Bonjour et merci de cette invitation, Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Sénateurs. Je suis toujours honoré d'être invité à débattre et à réfléchir avec votre assemblée sur ces questions qui deviennent de plus en plus saillantes. Sur cette question de l'engagement citoyen, qui peut prendre une forme concrète lors des échéances électorales, nous observons beaucoup de paradoxes. Nous ne pouvons pas affirmer que nous comprenons strictement le phénomène qui se déroule sous nos yeux.
Il est très difficile de tenter de projeter ce que nous avons observé en 2017 sur la séquence présidentielle et législative de 2022, quand bien même des élections intermédiaires ont illustré la démobilisation des jeunes pour les élections municipales, régionales et départementales, mais beaucoup moins pour les élections européennes.
Nous étudions principalement, dans nos enquêtes, la catégorie des personnes âgées de 18 à 24 ans. Or, je suis souvent frappé d'observer que les attitudes de la catégorie suivante (25-34 ans) s'apparentent à celles des 18-24 ans, en beaucoup de points. La question se pose donc pour une jeunesse élargie à un âge plus avancé.
Trois phénomènes m'interpellent : d'une part, la perception qu'ont les jeunes de la représentation - je ne parle pas de démocratie participative -, d'autre part, une comparaison qui ne tient pas à une forme de déterminisme sociodémographique des jeunes - l'âge n'est pas le ressort le plus fort, mais le contexte dans lequel ces jeunes entrent dans l'univers politique et, enfin, la confiance. C'est en effet un sujet qui nous préoccupe au CEVIPOF. Nous avons peut-être tort d'appréhender de manière unidirectionnelle le rapport à la confiance des citoyens vis-à-vis de leurs représentants, d'organisations économiques, syndicales et politiques. Nous devons également apprécier le rapport de confiance de l'ensemble de ces acteurs vis-à-vis des citoyens.
Nous parlons beaucoup d'une génération « désenchantée ». Vous avez cité ma collègue Anne Muxel, qui est spécialiste des questions de jeunesse et de politisation. Je reprendrai une de ses formules : elle parle souvent d'un engagement politique pour partie lié à un héritage familial et pour partie à une forme d'expérimentation. Les jeunes expérimentent en effet, dès le plus jeune âge, ce que le champ de la représentation peut leur permettre de découvrir mais surtout de comprendre leur place dans la société. Il s'opère une transformation majeure qui ne dépend pas de cette catégorie d'âge ou d'un déterminisme sociodémographique : depuis quarante ans, les transformations majeures que traverse notre société sont, d'une part, une individualisation très forte des comportements qui affecte aussi le champ politique et, d'autre part, ce que le sociologue Ronald Inglehart appelait la montée du « post-matérialisme ». Celui-ci consiste à considérer que les jeunes ont accédé à une forme d'autonomie dans leurs choix en s'affranchissant des hiérarchies traditionnelles, religieuse au XVIIIe siècle, éducative au XIXe siècle puis familiale au XXe siècle.
Cette montée du post-matérialisme a totalement disloqué, transformé le rapport à la politique. Pour beaucoup, cette indépendance, cette affirmation de soi rendrait les jeunes beaucoup plus libres. Ainsi, leur entrée dans l'univers politique ne se fait plus nécessairement par la famille ou par l'école. Je n'ai pas de réponse sur l'impact de ces nouvelles formes de médiation que sont avant tout les réseaux sociaux sur cette politisation des jeunes. Cette question est à la fois cruciale et très complexe. L'entrée des jeunes dans un univers politique se faisait par les allégeances partisanes, c'est-à-dire l'entrée dans une organisation politique, notamment syndicale. Ce parcours pouvait s'appuyer sur des convictions acquises parfois dans un entourage familial ou amical. Depuis plusieurs années, en France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, des formes de mobilisation politique se font jour sur les réseaux sociaux de manière invisible et très compliquée à observer. C'est un vrai sujet de préoccupation, qui d'ailleurs ne concerne pas que les jeunes de 18 à 24 ans.
Le débat sur la montée du post-matérialisme a ainsi une répercussion sur l'observation de la séquence présidentielle actuelle. Il n'est plus possible d'utiliser les mêmes grilles de lecture, notamment l'environnement social des jeunes. Ceci a pour conséquence une transformation des usages de la politique.
Nous avons observé en 2017 un décrochage en termes de participation des jeunes au deuxième tour de l'élection présidentielle, mais pas au premier tour, où le taux de participation n'était que légèrement plus faible (6 points) que la moyenne du corps électoral. Six semaines plus tard, lors des élections législatives, une démobilisation considérable est apparue. L'intermittence du vote ne concerne pas exclusivement les jeunes car elle est aussi avérée pour d'autres catégories d'âge. En deçà de 50 ans, elle est très forte. Au-delà, elle tend à disparaître.
S'agissant des motivations de la participation, l'exemple des élections départementales et régionales, avec une participation beaucoup plus faible des jeunes qu'aux élections municipales, a révélé des dimensions importantes et opérantes pour l'élection présidentielle. Se pose d'abord la question de l'intérêt pour la politique en général, puis pour l'élection en question. La troisième dimension est ensuite l'importance de l'élection comme modalité d'expression d'opinion. Dans la séquence actuelle, l'intérêt pour la politique est légèrement plus faible pour les 18-24 ans que pour la moyenne des Français (à peine 5 points). La différence réside dans l'intérêt pour la prochaine élection présidentielle. Selon l'enquête qui paraîtra demain, 42 % des Français déclarent avoir « beaucoup d'intérêt » pour cette élection, contre 34 % pour les jeunes de 18 à 24 ans, ce qui témoigne d'un décrochage de cette catégorie en ce qui concerne l'élection présidentielle. Elle est par ailleurs jugée importante pour plus de 40 % des Français, et seulement pour 29 % des jeunes. Cette élection qui structure la vie politique et la Ve République n'est donc plus perçue comme le moment important de la vie politique, alors même que les jeunes de 18 à 24 ans participeront pour la première fois à une élection présidentielle, ce qui devrait susciter de la motivation et de l'intérêt.
J'y vois deux raisons communes à ce que nous avons observé pour les élections locales. D'abord, les enjeux débattus à l'occasion des élections municipales, départementales et régionales, par exemple le sujet des compétences régionales et départementales, pouvaient légitimement mettre à l'écart du jeu politique les plus jeunes. Il s'agit là en quelque sorte d'un désintérêt de culture politique. S'agissant des municipales, il est difficile de démêler ce qui relève de la crise Covid et d'un désintérêt pour l'élection ; la démobilisation n'a pas concerné que les jeunes. Ensuite, le désintérêt plus fort des jeunes à l'égard de l'élection présidentielle peut être lié à une question d'offre électorale, à savoir si les candidats sont capables de discuter, de débattre et de formuler des propositions au sujet de ce que les jeunes identifient comme des enjeux prioritaires. De manière générale, les enjeux jugés prioritaires sont le pouvoir d'achat, le système de santé, la question environnementale et l'immigration mais, pour les jeunes, ces priorités sont l'environnement, les inégalités sociales et les discriminations. Il existe donc un réel décalage. Si la campagne ne permet pas à ces jeunes électeurs, parfois primo votants, de disposer d'éléments de réponse sur ce qui correspond à leurs priorités, une démobilisation est à craindre. C'est une évidence.
Du point de vue des intentions de participation, j'observe sur l'ensemble de cette élection présidentielle une baisse de 8 à 10 points par rapport à il y a cinq ans. 65 % des Français déclarent être certains d'aller voter au premier tour, contre 75 % en 2017. Pour les jeunes, ce chiffre a baissé de 20 points, pour s'établir à 47 %. Il s'agit donc d'un phénomène propre à cette campagne. En 2017, nous avons été frappés d'observer que tant que la campagne n'avait pas pris corps autour de candidatures, les jeunes étaient fortement attirés par des candidatures extrêmes, en l'occurrence celles de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Puis, nous avons observé un changement au fil du déploiement de la campagne. Aujourd'hui, j'observe un phénomène sensiblement identique, avec une polarisation des choix de vote. Le vote des jeunes est donc profondément éclaté et est, d'une certaine manière, au diapason du phénomène constaté pour l'ensemble du corps électoral.
