Intervention de Jean-Baptiste Rivoire

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 3 février 2022 à 11h00
Audition de Mme élizabeth Drevillon présidente et de M. Jean-Baptiste Rivoire membre de la guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires garrd

Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires :

Je vous remercie également pour votre accueil. Je vais essayer d'évoquer ce que j'ai découvert durant les trois années d'enquête qui ont abouti au livre que vous avez cité, monsieur le président. Je veux d'abord vous donner deux éléments de contexte pour vous faire toucher du doigt les pressions qui s'exercent sur les journalistes en France aujourd'hui.

Premier élément : une filiale du groupe Bolloré m'a demandé de ne pas trop vous parler ! J'ai passé huit ans comme rédacteur en chef adjoint de Spécial investigation à Canal+. Après la prise de pouvoir par Vincent Bolloré en 2015, j'ai été laissé cinq ans sans affectation. Pour me laisser partir, le groupe m'a demandé de m'engager à ne rien dire, que ce soit devant un tribunal, un réseau social ou ailleurs, qui pourrait porter atteinte à la réputation de Vincent Bolloré, de l'une de ses filiales ou d'un des dirigeants de celles-ci.

Second élément : si on met de côté Arte qui est une chaîne franco-allemande un peu particulière, France Télévisions a aujourd'hui acquis un quasi-monopole de fait en France sur les documentaires d'investigation politique ou économique. Ce sont des secteurs qui ont été abandonnés par TF1, M6 et le groupe Bolloré. Or, d'après ce que j'ai appris sur le fonctionnement interne de France Télévisions pendant mon enquête, il y a de fortes chances que je ne place plus le moindre projet à France Télévisions tant que Delphine Ernotte en sera présidente. Ma carrière à la télévision est donc terminée, mais vu la gravité du sujet, il m'a paru important de vous résumer les choses.

En France, nous avons dorénavant trois grands pôles de pouvoir dans l'audiovisuel : TF1, fusionné demain avec M6, ces deux groupes faisant très peu ou quasiment pas de documentaires d'investigation économique et politique ; Vincent Bolloré, dont le sujet d'intérêt majeur est l'islam ; France Télévisions.

En ce qui concerne France Télévisions, il existe depuis 2019 un guichet unique pour France 2, France 3 et France 5. Ce guichet unique gère donc entre 80 % et 90 % des documentaires d'investigation politico-économique aujourd'hui en France. Il est extrêmement facile pour la direction de France Télévisions de donner quelques consignes : par exemple, faire du journalisme « positif » ou « de solutions »... On nous demande ainsi, dans les coulisses de France Télévisions, de faire du journalisme « de solutions ». Je pensais en ce qui me concerne que les journalistes et documentaristes étaient plutôt là pour être le miroir de la réalité, pour rapporter ce qui se passe dans la société, les solutions relevant davantage des élus et des parlementaires. Il y a donc bien quelque chose qui ne marche pas bien.

Je vais vous donner quelques exemples.

Un grand journaliste français, Pierre Péan, s'est battu pendant des mois avant sa mort pour convaincre France Télévisions de lancer un projet documentaire sur un certain Alexandre Djouhri, un homme certes de coulisses, mais important dans la République française, que ce soit sous Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron. Pierre Péan n'a jamais réussi à placer ce projet.

Autre exemple, un confrère brillant de France 2, Jacques Cotta, qui pendant vingt ans a fait des enquêtes formidables à France Télévisions, a voulu après l'élection d'Emmanuel Macron faire un documentaire pour comprendre comment un homme qui était très peu connu a pu devenir Président de la République. Il voulait notamment comprendre quels étaient les soutiens ayant permis à Emmanuel Macron d'arriver à ce résultat, en particulier parmi ceux qui contrôlent l'information. France Télévisions a dit à Jacques Cotta qu'il n'y avait pas de créneau dans la grille pour ce projet. Il a fini par claquer la porte du service public, avec un propos un peu outrancier, mais que je vous soumets quand même : « ce fut un honneur de travailler pour le service public, c'est aujourd'hui une honte ! » Jacques Cotta en est maintenant réduit à manifester devant Radio France avec des gilets jaunes tellement il est en colère. Cet exemple est un peu excessif, mais il raconte quand même quelque chose.

Après mon départ de Canal+, quelques jeunes journalistes et moi avons proposé une série sur le bilan du quinquennat Macron à l'ensemble des diffuseurs. M6 nous a répondu que la chaîne n'irait pas dans le champ politique, sauf avec Karine Le Marchand. TF1 nous a dit que la chaîne avait déjà un projet, certes un peu différent. Pour Arte, un tel projet n'intéresserait pas ses spectateurs d'outre-Rhin. Netflix nous a dit qu'ils ne travaillaient pas sur des politiques en exercice. Canal+ nous a indiqué que la chaîne ne nous accompagnerait pas sur ce projet. France Télévisions nous a avancé qu'elle avait déjà trois documentaires de 52 minutes sur ce thème. Nous nous sommes donc dit qu'une chaîne au moins allait faire le bilan du quinquennat Macron à un an de la présidentielle... Ce projet est passé il y a quelques semaines sur France 5 et, à part quelques instants accordés à Marine Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon, les gens - distanciés et critiques... - qui ont porté un regard sur le quinquennat Macron étaient Édouard Philippe, Christophe Castaner, Jean-Marc Dumontet et Sibeth NDiaye, ces deux derniers étant ou ayant été des communicants officiels de l'Élysée.

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