Vous avez évoqué, Monsieur Gillé, la fin d'un cycle des grandes démocraties. Je dirais que la génération des Trente Glorieuses avait vaincu un ennemi, le nazisme, et faisait face à l'Union soviétique : cela nous a permis de tenir. Aujourd'hui, il n'y a pas ce sentiment de danger - c'est peut-être un tort mais c'est un fait. Ensuite, le progrès économique a transformé les modes de vie, et une forme d'unité politique a disparu. Vous insistez sur l'absence de confiance en la représentativité : nous sommes d'accord. Vous parlez de manque de « désir citoyen » : je parle de la même chose lorsque je dis qu'on ne veut plus aujourd'hui des contraintes de la collectivité, ni travailler à porter un projet collectif. Nous visons bien le même sentiment de délitement et de prépondérance de l'individu sur le citoyen.
L'inversion des calendriers politiques a provoqué des dommages, de même que le quinquennat. Ces réformes ont déstabilisé la Ve République - que l'on peut certes critiquer, mais les Français y sont attachés : ils votent encore massivement pour la présidentielle, car ils ont le sentiment que cette élection a un enjeu politique.
Faut-il enseigner l'esprit critique, et comment ? Il y a eu ce débat au ministère de l'éducation nationale, en particulier dans le comité chargé des programmes, autour de cette question : l'esprit critique doit-il être enseigné comme une matière spécifique, ou bien résulte-t-il de l'apprentissage même des connaissances, auxquelles il est en fait indispensable ? La question n'est pas facile, d'autant que les outils que nous mettons en place dans le sens de cet apprentissage, par exemple la Charte de la laïcité, sont accueillis comme une sorte de « catéchisme républicain ». J'ai donc plutôt le sentiment que c'est à travers la connaissance, par l'enseignement de l'histoire des connaissances, qu'on nourrit l'esprit critique et l'esprit civique. Or, l'école française est celle qui a le moins de jours de classe dans l'année - et elle doit faire face aux réseaux sociaux, plus appréciés de la jeune génération que des enseignements perçus parfois comme austères.
L'assassinat de Samuel Paty est tragique aussi par sa signification, car c'est à cause de ce qu'il voulait transmettre qu'il a été tué. Le « catéchisme républicain » a mauvaise presse dans le monde de l'éducation : parler de citoyenneté, c'est être « ringard ». D'où cette idée : c'est en enseignant bien le programme qu'on forme l'esprit critique, plutôt qu'en expliquant les valeurs de la République, car ce type d'enseignement spécifique ne passe pas. J'ai constaté il y a quelques années que des élèves de grandes écoles n'avaient quasiment aucune idée de la littérature classique, peu de notion d'histoire d'avant 1914, quasiment aucune culture historique et littéraire - ils ne savaient pas, par exemple, que la loi de 1905 n'a pas été faite contre les musulmans...