Intervention de Thomas Fatome

Commission d'enquête Pénurie de médicaments — Réunion du 14 mars 2023 à 13h30
Audition de M. Thomas Fatôme directeur général et de Mme Julie Pougheon directrice de l'offre de soins de la caisse nationale de l'assurance maladie cnam

Thomas Fatome, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie :

Je rappellerai rapidement quel est le rôle de l'assurance maladie en matière de politique du médicament, avant d'aborder le sujet de la pénurie et d'évoquer notre action dans ce domaine, ayant trait notamment au bon usage du médicament.

L'assurance maladie joue un rôle central en tant que financeur. En effet, en prenant en compte la ville et l'hôpital, nous finançons près de 90 % des dépenses de médicaments dans notre pays. Cette prise en charge publique a pour rôle primordial de garantir aux patients l'accès aux soins.

À ce titre, la Cnam joue trois rôles.

Tout d'abord, vous l'avez évoqué, nous sommes membres du Comité économique des produits de santé. Nous sommes donc partie prenante de cette instance collégiale originale, à laquelle l'assurance maladie est très attachée et qui assure la négociation des prix avec les industriels.

Ensuite, nous fixons les taux de remboursement, ce qui n'est pas toujours bien su. En réalité, l'assurance maladie ne dispose que de peu de marge de manoeuvre, voire n'en dispose pas, puisque ces taux sont fixés dans un corridor réglementaire et sur la base d'évaluations de la Haute Autorité de santé. En quelque sorte, nous avons compétence liée, ce qui est relativement normal.

Enfin - j'y reviendrai -, nous jouons un rôle en matière de bon usage du médicament et des produits de santé, dans le cadre de la mission transversale qui nous est confiée, à savoir assurer l'efficience du système de soins et jouer un rôle dans le domaine de la pertinence et de la qualité des soins.

Je resserre progressivement la focale. S'agissant du médicament, l'assurance maladie a trois priorités, en lien avec les orientations fixées par le conseil de la Cnam ainsi que par sa convention d'objectifs et de gestion établie dans le cadre des relations avec l'État.

La première est d'assurer aux assurés, dans les meilleures conditions possible, un accès aux médicaments. On pense souvent à l'innovation. Néanmoins, l'actualité récente comme le sujet de votre commission d'enquête en témoignent, il s'agit non pas uniquement d'innovation, mais aussi d'accès à des produits plus matures. Être partie prenante et offrir aux assurés de notre pays les conditions permettant d'avoir un accès à l'ensemble des produits santé dont ils ont besoin est donc la première des priorités.

La deuxième priorité est d'être un acteur de la politique de santé publique en matière de bon usage des produits de santé. Ceux-ci participent de la prise en charge, de la qualité des soins et de la guérison de nos assurés. Cette priorité s'inscrit dans le cadre de référentiels de santé publique que nous ne définissons pas - cela relève notamment de la Haute Autorité de santé et de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) -, mais notre rôle est de les diffuser et d'assurer leur respect. En cela, nous participons à cette politique de santé publique du bon usage du médicament, au service de la santé des patients.

La troisième priorité est celle de la soutenabilité. Il s'agit de s'assurer que les dépenses de médicaments obéissent à une logique d'efficience et participent plus globalement aux actions que nous menons afin de garantir la soutenabilité de notre modèle d'assurance maladie et de veiller à ce que nous appelons la gestion du risque, à savoir le juste soin au juste coût pour nos patients.

Les pénuries sont un sujet important pour nous, car elles peuvent être synonymes de défaillances dans l'accès aux soins pour les patients ou, à tout le moins, être source de complications et de complexités dans ce parcours de soins.

Sur ce sujet, je ne ferai pas forcément de longs développements, car d'autres acteurs déjà auditionnés sont plus compétents que nous. Néanmoins, je rappelle que les pénuries ne sont pas une question récente ; notre pays y fait face depuis plusieurs années. Cependant, elles ont tendance à s'aggraver ces dernières années, comme le montrent les chiffres partagés de façon transparente par les différentes autorités sanitaires.

