Commission d'enquête Concentration dans les médias

Réunion du 3 février 2022 à 11h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Élizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et de documentaires (Garrd), ainsi que de M. Jean-Baptiste Rivoire, membre du Garrd, également écrivain.

La Guilde représente plus de 300 adhérents et est le seul syndicat professionnel d'auteurs de documentaires et de reportages. Vous mettez en particulier l'accent sur les risques de fragilisation du métier de réalisateur de documentaires, confronté à une précarisation croissante, et au-delà à ce que vous estimez être des pressions idéologiques des actionnaires susceptibles de nuire à l'indépendance éditoriale.

Vous avez demandé à être accompagnée de M. Jean-Baptiste Rivoire qui est journaliste d'investigation, ancien rédacteur en chef adjoint de l'émission de Canal+ Spécial Investigation. M. Rivoire a également créé le site « Off Investigation » et très récemment publié un ouvrage au coeur de nos travaux : L'Elysée (et les oligarques) contre l'info.

Je vous propose l'organisation suivante : je vais vous laisser la parole pour 10 minutes à vous deux, puis je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, madame Drévillon, monsieur Rivoire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Élizabeth Drévillon et M. Jean-Baptiste Rivoire prêtent successivement serment.

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Je vous remercie d'auditionner la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd). Si la Garrd, avec trois ans d'existence, est un jeune syndicat, ses 350 adhérents sont à la fois de vieux routiers de l'information et de jeunes pousses qui participent et participeront demain, si on leur en donne les moyens, à l'apport de la connaissance et de l'information nécessaires au débat démocratique.

À titre liminaire, je me permettrai de rappeler la précarité des réalisateurs qui les empêche, justement, de s'opposer à la standardisation des contenus. Nous sommes la seule profession dans la création à ne pas avoir de salaire minimum garanti. Nous subissons une paupérisation systémique et un déclassement social.

Nos adhérents fournissent une grande majorité des reportages et des magazines d'information, ainsi que tous les panels de documentaires diffusés sur les chaînes privées et publiques. Parmi eux, nous avons des réalisateurs qui, pour une large part, sont issus des écoles de journalisme, mais qui perdent leur carte de presse, contraints pour beaucoup par les sociétés de production qui les embauchent de passer à l'intermittence, et cela pour une simple raison financière. De ce fait, ils ne sont protégés par aucune rédaction ou charte déontologique. Ils ne peuvent pas opposer la protection des sources. Sans protection, ils sont interchangeables : celui qui refuse aujourd'hui de se plier à une quelconque injonction du diffuseur pourra non seulement être dans la minute remplacé par un autre réalisateur, mais surtout se retrouver blacklisté sur les autres chaînes du groupe du fait de la concentration des médias.

Voilà pour la situation générale des réalisateurs de documentaires et reportages. C'est précisément ce point de vue des auteurs, dernier maillon de la chaîne de la création, que je souhaite vous livrer dans ce contexte d'intensification de la concentration des médias.

Permettez-moi tout d'abord de vous éclairer sur l'état du secteur de l'audiovisuel qui se caractérise désormais par une éditorialisation de plus en plus marquée des diffuseurs, justifiant une politique croissante de commande des contenus. Pour appuyer mes propos, je vais vous parler d'un sondage que nous avons lancé il y a quelques mois concernant la liberté d'informer de nos adhérents sur l'ensemble des chaînes privées et publiques : 63 % des sondés ont déclaré ne plus être, sur les cinq dernières années, à l'initiative de leur film, mais réaliser une commande initiée par la chaîne ou le producteur. Cela facilite l'orientation éditoriale tant sur le choix des sujets que sur leur traitement.

Ce constat implique le corollaire suivant, corroboré par notre sondage : 60 % des sondés ont déclaré s'autocensurer. Cette autocensure est délétère, mais ils s'obligent à l'appliquer pour pouvoir travailler. Ce qui est terrifiant dans ce chiffre, c'est que, lorsqu'un réalisateur ou un journaliste s'autocensure, on peut s'inquiéter quant à la bonne marche de la démocratie.

Dans ces conditions, vous devez avoir à l'esprit les conséquences de cette politique de commande des chaînes, quand elles externalisent la production des documentaires et des magazines auprès de producteurs indépendants. Pour les auteurs, cette externalisation se résume à des producteurs qui sont leurs employeurs et qui sont économiquement dépendants des diffuseurs. Cette situation a pour résultat de nous mettre à la marge des éditeurs et c'est à bas bruit, je dirais, une façon de nous écarter, de nous modeler, pour convenir à l'éditorialisation des chaînes.

Or l'éditorialisation des chaînes privées détenues en France par des groupes économiques, et non culturels, n'est pas faite au nom de l'intérêt général, mais au nom d'un intérêt économique, financier, philosophique ou religieux. Personne dans notre profession n'a oublié l'histoire de Canal+ et du Crédit Mutuel...

