réfléchir à la notion de citoyenneté, qui se trouve au coeur de notre démocratie.
Au cours des dernières années, notre pays a connu des moments de communion nationale : je pense notamment aux attentats de 2015 ou à la liesse inspirée par de grands événements sportifs. Mais ces moments ne se sont pas prolongés, et les divisions et les fractures sociales et territoriales ont généralement repris le dessus assez vite.
Nous avons besoin de votre expertise, tant la définition de la citoyenneté, héritée d'une longue histoire, est affectée par des évolutions telles que l'augmentation de l'abstention, qui n'épargne plus aucune élection ; la défiance croissante envers les institutions représentatives et les élus ; l'intérêt pour les pratiques relevant de la démocratie dite participative - « forums citoyens », consultations en ligne, pétitions, « grand débat », convention nationale, etc. - ; la montée des incivilités, dont aucun territoire ne semble préservé - un refus d'obtempérer toutes les trente minutes en France ! - ; ou encore certaines attentes liées, par exemple, aux langues régionales.
Ces évolutions devraient-elles conduire selon vous à redéfinir les notions de citoyen et de citoyenneté ?
Vous écrivez dans votre ouvrage Qu'est-ce que la citoyenneté ?, publié en 2000, que l'école est l'« institution citoyenne par excellence » et que « l'éducation est au coeur du projet démocratique ». Quel devrait être aujourd'hui à votre avis le rôle de l'école dans la formation des futurs citoyens ? Quelle place devrait avoir selon vous l'éducation civique classique dans cette éducation à la citoyenneté ? Êtes-vous favorable au droit de vote dès 16 ans ?
Comment s'articulent aujourd'hui les notions de citoyenneté et de nationalité, alors même que les citoyens européens jouissent de droits, indépendamment de leur nationalité, dans tous les pays de l'Union ?
La création même de votre mission est révélatrice de l'inquiétude que nous avons tous à l'égard de la citoyenneté, fondement de notre culture politique.
Vous faites le constat, non d'une dépolitisation, mais d'une remise en cause des institutions de la démocratie représentative. En effet, les débats, les manifestations, les mobilisations, de la jeunesse notamment, autour de certains thèmes comme le climat, montrent que l'on ne peut pas parler de dépolitisation. Toutefois, on observe une ignorance des institutions représentatives, de leur sens, de leur histoire et de leur valeur. Cela vaut pour le Parlement comme pour la police, la justice, l'école, etc., et pour tout ce qui incarne concrètement la citoyenneté dans la vie politique et publique.
Les partis politiques arrivent derniers lorsque l'on demande aux Français, dans des sondages, à quelles instances ils font confiance. Or le rôle de ces structures est d'organiser la démocratie, de structurer les débats et de sélectionner les candidats aux élections. Le désaveu qui les touche est inquiétant, car on ne connaît pas, dans l'histoire, de démocratie qui ne s'inscrive pas dans le cadre de la démocratie représentative. On connaît la formule de Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres ». En dépit de ses défauts, c'est le seul « régime convenable », selon l'expression d'Alain Besançon, et qui survit à l'expérience de l'histoire, celle-ci nous ayant montré qu'il fallait nous méfier des utopies.
L'abstention est élevée et il nous faut expliquer ce délitement, même s'il est plus modéré aux élections présidentielles et municipales.
Je vois plusieurs raisons. Comme je l'expliquais dans L'esprit démocratique des lois, l'aspiration démocratique est sans limites : on peut toujours réclamer plus de liberté, plus d'égalité. La démocratie est toujours insatisfaisante, car la liberté de chacun se heurte à la liberté des autres et aux contraintes de la vie collective. De même, l'aspiration à toujours plus de liberté ne peut jamais être satisfaite. Après « l'égalité des conditions », réclamée par Tocqueville, ou « l'égalité des chances », proclamée par la République, la dynamique s'est poursuivie vers l'égalité de résultats. Or l'égalité est un idéal, une norme, non une description de la réalité. Ce mouvement continu vers plus de démocratie s'accompagne d'une insatisfaction profonde, inévitable car inscrite dans les principes mêmes de la démocratie. On arrive au stade de la « démocratie extrême », que redoutait Platon, où aucune norme n'est respectée justement au nom de la liberté et de l'égalité de chaque individu, et où toutes les obligations collectives sont perçues comme des entraves à la liberté de chacun. Il existe des exemples récents de cette attitude : « C'est mon droit et je fais ce que je veux ». On en arrive à une remise en cause de l'idée même de représentation, car si mes droits sont tellement supérieurs, personne ne saurait me représenter ! L'idée de délégation est contraire à l'aspiration à une démocratie sans limites, qui est irréalisable mais qui, je le répète, est contenue dans l'idéal démocratique lui-même. On note aussi une fracture générationnelle : les moins de trente ans admettent moins les contraintes de la vie collective que les générations précédentes.
Le vote, expression de la délégation du pouvoir, est donc aussi remis en cause. Comme l'a montré Bernard Manin, le vote a une double dimension : démocratique, car chacun peut voter et être élu, et aristocratique, car le représentant est toujours plus expérimenté, ou plus âgé, ou plus qualifié que la plupart des électeurs, et s'il ne l'est pas, il est en tout cas plus motivé pour être élu. Cette dimension aristocratique, qui était acceptée au moment de la naissance de la démocratie à la fin du XVIIIe siècle, car l'idée d'inégalité des statuts sociaux semblait alors naturelle, ne l'est plus aujourd'hui et apparaît en contradiction avec l'idée d'une démocratie extrême. C'est ce qui explique le développement de l'idée de représentation miroir actuellement très répandue : on reproche aux assemblées de ne pas être à l'image de la société. Or elles ne l'ont jamais été et, par construction, les représentants ne sauraient être à l'image de leurs électeurs.
L'écart entre les assemblées et la population est tenu pour scandaleux, alors que ce qui serait scandaleux serait que certaines catégories soient par nature exclues de la représentation. L'idée selon laquelle les assemblées doivent être un condensé en miniature de la société revient à remettre en cause la notion même de représentation, qui implique toujours le choix de représentants en fonction de certains critères.
En outre, alors que les générations qui ont connu la Seconde Guerre mondiale ont eu une conscience historique formée par l'expérience de la guerre, de l'existence de l'URSS et de la lutte contre le totalitarisme, le souvenir de cette expérience historique se perd avec le temps ; comme la démocratie semble aller de soi, sa valeur relative disparaît et avec elle le sens du combat pour la défendre par rapport à d'autres systèmes politiques.
Dans ces conditions, que faire, me demanderez-vous ?
Si les remèdes étaient évidents, ils seraient déjà connus...
Je soutiens toutes les techniques facilitant l'accès au vote. Lorsque je siégeais au Conseil constitutionnel, nous avons déclaré conformes des dispositions législatives allant en ce sens. Je suis favorable à tout ce qui facilite les procurations et l'inscription automatique sur les listes électorales des jeunes de dix-huit ans me semble une bonne idée. J'ai incité mes petites-filles résidant à l'étranger à s'inscrire auprès de leur consulat pour participer à l'élection présidentielle. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions : le problème de fond réside moins dans la possibilité matérielle de voter que dans l'envie de participer aux élections.
Je ne suis ni pour ni contre le vote à seize ans. Tant mieux si les jeunes peuvent voter dès l'âge de seize ans, mais je ne pense pas que cela change fondamentalement les choses. Le problème n'est pas là à mon avis. Je pourrais donc soutenir une telle évolution, mais sans passion ni illusion.
Je suis en revanche hostile au vote obligatoire. Le vote étant l'expression de la liberté politique, il me semble contradictoire avec l'idée d'obligation.
Ma position sur les langues régionales est celle du Conseil constitutionnel : elles sont une liberté parmi d'autres, sous réserve que chacun ait accès à la langue et à la culture nationales. D'ailleurs, il serait peut-être plus utile d'apprendre l'anglais... Les langues régionales sont une liberté, à condition de relever d'un usage privé : la langue de la politique, de l'administration, de la justice doit être la langue nationale. Il faut qu'un Basque et un Breton puissent parler ensemble. Veillons à faire en sorte que la pratique des langues régionales ne renforce pas le sentiment d'extériorité que ressentent certaines populations par rapport à la représentation nationale. Il y aurait là un danger. En la matière, la politique actuelle de la France me paraît raisonnable.
La démocratie participative revêt des formes variées. L'idée est de vivifier le débat démocratique et de ranimer les débats qui autrefois incombaient aux partis politiques. Autrefois c'est au sein de ceux-ci que l'on discutait des problèmes et des solutions à y apporter. Aujourd'hui, les partis sont en quelque sorte devenus des groupes de pression pour l'élection présidentielle. Il existe en revanche des think tanks divers, mais ils n'ont pas la même légitimité.
Les conseils de quartier sont une forme de démocratie participative. Mais les enquêtes montrent que ceux qui y participent le plus sont déjà engagés politiquement. Ces conseils attirent peu de nouveaux publics, ce qui était pourtant l'objectif. En plus, il y a parfois des dérives vers du pur et simple clientélisme.
Il y a eu beaucoup de discussions à propos de la Convention citoyenne pour le climat, par exemple entre Telos et Terra Nova. Thierry Pech était à l'origine de cette initiative. Il faut d'abord noter la lourdeur du processus : Thierry Pech reconnaît lui-même qu'il n'est possible d'organiser que deux ou trois conventions par mandat. Au sein de Telos, nous pouvons être favorables à de telles démarches, à condition qu'elles soient consultatives. J'ai moi-même participé à des commissions d'experts, par exemple sur la nationalité en 1987. Mais si les commissions d'experts sont une pratique courante outre-Manche, elles sont plus difficiles à organiser chez nous, où les experts sont mal vus. D'où l'idée, dans la Convention citoyenne, de recourir à des citoyens lambda, qui ne sont pas sélectionnés en fonction de leurs compétences sur les sujets abordés. On peut y voir une forme démocratique des commissions d'experts. Pourquoi pas, à condition que cela reste consultatif. Thierry Pech voudrait en faire des instances prélégislatives, dont les conclusions devraient par nature être reprises par les assemblées parlementaires. Une telle formule m'inspire de nombreuses réserves. Une convention tirée au sort n'est représentative ni au sens des sondages ni au sens de l'élection. Elle n'a pas de légitimité.
Ne sous-estimons pas le problème des modes de scrutin, qui peut d'ailleurs être traité indépendamment de toute réforme constitutionnelle. Je serais heureuse que les parlementaires réfléchissent à l'exemple allemand, où le scrutin proportionnel avec prime majoritaire a conduit trois formations aux programmes a priori très éloignés à discuter ensemble et à nouer des compromis. Notre système électoral pour sa part aggrave les clivages, y compris parfois entre des organisations politiques dont les positions de fond sont relativement proches. La haine est la plus grande menace en démocratie. Dans le système démocratique, on peut avoir des adversaires mais pas des ennemis. L'évolution de la démocratie américaine, dont le destin n'est pas indépendant du nôtre, m'inquiète beaucoup. Sans attendre du mode de scrutin qu'il résolve des problèmes qui sont sans doute plus profonds, il convient de s'interroger sur un système qui accentue les haines au lieu de les apaiser.
J'insiste sur l'importance de l'éducation. Rien n'est moins naturel que la démocratie, qui consiste à remplacer la violence, verbale ou physique, par des discussions, des compromis et des efforts collectifs. Les hommes n'étant naturellement pas disposés à considérer l'autre comme leur égal, il faut leur apprendre à le faire. Le problème est que l'éducation n'est pas dans la même temporalité que les institutions démocratiques, scandées par les élections. Les effets de l'éducation sont à long terme. La fracture générationnelle illustre un échec profond de l'éducation : quelque chose de capital n'a pas été transmis. S'il faut dix ans pour former un médecin, il faut encore plus de temps pour faire un citoyen conscient de l'importance de la démocratie. Comme présidente du Conseil des sages de la laïcité, j'estime que le ministre de l'éducation nationale mène le bon combat. Il sera resté cinq ans en place, ce qui est rare pour un ministre de l'éducation nationale. Rien ne nous garantit toutefois qu'il restera cinq ans de plus, mais une telle durée serait nécessaire pour mettre en route ce qu'il souhaite engager. Bien entendu, cela ne dépend d'aucun d'entre nous !
Vous le savez, les citoyens des nations de l'Union européenne ont les mêmes droits civils et sociaux que les non-nationaux, mais pas les mêmes droits politiques, hormis parfois aux élections municipales. À mon sens, il faut garder cette distinction entre des droits civils et sociaux universels, qui s'appliquent aux Européens et aux non-Européens, et les droits politiques, qui ont toujours été liés aux institutions de la République représentative et qui doivent, me semble-t-il, continuer à l'être.
Nous partageons nombre de vos constats. Différents travaux ont été lancés au Parlement et notre mission d'information vient approfondir le sujet.
J'ai le sentiment d'une sorte de fin de cycle des grandes démocraties d'après-guerre, caractérisée par des désillusions assez fortes. Durant les Trente Glorieuses, l'espoir d'ascension sociale était très important, d'où une aspiration à la démocratie et à la République. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les jeunes générations ont des inquiétudes très vives et ne se projettent plus dans l'avenir de la même manière. C'est ce qui détermine la remise en question du fonctionnement institutionnel, démocratique et républicain. Ces générations analysent l'impuissance et le manque de reconnaissance du modèle actuel.
Vous avez formulé plusieurs propositions visant à favoriser l'engagement politique et citoyen. Pour l'essentiel, nous les approuvons. Mais, comme vous l'avez souligné, elles ne feront pas tout. La question de fond est de savoir comment recréer du désir citoyen. Pour cela, il faut avoir le sentiment d'une capacité d'agir.
De ce point de vue, la démocratie participative a déçu. La reprise par le Gouvernement des propositions de la Convention citoyenne pour le climat a été particulièrement faible. Et les exemples de débats, menés à l'échelon territorial sous l'égide de la Commission nationale du débat public et qui n'aboutissent à rien, sont légion. Un certain nombre d'outils que nous avons mis en place pour favoriser la démocratie participative ont échoué.
Cela a contribué à la remise en question du fonctionnement institutionnel. Peut-être faudrait-il nos propres modes de décision ? Bien entendu, comme vous, je suis attaché à la République représentative. D'ailleurs, le lien entre République et démocratie mériterait sans doute d'être interrogé.
Aujourd'hui, le refus de la complexité participe du rejet des élites. La complexité est vécue comme tellement inabordable que l'on n'a pas envie d'entrer dans certaines considérations et que les personnes censées la résoudre n'inspirent plus confiance. Cela favorise le populisme. Le refus de la complexité est bien un sujet majeur ; nous le voyons avec les réseaux sociaux.
La mise en parallèle de la démocratie participative et de ce que j'appellerais « démocratie sondagière » à propos de la Convention citoyenne sur le climat m'interpelle. Vous avez indiqué qu'une telle instance n'était pas représentative au sens des sondages.
Nous sommes dans un contexte de remise en cause de la démocratie représentative. Je partage ce qui vient d'être indiqué. En tant qu'élu, je vois bien les limites du système représentatif : faible participation aux élections, manque de reconnaissance des élus, voire manque de légitimité aux yeux d'une partie de la population.
Mais, jusqu'à preuve du contraire, il n'existe pas de système à même de se substituer à notre démocratie représentative. Les mesures prises en matière de démocratie participative sont souvent perçues comme un cautère sur une jambe de bois, quoi que l'on fasse pour essayer d'en pallier les carences.
Comme député, j'ai vu les dégâts de l'inversion du calendrier électoral et du quinquennat : les députés sont devenus des élus du troisième tour de la présidentielle plutôt que les vainqueurs d'une élection avec ses propres enjeux politiques. Cela complique la situation et accélère la réticence citoyenne. Cependant, en particulier pour les jeunes, il me semble qu'on pourrait retrouver ceux qu'on a perdus si l'on pouvait remettre en perspective les éléments de la citoyenneté et de la vie politique.
Je lève tout de suite un malentendu. J'ai dit que la Convention des citoyens pour le climat n'avait pas la légitimité de l'élection, la seule qui compte dans notre régime politique, ni même la légitimité morale que donne un sondage représentatif de l'ensemble des citoyens, parce qu'elle ne dispose pas de la représentativité statistique qui donnerait une idée de l'opinion publique.
Je suis frappée par les opinions qu'on fait passer à nos jeunes sur certains sujets. J'ai accompagné mes petites filles au cirque : l'une d'elles était réticente à y aller à cause de la maltraitance animale dans les cirques. Je lui ai expliqué que nous allions dans un cirque familial où ce problème ne se pose pas. Si j'ai jugé positif qu'elle fasse preuve d'esprit critique, j'ai été surprise qu'on ne lui ait pas fait entendre des positions différentes. À la fin du spectacle, nous sommes allées voir le directeur, qui nous a dit combien le cirque était en péril parce qu'accusé sans nuance de toute la maltraitance animale du monde.
Dans ces conditions, ne pensez-vous pas qu'il est urgent d'apprendre l'esprit critique à nos enfants, et que cela pourrait même constituer une matière scolaire ? N'est-ce pas devenu nécessaire face aux réseaux sociaux, qui sont épouvantables de ce point de vue ? Et ne serait-ce pas plus utile qu'un enseignement très sommaire de la philosophie, dont il ne reste en fait pas grand-chose ? Samuel Paty n'a pas fait autre chose avant d'être assassiné, il a essayé d'enseigner l'esprit critique.
Avec l'inversion du calendrier électoral, le Parlement a perdu son pouvoir : alors qu'il est l'instance qui représente le peuple et qu'il est censé exercer le pouvoir effectif du peuple, il est devenu un auxiliaire du Président de la République : ne pensez-vous pas que c'est là une grande part du problème ?
Ensuite, j'aimerais parler du rôle de l'école dans la fabrique du citoyen. En présentant jeudi dernier ma proposition de loi « pour un nouveau pacte de citoyenneté avec la jeunesse », avec le droit de vote à 16 ans, j'ai insisté sur la création d'un enseignement de la science politique. Les auditions, les consultations de collégiens et de lycéens m'ont démontré que l'éducation morale et civique n'était pas enseignée aujourd'hui. Cet enseignement passe souvent à la trappe, les professeurs préfèrent aller jusqu'au bout du programme d'histoire, et cette partie de l'enseignement pas évaluée. J'ai également proposé une généralisation des conseils de jeunes, pour, aux côtés de la théorie, encourager les pratiques de délibération concrète.
Vous avez évoqué, Monsieur Gillé, la fin d'un cycle des grandes démocraties. Je dirais que la génération des Trente Glorieuses avait vaincu un ennemi, le nazisme, et faisait face à l'Union soviétique : cela nous a permis de tenir. Aujourd'hui, il n'y a pas ce sentiment de danger - c'est peut-être un tort mais c'est un fait. Ensuite, le progrès économique a transformé les modes de vie, et une forme d'unité politique a disparu. Vous insistez sur l'absence de confiance en la représentativité : nous sommes d'accord. Vous parlez de manque de « désir citoyen » : je parle de la même chose lorsque je dis qu'on ne veut plus aujourd'hui des contraintes de la collectivité, ni travailler à porter un projet collectif. Nous visons bien le même sentiment de délitement et de prépondérance de l'individu sur le citoyen.
L'inversion des calendriers politiques a provoqué des dommages, de même que le quinquennat. Ces réformes ont déstabilisé la Ve République - que l'on peut certes critiquer, mais les Français y sont attachés : ils votent encore massivement pour la présidentielle, car ils ont le sentiment que cette élection a un enjeu politique.
Faut-il enseigner l'esprit critique, et comment ? Il y a eu ce débat au ministère de l'éducation nationale, en particulier dans le comité chargé des programmes, autour de cette question : l'esprit critique doit-il être enseigné comme une matière spécifique, ou bien résulte-t-il de l'apprentissage même des connaissances, auxquelles il est en fait indispensable ? La question n'est pas facile, d'autant que les outils que nous mettons en place dans le sens de cet apprentissage, par exemple la Charte de la laïcité, sont accueillis comme une sorte de « catéchisme républicain ». J'ai donc plutôt le sentiment que c'est à travers la connaissance, par l'enseignement de l'histoire des connaissances, qu'on nourrit l'esprit critique et l'esprit civique. Or, l'école française est celle qui a le moins de jours de classe dans l'année - et elle doit faire face aux réseaux sociaux, plus appréciés de la jeune génération que des enseignements perçus parfois comme austères.
L'assassinat de Samuel Paty est tragique aussi par sa signification, car c'est à cause de ce qu'il voulait transmettre qu'il a été tué. Le « catéchisme républicain » a mauvaise presse dans le monde de l'éducation : parler de citoyenneté, c'est être « ringard ». D'où cette idée : c'est en enseignant bien le programme qu'on forme l'esprit critique, plutôt qu'en expliquant les valeurs de la République, car ce type d'enseignement spécifique ne passe pas. J'ai constaté il y a quelques années que des élèves de grandes écoles n'avaient quasiment aucune idée de la littérature classique, peu de notion d'histoire d'avant 1914, quasiment aucune culture historique et littéraire - ils ne savaient pas, par exemple, que la loi de 1905 n'a pas été faite contre les musulmans...
J'ai été choqué par le taux d'abstention aux régionales et aux départementales, mais je pense qu'il faut considérer aussi d'autres façons d'exprimer sa citoyenneté, par exemple dans les comportements de consommation - le fait d'acheter bio en particulier. On convoque des citoyens pour élire des personnes qu'ils ne connaissent pas, à des fonctions dont ils ignorent les contours, le tout avec des campagnes électorales dont les thèmes sont sans rapport avec les compétences des collectivités territoriales concernées : comment les citoyens peuvent-ils s'y retrouver ? Ne prend-on pas alors le risque d'user inutilement cet acte de voter, central dans la démocratie représentative ? N'est-ce finalement pas une forme d'engagement citoyen de s'abstenir de participer à des élections que l'on ne comprend pas ? De plus, c'est peut-être un travers sénatorial, mais n'aurait-on pas intérêt à privilégier pour certaines élections un suffrage indirect, considérant que les électeurs connaissent mieux les élus du premier degré ?
Nous étions tous favorables à la parité, mais ne s'agissait-il pas du premier pas vers la remise en question de la légitimité des représentants ? Faudra-t-il bientôt choisir des élus en fonction de leur classe sociale, de leur tranche d'âge ?...
Enfin, plutôt que d'instaurer le droit de vote à 16 ans, je suis favorable à l'allongement du temps scolaire. Il serait même souhaitable, selon certains, d'instaurer une année propédeutique pour les étudiants ayant besoin d'une mise à niveau.
Mes enfants ont connu la semaine de quatre jours en primaire : si l'on fait le compte, j'ai travaillé une année de plus qu'eux avant d'entrer au collège. Ils ont beau être très intelligents, ils sont forcément passés à côté de connaissances que j'ai pu acquérir. Ne faut-il pas reprendre nos temps scolaires, qui sont les plus faibles d'Europe ? Comment se forger une conscience citoyenne, qui incite à aller voter, sans repères ni références historiques ?
Beaucoup de jeunes s'investissent individuellement dans une cause collective. Leur engagement citoyen leur donne alors le sentiment d'être acteurs de notre société. Dans quelle mesure l'engagement citoyen fait-il partie de la citoyenneté ? Par ailleurs, quel lien faites-vous entre les notions de citoyenneté et de civilité ?
Enfin, vous avez souligné que les débats n'avaient plus lieu dans les partis politiques, mais à la télévision. Les réseaux sociaux, quant à eux, sont davantage le lieu d'injonctions que de vrais débats. Quelles sont les conséquences de cette situation sur l'esprit critique, sur le regard que nous pouvons porter sur notre société ?
L'enseignant fait son métier, mais tout ce qui n'est pas sanctionné par une évaluation passe au-dessus de la tête de nos collégiens et lycéens. Lorsque j'enseignais l'histoire-géographie et l'éducation civique, j'essayais de les intéresser en passant par des jeux de rôles. Les mettre en situation les aidait à mieux comprendre les choses.
Je me demande s'il ne faudrait pas mettre en place un passeport du citoyen, dès la troisième ou même en terminale, pour redonner de la valeur aux droits associés à la citoyenneté. Les enfants fonctionnent ainsi : ce qui n'est pas évalué n'a pas de valeur. Le droit de vote doit donc se mériter.
Les conseils des enfants, dans les communes, sont extrêmement importants. On y voit de petits élus de la République motiver leurs camarades. Bien souvent, des sénateurs, des députés, viennent leur expliquer le fonctionnement de notre système démocratique et des institutions. Il faudrait généraliser ces conseils.
J'ai beaucoup parlé, avec mes élèves, du vote à 16 ans. Ils disaient eux-mêmes ne pas se sentir capables d'assumer cette charge.
Vous avez souligné que les partis politiques étaient les institutions auxquelles les Français faisaient le moins confiance. La nature ayant horreur du vide, les think tanks sont devenus les lieux de débat et de réflexion abandonnés par les partis. Or les choses y sont plus opaques. Ne pensez-vous pas qu'il serait temps que les partis politiques se recentrent sur le débat d'idées et s'ouvrent aux jeunes, qui en sont relativement absents ?
Pensez-vous enfin qu'il serait nécessaire de redynamiser l'éducation populaire pour permettre aux plus jeunes d'acquérir cette ouverture d'esprit et leur redonner confiance dans la démocratie représentative ?
Je partage la plupart des propos qui viennent d'être tenus.
L'abstention est colossale pour les élections intermédiaires, mais les Français vont encore voter pour élire le Président de la République et les maires. Le problème de l'abstention est bien réel, mais il faut le nuancer.
Les engagements des jeunes à titre personnel sont très sympathiques et montrent une intériorisation des valeurs démocratiques, mais ce n'est pas ainsi qu'on organise une société. Les institutions républicaines doivent être les garants des engagements. Quant à prétendre que ne pas aller voter soit une forme d'engagement politique, je n'y souscris pas : des gens sont morts pour défendre le droit de vote et, en ce moment même, par exemple, les États républicains des États-Unis tentent d'empêcher les minorités de voter. La reconnaissance du droit de vote, c'est la reconnaissance de la dignité du citoyen. Ne pas voter peut éventuellement constituer une forme sentimentale de relation à la société, mais certainement pas une forme d'engagement politique.
Le temps scolaire réduit, conjugué à un temps de vacances assez long, est un des problèmes de notre pays. On le constate dans tous les classements PISA. Mais ajouter quelques heures supplémentaires aux charges des enseignants est très compliqué...
Il faut aussi souligner l'ambition toujours plus grande des programmes : l'article L. 312-15 du code de l'éducation dispose ainsi que l'éducation morale et civique doit notamment « amener les élèves à se forger un sens critique ». Ce code a une fâcheuse tendance à s'alourdir à chaque nouvelle loi : la sensibilisation à la souffrance animale, par exemple, fait désormais partie de l'éducation morale et civique... Revenir à certains fondamentaux serait sans doute judicieux.
Un engagement est citoyen quand il débouche sur une action collective qui peut avoir un effet. Et pour cela, il faut des institutions. Il en va de même du lien entre citoyenneté et civilité : la citoyenneté, c'est le principe politique qui organise la vie collective, ce qui suppose aussi un minimum de respect entre les personnes. Comme je l'ai dit, la haine est contradictoire avec l'idée de citoyenneté. Nous pouvons être adversaires politiques au regard de problèmes sociaux complexes ; on peut ne pas tomber d'accord sur les solutions. Quelquefois aussi, le consensus permet d'apporter une solution - on évoquait à l'instant les 95 % de décisions prises à l'unanimité... Le débat est normal, mais doit rester civilisé. Il faut reconnaître à l'autre le droit d'user de ses arguments et les écouter.
Les débats ne se tiennent plus dans les partis politiques, mais pas davantage dans les médias : ils sont sur les réseaux sociaux, où ils deviennent anonymes. Or l'expérience montre que l'anonymat est extrêmement dangereux, puisqu'il n'y a plus de contrôle social. Même quand les invectives dépassent le cadre du débat, à la télévision, on ne dépasse pas une certaine limite.
Comme vous, Monsieur le rapporteur, je pense que les think tanks n'ont pas la même légitimité que les partis politiques. Il me semble important de lier les débats au choix des représentants. Or les débats qui se tiennent dans ces lieux ne débouchent pas sur des engagements politiques, ce qui est moins efficace pour la démocratie.
L'éducation populaire a permis, à une époque, de compléter l'éducation officielle, parce qu'il n'y avait rien d'autre. Aujourd'hui, l'éducation est en concurrence, comme je le disais tout à l'heure, avec les réseaux sociaux. L'éducation populaire a rendu de grands services en termes de prise de conscience à la fois politique et civile. Aujourd'hui, je ne vois pas quel rôle elle pourrait jouer au regard de la configuration générale des lieux de transmission.
Quant au Parlement des enfants, je ne peux qu'encourager une telle expérience.
La réunion est close à 17 h 25.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.