Le phénomène des pénuries est également multifactoriel ; ce point est également bien connu et partagé. Il est donc plus complexe d'identifier les solutions, puisque les causes sont liées à la fois à l'organisation de la production des différents laboratoires, à des choix d'investissements, à des chocs ou à des aléas conjoncturels - comme cela a pu être le cas pendant et après la covid-19 -, à des difficultés potentielles d'accès aux matières premières.

Les causes dont donc complexes. Aux yeux de l'assurance maladie, si le sujet de la fixation des prix peut figurer parmi ces facteurs explicatifs, il ne semble pourtant pas être le principal.

Ainsi, les États-Unis, qui connaissent les prix les plus élevés, ne sont pas pour autant à l'abri de pénuries. En France, pour différentes molécules comme l'amoxicilline, qui a fait l'objet de pénuries importantes, les prix pratiqués ne sont pas les plus bas, comparés à ceux des autres pays européens. À ce propos, il est nécessaire de rappeler la prudence s'attachant à ces comparaisons européennes, puisque l'assurance maladie ne connaît pas la réalité des prix nets supportés in fine par les différents financeurs des systèmes de santé des pays européens. La transparence sur ces sujets est limitée.

S'agissant de notre responsabilité et des actions que nous pouvons mener, en tant que membre du Comité économique des produits de santé et en tant que principal financeur, nous sommes évidemment partie prenante des travaux ayant trait à la lutte contre les pénuries, portés notamment par les ministres de la santé et de l'industrie, y compris de la feuille de route en cours de consolidation sous leur autorité.

À propos de notre rôle en matière de bon usage du médicament, c'est une politique publique très importante que nous menons. Elle vise à activer l'ensemble des leviers à notre disposition, qu'il s'agisse de l'information ou de l'accompagnement des assurés ou des professionnels de santé, des incitations financières, de la mise sous accord préalable ou encore de la lutte contre les trafics.

Ainsi, en 2022, ont été effectuées près de 7 000 visites de délégués de l'assurance maladie auprès des médecins généralistes sur le bon usage du paracétamol, sujet ô combien important en matière de pénuries ces dernières semaines. Cette action était prête, mais sa réalisation avait été reportée en raison de l'épidémie de covid-19, période pendant laquelle il était compliqué de diffuser un message de modération des prescriptions de paracétamol. De premiers éléments de bilan de cette campagne seront disponibles à la fin du premier trimestre 2023.

Des démarches de ce type sont également mises en oeuvre pour d'autres molécules : 15 000 médecins ont ainsi été visités, dans le cadre d'échanges confraternels, par les médecins-conseils et les délégués de l'assurance maladie au sujet de la metformine ; 11 400 visites de médecins généralistes ont été effectuées en 2022 pour les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP). Il s'agit donc d'une logique d'information et d'accompagnement individualisé auprès des prescripteurs, visant à assurer un meilleur respect des référentiels.

Autant, s'agissant de certaines molécules, les prix ne sont pas la principale explication des pénuries, autant il est clair que notre pays connaît encore des niveaux de prescriptions notoirement plus élevés que ceux de pays européens comparables pour certaines molécules. C'est ainsi le cas de l'amoxicilline et du paracétamol, qui ont fait l'objet des pénuries les plus importantes ces dernières semaines et dont les niveaux de prescription comme de consommation sont encore plus élevés que ceux de nos voisins, en dépit de nos efforts. Si le nombre de prescriptions inadéquates et la consommation de ces molécules étaient moindres, nous serions moins exposés au risque de pénurie, sans que cela constitue néanmoins une réponse au problème de pénurie.