Dans un autre domaine, celui de la fiction, qui parle aussi du réel, nous avons été choqués par la diffusion du film américain Unplanned diffusé sur C8 en prime time, qui présente une vision à notre sens biaisée de ce qu'est l'avortement, culpabilisant ainsi les femmes qui y ont recours. Ce n'est ni plus ni moins que de la propagande politique et religieuse et ce qui pose ici question, c'est que ce film a été diffusé sur une chaîne en accès gratuit, et non payant. Certes, la régulation de l'audiovisuel laisse les chaînes déterminer librement le choix de leur programme, mais nous posons la question : peut-on accepter que la TNT, dont l'accès est gratuit, propage des fake news ? Il me semble que les réseaux sociaux s'en chargent bien assez comme cela...

Nous sommes très inquiets, car ce qui concerne la fiction concerne aussi le documentaire. Il y a quelques jours, j'ai dû renoncer - j'en suis vraiment désolée - à vous exposer un exemple concret : le réalisateur s'est rétracté par simple peur d'être blacklisté demain, si son nom apparaissait.

La définition de la ligne éditoriale d'une chaîne par son actionnaire fragilise considérablement la démocratie et crée un nouveau phénomène : nous sommes également devenus la cible de citoyens en colère qui nous assimilent au pouvoir politique et économique. Nous ne sommes plus entendus. La confiance entre les citoyens et nous s'est rompue. Cette situation de défiance est d'autant plus inquiétante qu'ils vont chercher ailleurs l'information, ce qui ouvre la porte aux fake news et au complotisme.

Il est donc temps, selon nous, de redonner de l'éthique à ce qui est la perle la plus précieuse de la démocratie : l'information.

La mise à la marge des auteurs évoquée dans le cadre de l'externalisation est encore plus dangereuse s'agissant de l'internalisation des sociétés de production rachetées par des diffuseurs, à l'instar de TF1 ou de Vivendi. Cette concentration verticale a bien évidemment un impact sur la diversité et le pluralisme. Appartenant à un groupe, ces sociétés suivent sa ligne éditoriale et son courant de pensée.

De fait, l'équilibre au sein du triptyque réalisateur-producteur-diffuseur est fragilisé : ni le réalisateur ni le producteur n'est en position de défendre un projet original. Ils sont au contraire totalement soumis aux exigences de la chaîne qui, pour des raisons entre autres d'audimat, va les pousser à simplement reproduire ce qui a déjà marché ou pire à se soumettre à la vision politique et philosophique des dirigeants et propriétaires du groupe.

De quels leviers les auteurs disposent-ils pour s'opposer à ces injonctions ? Je ne le sais pas et il n'y en a pas pour l'instant ! Un tel mode de fonctionnement est délétère pour l'information et la démocratie, mais la concentration verticale soulève en outre la question de l'affectation des fonds publics : ces filiales de diffuseurs, sociétés privées, préemptent en grande partie les comptes de soutien du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

Voilà donc, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, ce que vit aujourd'hui le réalisateur du fait de la concentration des médias.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Je vous remercie également pour votre accueil. Je vais essayer d'évoquer ce que j'ai découvert durant les trois années d'enquête qui ont abouti au livre que vous avez cité, monsieur le président. Je veux d'abord vous donner deux éléments de contexte pour vous faire toucher du doigt les pressions qui s'exercent sur les journalistes en France aujourd'hui.

Premier élément : une filiale du groupe Bolloré m'a demandé de ne pas trop vous parler ! J'ai passé huit ans comme rédacteur en chef adjoint de Spécial investigation à Canal+. Après la prise de pouvoir par Vincent Bolloré en 2015, j'ai été laissé cinq ans sans affectation. Pour me laisser partir, le groupe m'a demandé de m'engager à ne rien dire, que ce soit devant un tribunal, un réseau social ou ailleurs, qui pourrait porter atteinte à la réputation de Vincent Bolloré, de l'une de ses filiales ou d'un des dirigeants de celles-ci.

Second élément : si on met de côté Arte qui est une chaîne franco-allemande un peu particulière, France Télévisions a aujourd'hui acquis un quasi-monopole de fait en France sur les documentaires d'investigation politique ou économique. Ce sont des secteurs qui ont été abandonnés par TF1, M6 et le groupe Bolloré. Or, d'après ce que j'ai appris sur le fonctionnement interne de France Télévisions pendant mon enquête, il y a de fortes chances que je ne place plus le moindre projet à France Télévisions tant que Delphine Ernotte en sera présidente. Ma carrière à la télévision est donc terminée, mais vu la gravité du sujet, il m'a paru important de vous résumer les choses.

En France, nous avons dorénavant trois grands pôles de pouvoir dans l'audiovisuel : TF1, fusionné demain avec M6, ces deux groupes faisant très peu ou quasiment pas de documentaires d'investigation économique et politique ; Vincent Bolloré, dont le sujet d'intérêt majeur est l'islam ; France Télévisions.