Vous avez évoqué la notion de confiance. Nous observons régulièrement, depuis près de dix ans, par la voie de notre baromètre de la confiance politique, une affirmation de formes démocratiques non pas innovantes, mais bel et bien inquiétantes. Vous avez évoqué l'attrait des jeunes pour l'idée selon laquelle la France pourrait être dirigée par un responsable militaire. Près de 35 % d'entre eux adhèrent à cette opinion. Sur la question de la confiance vis-à-vis de l'expression démocratique, j'ai été frappé par l'intérêt très prononcé des très jeunes pour la Convention citoyenne pour le Climat et pour l'expérimentation de ce processus nouveau. Cependant, au fil du déroulement de cette Convention, l'intérêt a chuté.
Ceci doit nous interroger, non pas sur la procédure en tant que telle, mais sur ce qui se dit et se fait. Dans notre enquête actuelle, les jeunes de 18 à 24 ans se disent encore fortement attachés au vote comme moyen d'expression démocratique, quasiment au même niveau que le reste de la population. En revanche, ils modèrent cette opinion, en considérant que d'autres formes d'expression démocratique sont tout aussi utiles. La notion d'utilité démocratique est d'ailleurs très forte chez les jeunes. Ces autres formes sont, par exemple, les manifestations, avec une légitimité donnée au recours à la violence comme moyen d'exprimer une opinion. Il s'agit cependant d'être prudent : le profil des jeunes qui appelleraient au recours à des formes plus radicales ne concerne ni les jeunes non diplômés ni les très diplômés. Attention à la portée parfois erronée que l'on peut donner au niveau d'éducation, qui conduirait à considérer que plus on est diplômé, plus on se singulariserait. Il y a très peu de différences entre le titulaire d'un bac professionnel, d'un bac général ou d'un diplôme bac+2.
Pendant la séquence du grand débat national, j'ai suivi avec des étudiants de Sciences Po plus de 200 réunions d'initiative locales. Un point m'a particulièrement frappé, au-delà de la faible participation des très jeunes (ce qui doit nous interpeler sur les moyens d'information dont ils disposent pour accéder à ces moments d'échange) : à chaque fois que la thématique de l'environnement était à l'agenda, la présence des jeunes était beaucoup plus forte. Cela crée donc une forme de désenchantement si pendant une campagne électorale ce sujet n'est pas abordé. Les jeunes sont plus fortement attachés à la recherche de consensus que de radicalité dans ce débat.
Par ailleurs, nous commettons une erreur d'analyse en considérant que les valeurs de tolérance des jeunes seraient moins fortes que par le passé. La tolérance est plus grande, mais dans un monde de plus en plus individualisé. Par conséquent, cette tolérance ne conduit pas nécessairement à un engagement politique, en témoigne la participation des moins de 35 ans dans les organisations syndicales, parmi les représentants du personnel dans les entreprises, ou encore la disparition d'un engagement politique dans les quartiers prioritaires de la ville, au profit d'une autre forme d'engagement, notamment culturelle ou sportive.
La crise Covid, avec des confinements, couvre-feu et restrictions successifs, a provoqué une fatigue mentale beaucoup plus forte chez les jeunes. L'isolement social, qui est un concept habituellement utilisé pour étudier la dépendance des personnes âgées ou très âgées, est comparable entre les plus de 65 ans et les moins de 25 ans. Cet isolement social peut être objectivé par le nombre de contacts que ces personnes ont eus au cours des dernières semaines, mais aussi par le sentiment de solitude. Au sortir de cette crise, la participation aux prochaines échéances électorales devra être étudiée à la lumière de l'état psychologique dans lequel se trouve une partie de la jeunesse. Le principe de l'école ouverte n'a pas totalement réglé ces problèmes.
S'agissant de l'appel des jeunes pour des formules plus proches de la démocratie participative, délibérative ou consultative, celles-ci peuvent effectivement paraître séduisantes en théorie pour beaucoup de jeunes. La démocratie participative ou délibérative n'est cependant pas chose aisée lorsqu'on ne maîtrise pas les codes de son fonctionnement. Prendre la parole en public, exprimer un argument, convaincre son voisin ou son aîné n'est pas donné à tous. Je suis très réservé quant à l'idée qu'il suffirait de démultiplier les expérimentations de démocratie participative et délibérative pour réintégrer dans le jeu politique des jeunes qui s'en seraient exclus eux-mêmes. C'est certes une demande des jeunes, qui sont favorables à la démocratie participative sans pour autant contester les principes de la démocratie représentative, mais la démocratie participative exige un long apprentissage. Je ne suis pas certain qu'elle soit la solution à tous les maux démocratiques que nous observons aujourd'hui.