Cette démarche concerne non seulement les médecins, mais également les patients et les autres professions de santé, comme les pharmaciens, notamment en matière de lutte contre l'antibiorésistance et de bon usage des antibiotiques. Ainsi, nous déployons actuellement des actions de valorisation des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) pour les angines, qui permettent d'impliquer les médecins et les pharmaciens dans la vérification de l'utilité des antibiotiques. Nous avons également déployé un nouveau protocole, fondé sur le dépistage urinaire, afin de mobiliser les pharmaciens et de diminuer la mauvaise utilisation des antibiotiques. Enfin, nous avons engagé avec eux, même s'ils ne sont pas totalement enthousiastes, la dispensation à l'unité des antibiotiques pour éviter leur gaspillage et leur mauvaise utilisation.

Pour citer d'autres professions de santé, nous avons commencé à travailler avec les chirurgiens-dentistes, également prescripteurs d'antibiothérapie, pour essayer de mieux faire respecter les référentiels.

Nous travaillons avec différentes professions de santé, mais nous déployons aussi différents mécanismes d'accompagnement et d'incitation financiers.

L'exemple le plus connu est celui de la rémunération sur objectifs de santé publique (Rosp). Nous tenons à votre disposition des éléments de bilan des différents indicateurs de cette rémunération. Celle-ci comporte un certain nombre d'objectifs en matière d'antibiothérapie, de bon usage des médicaments, de prescription dans le répertoire, de lutte contre l'iatrogénie médicamenteuse, y compris pour les médicaments anxiolytiques ou psychotropes, qui participent également du bon usage du médicament. Les résultats sont différents selon les classes, mais témoignent, dans un certain nombre de situations, du rôle efficace de la Rosp en matière d'évolution des pratiques des médecins.

Toujours dans le domaine de l'accompagnement financier, nous allons un peu plus loin que la Rosp, en pratiquant une véritable logique d'intéressement destinée aux médecins s'agissant du respect des référentiels ou de la pertinence et de l'efficience des prescriptions. C'est ce que nous avons déployé depuis 2022 au travers de l'intéressement sur la prescription de biosimilaires, dans le cadre de l'avenant n° 9 à la convention nationale organisant les rapports entre les médecins libéraux et l'assurance maladie, signé avec les médecins en juillet 2021. Un bilan de cette première année d'application sera disponible au premier trimestre 2023. Nous avions proposé de poursuivre cette démarche, dans le cadre de la négociation conventionnelle qui n'a pas abouti, pour la juste prescription des IPP, également au moyen d'un intéressement au respect des référentiels avec un partage des gains entre les médecins et l'assurance maladie.

Dans le cadre du bon usage du médicament, je voudrais citer deux évolutions importantes au sujet des outils que nous déployons.

Depuis plusieurs années, nos délégués de l'assurance maladie déposent des profils de prescription papier chez les médecins, ce qui leur permet d'échanger avec eux sur leurs prescriptions et sur les différences avec leurs collègues au niveau départemental et national.

Nous sommes en train de moderniser cette démarche et de la faire évoluer vers la data visualisation - pour utiliser un terme à la mode -, c'est-à-dire de mettre à disposition ces données sous format numérique afin d'avoir un rafraîchissement plus fréquent, plus rapide et plus efficace des données. Ainsi, depuis cette année, nous avons déployé une campagne axée sur l'antibiothérapie sous la forme de data visualisation, ce qui permettra aux médecins, dans les prochains mois et les prochaines années, d'avoir accès à leurs prescriptions à tout moment et de se comparer aux autres de manière pédagogique et efficace. Cet outil était demandé par les médecins, qui l'ont plutôt très bien accueilli.

Nous actionnons d'autres leviers un peu plus mordants, si je puis dire, notamment grâce à des dispositifs d'accord préalable déployés pour certains médicaments ces dernières années, afin de vérifier que leur utilisation respecte bien les indications remboursables. Un système de téléservice permet d'adresser une réponse extrêmement rapide du service médical aux demandes des médecins. Il s'inspire de mécanismes existants dans d'autres pays, soumettant notamment la prescription de médicaments coûteux à un accord de l'assurance maladie.