En ce qui concerne France Télévisions, il existe depuis 2019 un guichet unique pour France 2, France 3 et France 5. Ce guichet unique gère donc entre 80 % et 90 % des documentaires d'investigation politico-économique aujourd'hui en France. Il est extrêmement facile pour la direction de France Télévisions de donner quelques consignes : par exemple, faire du journalisme « positif » ou « de solutions »... On nous demande ainsi, dans les coulisses de France Télévisions, de faire du journalisme « de solutions ». Je pensais en ce qui me concerne que les journalistes et documentaristes étaient plutôt là pour être le miroir de la réalité, pour rapporter ce qui se passe dans la société, les solutions relevant davantage des élus et des parlementaires. Il y a donc bien quelque chose qui ne marche pas bien.

Je vais vous donner quelques exemples.

Un grand journaliste français, Pierre Péan, s'est battu pendant des mois avant sa mort pour convaincre France Télévisions de lancer un projet documentaire sur un certain Alexandre Djouhri, un homme certes de coulisses, mais important dans la République française, que ce soit sous Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron. Pierre Péan n'a jamais réussi à placer ce projet.

Autre exemple, un confrère brillant de France 2, Jacques Cotta, qui pendant vingt ans a fait des enquêtes formidables à France Télévisions, a voulu après l'élection d'Emmanuel Macron faire un documentaire pour comprendre comment un homme qui était très peu connu a pu devenir Président de la République. Il voulait notamment comprendre quels étaient les soutiens ayant permis à Emmanuel Macron d'arriver à ce résultat, en particulier parmi ceux qui contrôlent l'information. France Télévisions a dit à Jacques Cotta qu'il n'y avait pas de créneau dans la grille pour ce projet. Il a fini par claquer la porte du service public, avec un propos un peu outrancier, mais que je vous soumets quand même : « ce fut un honneur de travailler pour le service public, c'est aujourd'hui une honte ! » Jacques Cotta en est maintenant réduit à manifester devant Radio France avec des gilets jaunes tellement il est en colère. Cet exemple est un peu excessif, mais il raconte quand même quelque chose.

Après mon départ de Canal+, quelques jeunes journalistes et moi avons proposé une série sur le bilan du quinquennat Macron à l'ensemble des diffuseurs. M6 nous a répondu que la chaîne n'irait pas dans le champ politique, sauf avec Karine Le Marchand. TF1 nous a dit que la chaîne avait déjà un projet, certes un peu différent. Pour Arte, un tel projet n'intéresserait pas ses spectateurs d'outre-Rhin. Netflix nous a dit qu'ils ne travaillaient pas sur des politiques en exercice. Canal+ nous a indiqué que la chaîne ne nous accompagnerait pas sur ce projet. France Télévisions nous a avancé qu'elle avait déjà trois documentaires de 52 minutes sur ce thème. Nous nous sommes donc dit qu'une chaîne au moins allait faire le bilan du quinquennat Macron à un an de la présidentielle... Ce projet est passé il y a quelques semaines sur France 5 et, à part quelques instants accordés à Marine Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon, les gens - distanciés et critiques... - qui ont porté un regard sur le quinquennat Macron étaient Édouard Philippe, Christophe Castaner, Jean-Marc Dumontet et Sibeth NDiaye, ces deux derniers étant ou ayant été des communicants officiels de l'Élysée.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Je vous demande de bien vouloir conclure afin de laisser le temps aux questions.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Il y a donc aujourd'hui une sorte de coin aveugle dans l'audiovisuel en France, une difficulté à questionner le pouvoir politique ou économique. Or c'est notre vocation.

Cette situation entraîne une violence considérable dans la société, une colère chez les citoyens, contre les gens d'information. Un récent sondage réalisé par Ipsos indiquait que 84 % des Français ne croient plus les journalistes. Je ne sais pas si vous mesurez la gravité de ce sondage. En outre, avant même d'envoyer un projet à France Télévisions, 60 % des documentaristes s'autocensurent. La population est en grande colère contre notre profession ; nous nous faisons lyncher dans les manifestations, il nous faut des gardes du corps pour y aller. Cette violence s'exerce aussi contre vous, les élus, comme le montre le nombre élevé de plaintes déposées.

Je crois qu'il faut s'interroger sur cette colère de la population.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Vous touchez du doigt l'objectif de notre commission d'enquête et je dois dire que le Sénat s'honore de travailler de manière approfondie sur ces sujets qui peuvent être sensibles et déranger certains. Cela montre l'utilité du Parlement et du politique, dans un moment de populisme ambiant et, finalement, de rejet démocratique qui touche tout le monde, y compris les médias et les journalistes. Les parlementaires ont le devoir de soutenir la liberté, l'indépendance et le pluralisme dans les médias ; ces valeurs sont essentielles au fonctionnement démocratique.

Nous auditionnons des personnes très différentes qui ont en commun de participer à cette grande chaîne de la production de l'information. Vous soulevez dans ce cadre des problèmes spécifiques que personne n'aborde.

Madame Drévillon, je comprends de vos propos que tout ce que nous avons souhaité mettre en place avec les décrets dits Tasca, c'est-à-dire faire en sorte qu'une myriade de boîtes de production permette d'apporter de l'inventivité et de la diversité, est aujourd'hui atrophié ou détourné du fait que ce ne sont pas ces sociétés qui choisissent en toute liberté les sujets, mais les éditeurs par leurs commandes. Ainsi, on ne se risque pas à développer des sujets, dont on sait qu'ils ne seront pas acceptés par les chaînes. Qui plus est, de moins en moins de chaînes diffusent des documentaires et des reportages. Les propositions créatives sont donc limitées de fait.

Pouvez-vous nous dire comment se concrétise cette autocensure dont vous parlez ? Quelle est son ampleur ? Lorsqu'on interroge les propriétaires pour savoir s'ils interviennent sur les contenus, ils répondent non, mais on voit bien qu'il n'y a pas nécessairement besoin d'une intervention, puisqu'il s'agit d'abord d'une autocensure. Avez-vous des exemples à nous donner ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

L'autocensure se fait des deux côtés : producteur et réalisateur. Ce dernier connaît la ligne éditoriale de la chaîne et il sait que s'il propose tel ou tel sujet sur un point précis politique ou social il ne sera pas retenu. Donc pour ne pas travailler dans le vide, il s'autocensure. J'ai en tête l'exemple d'un réalisateur qui travaillait sur les services sociaux français et qui a choisi de ne pas critiquer l'Aide sociale à l'enfance pour ne pas déplaire à la chaîne de diffusion. Il a donc fait son sujet en contournant certains aspects et en arrondissant les angles sur d'autres. Je ne reprendrai pas l'exemple du sujet sur Emmanuel Macron et les coulisses de sa présidence. Le producteur, en amont, et pour les mêmes raisons, peut s'autocensurer.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Pour moi l'autocensure, c'est le choix de ne pas aborder tel aspect du sujet, mais vous évoquez aussi le stade de la commande, au niveau du producteur...

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

On ne propose plus certains sujets !

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Les réalisateurs et journalistes travaillent donc sur commande, et il n'y a plus de propositions créatives de leur part.

J'aborde un autre sujet, qui est celui du statut des journalistes et réalisateurs de documentaires. Journaliste, c'est un métier, avec des exigences, des règles déontologiques. Or, vous l'avez dit, de plus en plus d'enquêteurs travaillent sous le statut d'intermittent, et non sous celui de journaliste, détenteur de la carte de presse. En effet, cela arrange les producteurs, qui les paient au cachet. Ainsi, une personne qui sort d'une école de journalisme peut très vite perdre sa carte, ce qui peut poser problème au regard de son indépendance et de la qualité de l'information. Quelles solutions entrevoyez-vous pour régler ce problème ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Le code du travail ne demande pas que le journaliste ait une carte de presse. Pour moi, on est journaliste quand on respecte une éthique, une déontologie. À mon sens, il faudrait créer une carte des réalisateurs de presse, qui permettrait de travailler sans être détenteur de la carte de presse de la commission de la carte d'identité des journalistes professionnels. Pour obtenir cette dernière, vous le savez, il faut être payé à 100 % en salaire. Or un réalisateur est payé à 60 % en salaire et à 40 % en droits d'auteur. Il fait partie de l'intermittence, du spectacle...

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Aujourd'hui, 80 % des documentaristes ne sont pas détenteurs de la carte de presse. Ils sont obligés, pour des raisons économiques, de travailler sous le statut d'intermittent du spectacle. Concrètement, s'ils veulent couvrir une manifestation, ils peuvent être placés en garde à vue par la police comme un simple militant. Une de mes collègues a été menacée régulièrement par la police alors qu'elle faisait un reportage sur la désobéissance civile. C'est un problème pour la liberté de l'information.

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Nous avons alerté le ministère de l'intérieur à ce sujet, car il n'est pas imaginable que les réalisateurs ne puissent pas travailler sereinement alors même qu'ils travaillent en externe pour des magazines d'information, comme Complément d'enquête, Envoyé spécial etc. Si demain les réalisateurs qui couvrent des manifestations doivent se disperser comme les manifestants, sous peine de se retrouver en garde à vue, cela s'apparentera à un frein, un obstacle à l'information.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Monsieur Rivoire, vous avez travaillé pour un magazine de Canal+, qui a longtemps été une référence en matière d'investigation. Nous avons auditionné M. Bolloré, pour ainsi dire le propriétaire actuel de la chaîne, mais aussi M. Saada, le directeur, ainsi que le directeur de l'information. Ils nous ont tous affirmé qu'ils n'intervenaient jamais sur le contenu de l'information. Visiblement, vous n'êtes pas d'accord. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Je vais être cash, mais ils vous ont menti ! Comme en juin 2016 !

Par exemple, lors de la fameuse enquête sur le Crédit Mutuel en 2015, Michel Lucas, président du groupe, a appelé Vincent Bolloré, qui est aussi un de ses amis, pour se plaindre. Il se trouve que le Crédit Mutuel aidait le groupe Bolloré à monter au capital du groupe Canal+. Vincent Bolloré s'est alors adressé à Rodolphe Belmer pour que notre enquête ne soit pas diffusée. Tout cela a été reconnu devant le comité d'entreprise de Canal+.

Six mois plus tard, pour Spécial Investigation, on propose 11 sujets à traiter à la nouvelle direction nommée par Vincent Bolloré : 7 seront refusés, dont quatre qui étaient susceptibles de déplaire à François Hollande, à l'époque Président de la République. Il y avait notamment un sujet sur les failles des services secrets lors des attentats de 2015, un sujet sur les ventes de matériels répressifs de la France à des régimes peu recommandables et un autre sur les emplois fictifs dans la haute fonction publique. Alors, les entendre dire qu'il n'y a aucune intervention...

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Vous nous avez parlé d'autocensure, mais il s'agit là d'interventions directes.

Comment cela se passe-t-il concrètement ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Tous les deux mois, Stéphane Haumant devait aller voir la direction de Canal+ pour présenter les projets de sujets. C'est elle qui avait le dernier mot, sans avoir à se justifier. Au bout de plusieurs refus sur le sujet des banques ou la déprogrammation d'une enquête sur la guerre secrète Sarkozy-Hollande en septembre 2015, les producteurs et réalisateurs, de guerre lasse, et après avoir engagé des frais pour rien, préfèrent travailler sur l'ours blanc en Arctique ou les baleines en Antarctique.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

À Canal+, c'était Maxime Saada qui validait ou non. Bien sûr, il ne parlait pas de censure, mais de ligne éditoriale. Cela revient finalement au même...

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Et une fois que les sujets sont acceptés, y a-t-il des interventions ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Les rédacteurs en chef et les conseillers des programmes ont la main. Ils peuvent intervenir tout au long du montage, pour choisir les plans, rectifier les commentaires, les termes employés, les intervenants... C'est un peu comme à l'école, en fait. On peut ainsi totalement changer l'orientation d'un documentaire. La pression, la censure, ne sont jamais ouvertes, elles prennent toujours des chemins de traverse.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Y a-t-il des pressions explicites pour que des choses ne soient pas dites ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Quand Vincent Bolloré vient devant le comité d'entreprise, le 3 septembre 2015, et assume la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, il nous dit qu'il ne faut pas embêter le propriétaire de l'immeuble, ou quelque chose comme ça. Quinze jours plus tard, la direction nous écrit pour nous dire qu'il ne faut pas d'attaques frontales ou polémiques contre les partenaires actuels ou futurs du groupe. Les partenaires « actuels », on demande la liste de ceux sur lesquels on n'a plus le droit de travailler, on ne l'obtient pas, alors les « partenaires futurs », vous imaginez ! C'est un droit de censure absolu.

En octobre 2017, la direction nommée par Vincent Bolloré a fait supprimer du replay un reportage concernant les manifestations critiquant le dictateur du Togo, évoquées par toute la presse mondiale, mais qui dérangeait ce dictateur. Quelques semaines plus tard, la direction a fait diffuser clandestinement, à sept heures du matin, un reportage laudateur pour le dictateur Togolais à la tête de ce pays, en violation de toutes les conventions liant la chaîne. Il a fallu qu'un média indépendant, Les Jours.fr, harcèle le CSA pendant des mois pour qu'une petite sanction soit prononcée, à savoir l'obligation de diffusion d'un message de repentance de la chaîne. Bref, vous l'aurez compris, les propriétaires de ces grands groupes se moquent de la loi Bloche.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

Je comprends parfaitement ce que vous dites. Moi-même, en tant que musicien professionnel, j'ai été confronté à ce dilemme : faire la musique que j'aimais ou de la musique « alimentaire » pour des publicités.

Aujourd'hui, je résume, vous nous expliquez que la concentration dans les médias nuirait à la démocratie. Cependant, vous n'avez pas abordé la problématique des plateformes. Ne pensez-vous pas que les fusions dans les médias, comme celle de TF1 et de M6, se justifient par des considérations économiques, pour tenir le choc face aux plateformes ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Je ne vois pas en quoi une telle fusion permettrait de rivaliser avec les plateformes, qui sont de toute façon dix fois plus puissantes.

Le problème avec les plateformes c'est que le CSA nous a un peu coupé l'herbe sous le pied en n'imposant par exemple à Netflix que 0,6 % de son obligation d'investissement dans la production de documentaire. Cela correspond à environ 1,2 M€. Comparé aux 101 M€ d'investissements de France Télévisions je ne vois pas ce que cela apportera en plus en termes de production de documentaire. Je suis donc dubitative quant à la fusion TF1-M6 pour faire face aux plateformes. D'autant qu'il n'y a pas de documentaires et peu de magazines d'information sur TF1.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Netflix est un opérateur mondial qui diffuse dans 150 pays. Ce n'est pas vraiment le cas de TF1 et de M6. On n'est pas du tout sur la même échelle. Quand Vincent Bolloré nous explique que son principal concurrent, c'est Apple, je m'interroge : je ne savais pas que Bolloré faisait des téléphones.

La course à la taille, je n'y crois pas, mais admettons. Ce que je vois, en France, c'est le toujours plus de concentration dans les médias télévisuels privés et de centralisation à France Télévisions.

En tant que législateur, vous contraignez les citoyens français à financer ce système. Les dizaines de millions d'euros qu'ils versent pour les aides à la presse vont notamment à Lagardère et à Bernard Arnault. Ces gens prennent l'argent dans la poche du contribuable pour domestiquer les journalistes et l'information. La crise de confiance est majeure dans la population. Les gens sont en colère.

Le service public de l'audiovisuel avec la redevance de 140 euros par an et par habitant est un système très intéressant. Toutefois, il serait sans doute urgent de le faire fonctionner de manière plus transparente et démocratique. Or les conditions de nomination de ses dirigeants sont contestables, les choix éditoriaux sont parfaitement opaques et profondément arbitraires et les Français sont contraints de financer ce système. C'est là que vous pouvez jouer votre rôle.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Robert

Vous avez abordé des sujets sensibles qui touchent à notre démocratie, mais qui sont aussi de nature économique. Vous avez notamment mentionné la précarité des créateurs. Notre collègue Hugonet a expliqué la situation dans le secteur de la musique. Il reste beaucoup à faire quant à la rémunération et au soutien à la création et aux auteurs. Cette question renvoie au modèle économique qui prévaut.

J'ai découvert que la politique actuelle était plutôt de commande. La Bretagne, d'où je viens, est une région de documentaristes. À la commission du film et du documentaire, nous nous attachions à savoir s'il y avait des pré-achats. Nous avions toutefois toute latitude si nous souhaitions faire un documentaire sur les algues vertes. Une politique de commande ne peut être que dommageable. On ne peut s'en satisfaire, car elle entrave la liberté de création. Cette politique domine-t-elle véritablement ? A-t-elle été renforcée par le phénomène de concentration verticale que l'on observe ? Quel modèle économique et quels garde-fous mettre en place pour garantir l'indépendance de la création ? À l'heure du streaming règne la loi de la jungle. Les créateurs comme les producteurs ne sont pas suffisamment armés. Comment gagner ce rapport de force ? Le législateur doit-il aller plus loin ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Le jour où le réalisateur aura un salaire minimum garanti pour toutes les heures et journées travaillées, il aura plus de force pour contrer la censure et l'autocensure. Il est tellement précarisé qu'il doit tout accepter.

Vous parliez des algues vertes. Un tel sujet peut passer sur France 3 Bretagne. Le réalisateur sera à peine payé 12 000 euros, qu'il travaille trois mois, six mois, neuf mois ou même un an. Compte tenu des charges qu'il lui reste à payer, cela représente à peine le SMIC sur un an. Nous travaillons pour que les citoyens puissent être informés et accéder aux connaissances, mais nous sommes payés une misère.

En outre, le diffuseur ne fait que donner une somme x à un producteur indépendant. Il n'a donc aucun lien contractuel avec le réalisateur, ce qui lui donne une puissance réelle, le réalisateur ou le journaliste étant réduit au rôle de prestataire de services ou d'ouvrier spécialisé. Depuis trente-huit ans que je suis journaliste, je n'ai jamais connu telle situation : à l'époque, nous pouvions vivre de notre métier, sans censure ni autocensure, mais dans le pluralisme et la diversité.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Robert

La politique de commande aggrave-t-elle la situation ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Depuis cinq à huit ans, la tendance porte tant sur le public que sur le privé. Il y a de plus en plus de commandes pour le documentaire national de France Télévisions. Les producteurs discutent en amont avec les diffuseurs, avant d'appeler un réalisateur. C'est le monde à l'envers. Auparavant, le réalisateur allait trouver le producteur. Désormais, il peut se voir imposer des projets et des lignes pour les traiter, et il est contraint d'accepter s'il veut travailler. C'est inquiétant, surtout pour les jeunes journalistes, voire angoissant.

Initialement, il existait un véritable lien entre les citoyens et les journalistes, car ils avaient besoin de nous pour transmettre des messages. Aujourd'hui leurs propos sont souvent biaisés ou transformés, de sorte que la confiance est rompue.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Capo-Canellas

Le constat que vous nous livrez s'agissant des diffuseurs privés est fort. Vous nous dites qu'ils ne sont pas friands d'investigation politique et que la logique de commande prévaut. Nos compatriotes ont pourtant le sentiment que, à l'heure des réseaux sociaux et des chaînes d'information continue, nous passons notre temps dans la polémique. La presse écrite, le numérique, les journaux télévisés jouent leur rôle, puis les chaînes d'information continue interviennent en lançant des débats à n'en plus finir.

Pourriez-vous étayer votre constat dans le temps et peut-être le nuancer ? Tout est-il complètement verrouillé ? Comment lutter contre cette tendance ? Les diffuseurs ne sont-ils pas soumis aux niveaux d'audience ? Comment définissez-vous votre relation avec les producteurs ? N'est-ce pas là qu'il faudrait agir ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Le producteur a très peu de pouvoir. Il n'est pas diffuseur.

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Le producteur vit grâce au diffuseur, de sorte qu'il est difficile pour lui de lui dire non.

Il ne faut pas confondre éditorialiste et journaliste de terrain. Le travail du journaliste de terrain se complique quand les polémiques prennent toute la place.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Nous avons tenté de faire un documentaire sur le bilan du quinquennat Macron, distancié, critique et indépendant. Pour cela, nous avons fini par lancer un financement participatif auprès des Français. Des milliers de citoyens ont financé notre projet et nous devrons le diffuser sur YouTube. Certains s'interrogent : pourquoi payer la redevance ? On finit par diffuser du documentaire indépendant ailleurs que sur France Télévisions. C'est marcher sur la tête.

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Il y a quelques années, les producteurs nous défendaient encore face aux diffuseurs. Ils étaient solidaires et ils nous soutenaient. C'est de moins en moins le cas, car quand on est producteur indépendant, il faut pouvoir faire vivre sa société. Quant aux producteurs qui appartiennent aux groupes TF1-M6-Vivendi, ils obéissent à la ligne décidée par leur actionnaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Monique de Marco

La solution de participation ou de crowdfunding pour garantir la diffusion des documentaires sur des plateformes est-elle valable ? Quelles pistes pouvez-vous nous proposer pour faire évoluer la situation ?

Produire avec un budget participatif est une possibilité, mais qui reste insuffisante.

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Il est beaucoup plus simple de créer un média en ligne pour la presse écrite que pour l'image. Assurer la diffusion en ligne d'un documentaire coûte cher, surtout si l'on veut concurrencer les chaînes hertziennes. Je souhaiterais, bien évidemment, qu'il existe un média en ligne audiovisuel où il n'y aurait que du documentaire et du magazine d'information. Comment réussir à le financer par un crowdfunding ? J'imagine que ce n'est pas possible.

Pour faire un documentaire de 52 minutes, il faut au moins un cameraman, un monteur, un étalonneur, un mixeur...

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Les citoyens sont tellement en colère qu'ils sont en train d'inventer un contournement du système de concentration des médias, qui domestique beaucoup trop auteurs et journalistes. Toutes les levées de fonds pour des médias indépendants ont extrêmement bien fonctionné depuis cinq à dix ans. Notre documentaire sur le bilan du quinquennat Macron est un exemple : nous avons réussi à lever 230 000 euros en trois mois, qui nous serviront à financer neuf épisodes. Les gens nous demandent de faire notre travail de manière indépendante, car ils considèrent que c'est un besoin vital en démocratie.

Le système de concentration risque de s'aggraver en France. Les citoyens le contourneront grâce à des médias indépendants. Cela coûte cher, mais les gens sont exaspérés.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Laugier

Monsieur Rivoire, quelle était la situation à Canal+ avant le rachat par le groupe Bolloré ? Pouviez-vous réaliser tous les sujets que vous souhaitiez présenter, totalement librement, ou bien y avait-il une forme d'autorisation préalable qui s'imposait ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Canal+ offrait beaucoup plus de liberté, il y a une dizaine d'années. La chaîne a été comme le premier Mediapart de la télévision, financée de 70 % à 80 % par ses abonnés et très peu par la publicité. Le système était exceptionnel. Dans les années 2000, je voulais mener une enquête sur les dérives de l'économie et l'on m'y encourageait, car les annonceurs ne représentaient alors que 15 % du chiffre d'affaires de la chaîne. Nous travaillions pour les abonnés.

Au début des années 2000, nous avons commencé à faire des enquêtes dans l'émission 90 minutes, comme celle sur la mort du ministre Robert Boulin, ou bien celle démontrant que l'armée française avait tiré dans la foule en Côte d'Ivoire en 2004, qui avait bousculé la chiraquie et le gouvernement de l'époque. Je voulais également faire une enquête sur « Sarkozy présidentiable ? ». Des pressions politiques ont surgi et à un an de la présidentielle de 2007, l'ancienne direction - il ne s'agissait pas de Vincent Bolloré - a décidé de supprimer l'émission 90 minutes assez brutalement. Le système de Canal+ qui se jouait des pressions politiques a fini par être rattrapé.

La suppression de l'émission a eu pour conséquence l'externalisation complète de l'investigation hors de Canal+. À partir de 2006, seuls des producteurs extérieurs pouvaient solliciter la direction pour mener un travail d'investigation.

En 2015, le système s'est normalisé grâce à l'arrivée d'un actionnaire qui décide de tout et nous n'avons plus pu travailler.

S'il y a donc eu une exception Canal+ dans les années 2000, elle n'a pas duré très longtemps. Des pressions politiques sont intervenues avant même l'arrivée de Vincent Bolloré.

Debut de section - PermalienPhoto de Évelyne Renaud-Garabedian

L'une des propositions récurrentes porte sur la création d'un délit de trafic d'influence en matière de presse, afin de limiter les pressions sur les rédactions. Avez-vous connaissance de l'existence d'un tel délit à l'étranger ? Il est pour le moins difficile de caractériser une situation de pression dans les médias. D'autant qu'il existe aussi beaucoup d'autocensure.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Edwy Plenel a déclaré devant votre commission d'enquête que le système des médias français était un système de conflits d'intérêts géant et constant. Créer le délit que vous suggérez sera-t-il utile ? Cela renvoie à la question de savoir si vos lois sont respectées. Ces gens respectent-ils vos lois ? Car si ce n'est pas le cas, inutile de légiférer !

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Y a-t-il dans d'autres pays des systèmes qui protègent davantage le travail des journalistes ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Je connais peu de pays où il y a une telle concentration. Ce n'est pas le cas en Allemagne ni aux États-Unis.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Même si elle n'est pas de même nature, la concentration existe aussi en Allemagne.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Les Länder ont plus de pouvoirs.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

En Allemagne, la concentration prend la forme d'un groupe de médias qui n'est pas lié par ses actionnaires à d'autres activités.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

La loi Bloche prévoit que les intérêts d'affaires d'un actionnaire ne doivent pas entraver la liberté éditoriale des journalistes. Quand Canal+ diffuse un publireportage pour un dictateur togolais avec lequel le groupe Bolloré espère signer des contrats, il ne se passe quasiment rien. S'il n'y a pas de sanction, la situation ne changera pas.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Nous souhaitons partir de la loi Bloche et combler ses défauts pour qu'elle soit mieux appliquée.

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

À Canal+, nous avons saisi le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pendant trois ans, par des courriers recommandés, sur ce problème précis. Le CSA a fini par nous renvoyer, au bout de deux ans, au comité éthique. Or c'est Vincent Bolloré qui a nommé les membres de ce comité, dont trois en relation d'affaires avec son groupe.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

J'entends ce que vous dites. Nous travaillerons à rendre efficaces les objectifs de la loi.

« Qui aime bien châtie bien ». Vous nous dites qu'il n'est plus possible de réaliser des enquêtes ou des reportages documentaires hors du service public et en même temps vous massacrez ce dernier. Il me semble que l'existence d'un service public autonome, étranger à toute propriété financière ou industrielle, est salutaire. Considérez-vous qu'il est soumis à des pressions importantes qui seraient de nature politique ? Je pense notamment à des émissions comme Cash Investigation ou Complément d'enquête qui donnent souvent lieu à des réactions de la part de gens qui considèrent que le service public est à la solde des gauchistes, alors que vous dites exactement l'inverse. Selon vous, le service public est-il soumis à des pressions politiques ou bien choisit-il d'éviter les sujets qui dérangent ? Pourquoi avoir fait un réquisitoire si violent ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

L'investigation a été réduite à portion congrue. Cash Investigation n'a plus que six émissions par an, soit douze heures de programme. Complément d'enquête en compte un peu plus, de sorte qu'on atteint 60-80 heures de programme sur 2 000 heures de documentaire diffusées sur France Télévisions. Cela représente 95 % du problème. Certes, deux arbres cachent la forêt très brillamment. Toutefois, on ne peut pas se contenter de deux émissions d'investigation pour l'ensemble du service public français.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Vous critiquez donc surtout le fait que le service public ne compense pas assez l'absence d'émissions documentaires sur Netflix ou aillleurs ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Le guichet unique en 2019, c'est l'Office de la radiodiffusion-télévision française (ORTF) !

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Est-ce que vous critiquez le fait qu'il n'y a pas assez d'offre possible d'émissions d'enquête ? Ou bien n'y a-t-il plus de place pour certains sujets parce qu'il y aurait des pressions ou de la censure ?

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

Pourquoi avoir arrêté Pièces à conviction sur France 3, alors que c'était un excellent magazine d'investigation ? La chaîne Arte a ouvert ses portes à l'investigation par le biais de Thema, mais il n'y a pas de documentaire d'investigation sur France Télévisions. Cash Investigation est un excellent magazine mais il ne représente que six émissions. Et on ne peut pas résumer l'investigation à Cash Investigation.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Est-ce que selon vous il n'y a plus de documentaire à la télévision parce que l'on considère que la demande n'existe pas et que les sujets ne feront pas d'audimat ? Quand l'offre existe, il me semble que vous avez dit que des pressions existaient pour limiter le champ des enquêtes. Le confirmez-vous ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Le filtrage en amont est tel que les propositions sont très souvent bloquées. Cela concerne tout ce qui risque de déranger le pouvoir exécutif ou certains pouvoirs économiques. D'autres programmes existent et France Télévisions diffuse beaucoup de documentaires, mais les sujets importants qui touchent à la démocratie sont massivement écartés.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Ils ne le sont pas par manque de place dans les programmes ?

Debut de section - Permalien
Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires

Le poids de la tutelle sur l'audiovisuel public est lourd, en France, par exemple quand il s'agit de la nomination des dirigeants. Le pouvoir politique a la main sur le financement de France Télévisions. Nicolas Sarkozy a décidé de but en blanc qu'il fallait supprimer la publicité, ce qui a été un énorme choc pour Patrick de Carolis. Emmanuel Macron, en 2017, a imposé d'emblée que France Télévisions fasse 60 millions d'euros d'économies. Gérald Darmanin menace de supprimer la redevance sur l'audiovisuel. Le pouvoir politique exerce des pressions constantes, de sorte qu'au sein de France Télévisions, on ne prend plus aucun risque.

Debut de section - Permalien
Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

S'il n'y a plus de redevance, il n'y aura plus de service public et ce sera terrible pour la démocratie.