Je vous remercie d'auditionner la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd). Si la Garrd, avec trois ans d'existence, est un jeune syndicat, ses 350 adhérents sont à la fois de vieux routiers de l'information et de jeunes pousses qui participent et participeront demain, si on leur en donne les moyens, à l'apport de la connaissance et de l'information nécessaires au débat démocratique.
À titre liminaire, je me permettrai de rappeler la précarité des réalisateurs qui les empêche, justement, de s'opposer à la standardisation des contenus. Nous sommes la seule profession dans la création à ne pas avoir de salaire minimum garanti. Nous subissons une paupérisation systémique et un déclassement social.
Nos adhérents fournissent une grande majorité des reportages et des magazines d'information, ainsi que tous les panels de documentaires diffusés sur les chaînes privées et publiques. Parmi eux, nous avons des réalisateurs qui, pour une large part, sont issus des écoles de journalisme, mais qui perdent leur carte de presse, contraints pour beaucoup par les sociétés de production qui les embauchent de passer à l'intermittence, et cela pour une simple raison financière. De ce fait, ils ne sont protégés par aucune rédaction ou charte déontologique. Ils ne peuvent pas opposer la protection des sources. Sans protection, ils sont interchangeables : celui qui refuse aujourd'hui de se plier à une quelconque injonction du diffuseur pourra non seulement être dans la minute remplacé par un autre réalisateur, mais surtout se retrouver blacklisté sur les autres chaînes du groupe du fait de la concentration des médias.
Voilà pour la situation générale des réalisateurs de documentaires et reportages. C'est précisément ce point de vue des auteurs, dernier maillon de la chaîne de la création, que je souhaite vous livrer dans ce contexte d'intensification de la concentration des médias.
Permettez-moi tout d'abord de vous éclairer sur l'état du secteur de l'audiovisuel qui se caractérise désormais par une éditorialisation de plus en plus marquée des diffuseurs, justifiant une politique croissante de commande des contenus. Pour appuyer mes propos, je vais vous parler d'un sondage que nous avons lancé il y a quelques mois concernant la liberté d'informer de nos adhérents sur l'ensemble des chaînes privées et publiques : 63 % des sondés ont déclaré ne plus être, sur les cinq dernières années, à l'initiative de leur film, mais réaliser une commande initiée par la chaîne ou le producteur. Cela facilite l'orientation éditoriale tant sur le choix des sujets que sur leur traitement.
Ce constat implique le corollaire suivant, corroboré par notre sondage : 60 % des sondés ont déclaré s'autocensurer. Cette autocensure est délétère, mais ils s'obligent à l'appliquer pour pouvoir travailler. Ce qui est terrifiant dans ce chiffre, c'est que, lorsqu'un réalisateur ou un journaliste s'autocensure, on peut s'inquiéter quant à la bonne marche de la démocratie.
Dans ces conditions, vous devez avoir à l'esprit les conséquences de cette politique de commande des chaînes, quand elles externalisent la production des documentaires et des magazines auprès de producteurs indépendants. Pour les auteurs, cette externalisation se résume à des producteurs qui sont leurs employeurs et qui sont économiquement dépendants des diffuseurs. Cette situation a pour résultat de nous mettre à la marge des éditeurs et c'est à bas bruit, je dirais, une façon de nous écarter, de nous modeler, pour convenir à l'éditorialisation des chaînes.
Or l'éditorialisation des chaînes privées détenues en France par des groupes économiques, et non culturels, n'est pas faite au nom de l'intérêt général, mais au nom d'un intérêt économique, financier, philosophique ou religieux. Personne dans notre profession n'a oublié l'histoire de Canal+ et du Crédit Mutuel...
Dans un autre domaine, celui de la fiction, qui parle aussi du réel, nous avons été choqués par la diffusion du film américain Unplanned diffusé sur C8 en prime time, qui présente une vision à notre sens biaisée de ce qu'est l'avortement, culpabilisant ainsi les femmes qui y ont recours. Ce n'est ni plus ni moins que de la propagande politique et religieuse et ce qui pose ici question, c'est que ce film a été diffusé sur une chaîne en accès gratuit, et non payant. Certes, la régulation de l'audiovisuel laisse les chaînes déterminer librement le choix de leur programme, mais nous posons la question : peut-on accepter que la TNT, dont l'accès est gratuit, propage des fake news ? Il me semble que les réseaux sociaux s'en chargent bien assez comme cela...
Nous sommes très inquiets, car ce qui concerne la fiction concerne aussi le documentaire. Il y a quelques jours, j'ai dû renoncer - j'en suis vraiment désolée - à vous exposer un exemple concret : le réalisateur s'est rétracté par simple peur d'être blacklisté demain, si son nom apparaissait.
La définition de la ligne éditoriale d'une chaîne par son actionnaire fragilise considérablement la démocratie et crée un nouveau phénomène : nous sommes également devenus la cible de citoyens en colère qui nous assimilent au pouvoir politique et économique. Nous ne sommes plus entendus. La confiance entre les citoyens et nous s'est rompue. Cette situation de défiance est d'autant plus inquiétante qu'ils vont chercher ailleurs l'information, ce qui ouvre la porte aux fake news et au complotisme.
Il est donc temps, selon nous, de redonner de l'éthique à ce qui est la perle la plus précieuse de la démocratie : l'information.
La mise à la marge des auteurs évoquée dans le cadre de l'externalisation est encore plus dangereuse s'agissant de l'internalisation des sociétés de production rachetées par des diffuseurs, à l'instar de TF1 ou de Vivendi. Cette concentration verticale a bien évidemment un impact sur la diversité et le pluralisme. Appartenant à un groupe, ces sociétés suivent sa ligne éditoriale et son courant de pensée.
De fait, l'équilibre au sein du triptyque réalisateur-producteur-diffuseur est fragilisé : ni le réalisateur ni le producteur n'est en position de défendre un projet original. Ils sont au contraire totalement soumis aux exigences de la chaîne qui, pour des raisons entre autres d'audimat, va les pousser à simplement reproduire ce qui a déjà marché ou pire à se soumettre à la vision politique et philosophique des dirigeants et propriétaires du groupe.
De quels leviers les auteurs disposent-ils pour s'opposer à ces injonctions ? Je ne le sais pas et il n'y en a pas pour l'instant ! Un tel mode de fonctionnement est délétère pour l'information et la démocratie, mais la concentration verticale soulève en outre la question de l'affectation des fonds publics : ces filiales de diffuseurs, sociétés privées, préemptent en grande partie les comptes de soutien du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).
Voilà donc, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, ce que vit aujourd'hui le réalisateur du fait de la concentration des médias.