Cela fait le lien avec la dernière action que nous déployons - il existe donc un continuum information-accompagnement-incitations financières-accord préalable -, à savoir la lutte contre les trafics de médicaments, qui existent malheureusement dans notre pays et qui peuvent, sans être la principale explication des pénuries, participer à une mauvaise utilisation des produits de santé. Au début de l'année 2022, nous avons signé avec les pharmaciens une nouvelle convention, par laquelle nous avons engagé avec eux un travail de vérification systématique des ordonnances prescrivant des médicaments coûtant plus de 300 euros, mis en oeuvre depuis le dernier trimestre de l'année 2022. Il est donc un peu tôt pour partager un bilan. Nous sommes malheureusement confrontés, de plus en plus fréquemment, à des trafics de médicaments, donnant lieu à un certain nombre de procédures pénales, qui ont justifié une action renforcée.

Nous déployons aussi des outils transversaux numériques avec la e-prescription, à savoir l'ordonnance numérique, qui permettra de mieux sécuriser les prescriptions et réduira le risque d'utilisation de fausses ordonnances.

Pour revenir au sujet plus large des pénuries, tout d'abord, je rappelle que le prix n'est pas le principal élément expliquant les difficultés que nous rencontrons. La situation nous semble bien plus compliquée. La France reste un marché attractif pour l'industrie du médicament, avec un accès rapide aux molécules innovantes - nous l'avons montré y compris dans le dernier rapport « Charges et produits ».

Nous ne pouvons pas construire une politique de soutenabilité des dépenses d'assurance maladie sans inclure le médicament, comme d'autres champs, à ces politiques d'efficience, et donc au juste prix, y compris au regard du cycle de vie des produits de santé. Il est donc normal que des médicaments matures subissent des baisses de prix progressives, qui sont à la main du Comité économique des produits de santé. Toutefois, un équilibre doit également être trouvé entre l'accès à l'innovation, avec des coûts très élevés, et l'évolution des prix tout au long du cycle de vie du produit.

Ensuite, je voulais partager avec vous deux éléments. En premier lieu - c'est peut-être une évidence -, la réponse est aussi à construire au niveau européen. Nous sommes un très grand marché d'accès aux produits de santé au niveau européen, et la France reste attachée à ce que sa politique du médicament soit construite au niveau national. Toutefois, nous aurions certainement intérêt à construire des modes de dialogue avec les industriels du médicament, qui sont des multinationales, en prenant appui sur l'effet de taille du continent européen.

Je me souviens des discussions que nous avions eues avec nos homologues allemands, voilà quelques années, au sujet des médicaments contre l'hépatite C. Nous avions essayé d'avoir des approches communes, ce qui est extrêmement compliqué. Cependant, la France et l'Allemagne représentent 140 millions de patients ; ce sont donc des marchés considérables.

En second lieu, un peu dans le même ordre d'idées, la France est un financeur et un acheteur pour près de 30 milliards d'euros de dépenses de produits de santé. Un acheteur avec un tel niveau de volume et de dépenses devrait disposer de garanties supplémentaires s'agissant de la continuité de l'approvisionnement de la part de ses fournisseurs.

Les très grands industriels disposent de garanties de leurs fournisseurs, concernant l'approvisionnement en matières premières ou en pièces dont ils ont besoin. Si cet approvisionnement n'est pas au rendez-vous, des pénalités sont prévues.

Ce sujet ne se résume pas à la mise en place de pénalités à destination des industriels, mais nous devrions avoir davantage de garanties de la part des industriels sur la continuité de l'approvisionnement des médicaments dans notre pays, au regard du marché que nous représentons et des dépenses que nous finançons.

C'est encore une fois un sujet majeur pour l'assurance maladie, qui a été aux côtés des assurés et des personnels de santé, notamment des pharmaciens, au cours de la crise récente, qui a accompagné leur mobilisation, y compris au travers du financement de préparations magistrales pour faire face aux pénuries de médicaments.

Le dialogue avec les industries, auquel nous sommes extrêmement attachés dans le cadre du Comité économique des produits de santé, devrait comporter davantage de garanties sur la continuité de l'approvisionnement par l'industrie du médicament, afin de garantir la fourniture de médicaments à nos assurés.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion