Intervention de Yves Bertoncini

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 3 janvier 2017 à 11:5
Audition de M. Yves Bertoncini directeur de l'institut jacques delors

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors :

Je suis très honoré d'ouvrir cette série d'auditions sur les frontières européennes, le contrôle des flux de personnes et de marchandises et l'avenir de l'espace Schengen, qui tombe très à propos.

Monsieur le Président, vous avez bien voulu signaler que l'Institut Jacques Delors avait beaucoup publié sur le sujet. Je ne peux donc commencer ce propos sans faire référence à notre ancien Président António Vitorino, sous l'égide duquel nous avons beaucoup travaillé sur ce sujet. En tant qu'ancien commissaire européen à la justice et aux affaires intérieures, il nous a apporté et nous apporte encore une expertise très précieuse. Notre nouveau Président, Enrico Letta, a été lui aussi aux premières loges face à la crise migratoire quand il était Président du Conseil italien. Je m'appuierai sur l'ensemble de nos travaux, conduits à Paris et depuis notre bureau en Allemagne, que je vous ai déjà communiqués.

Il faut partir du fait que Schengen est une réalisation concrète créant une solidarité de fait, selon les termes de la déclaration Schuman, réalisation née dans un cadre franco-allemand, donc en dehors de la sphère communautaire, pour des raisons très pragmatiques. Elle a concerné d'abord deux pays, puis très vite cinq, avec les pays du Benelux.

Quand on parle de Schengen, il faut en évoquer la genèse et rappeler que cela marche. Ce dispositif a permis depuis environ vingt-cinq ans à des centaines de millions de personnes de franchir nos frontières intérieures sans être contraintes de faire la queue en pure perte. Schengen est l'une des réalisations de l'Europe populaire. Ce matin, grâce à Schengen, 350 000 frontaliers français sont allés travailler au Luxembourg, en Suisse, en Allemagne et ailleurs. En ce moment même, des dizaines de milliers de chauffeurs routiers sont concernés. Cela évite aussi aux douaniers ces files d'attente qu'ils ont des difficultés à gérer et qui - j'y reviendrai, puisque c'est aussi le sujet - ne permettent pas d'arrêter les terroristes. C'est aussi l'occasion pour les petits commerçants et artisans établis de part et d'autre des frontières de recevoir des touristes, des frontaliers, des habitants à proximité qui viennent faire un petit tour, mais qui ne le feraient pas s'il leur fallait faire deux heures de queue à l'aller et au retour.

Je tiens à rappeler ce point en préambule : Schengen fonctionne, également parce qu'il est flexible. Cet espace réunit vingt-six pays, dont vingt-deux des vingt-huit pays de l'Union européenne, autour de l'idée qu'il faut en terminer non pas avec les contrôles - bien sûr qu'il en faut, simplement, il faut les redéployer -, mais avec les contrôles fixes et permanents aux frontières intérieures, tout en autorisant les États membres à les rétablir quand c'est nécessaire, je tiens à le souligner. On entend beaucoup parler d'une « suspension » de l'espace Schengen. Je n'en crois rien. Quand un accord contient des clauses de sauvegarde et que celles-ci sont activées, cet accord, qui est flexible, continue de s'appliquer.

Cela étant, Schengen, qui est tout autant un accord, un espace et un code, a été récemment confronté à deux crises très importantes : d'une part, la crise des réfugiés, d'autre part, la menace et les attentats terroristes.

Vous l'avez souligné, Monsieur le Président, ce sont à la fois des crises de solidarité et de confiance. Je traiterai donc ces deux crises l'une après l'autre, bien qu'elles aient des points communs, par exemple la communication politique, totalement inadaptée, à mon avis, à laquelle elles ont donné lieu du côté tant des États membres que de l'Union européenne.

Il s'agit d'une crise de copropriétaires et de copropriété, en termes de confiance et de solidarité, qui s'est d'abord exprimée lors de la crise migratoire et de l'afflux migratoire massif. Elle affecte l'espace Schengen dans la mesure où la suppression des contrôles systématiques aux frontières intérieures s'est accompagnée de la surveillance des frontières extérieures par les pays géographiquement concernés, par exemple la Grèce et l'Italie.

La crise migratoire de l'espace Schengen traduit aussi une crise du règlement de Dublin. En effet, indépendamment du code Schengen, les Européens ont décidé que, quand des demandeurs d'asile arrivent aux frontières extérieures de l'Union européenne, leur demande d'asile doit être examinée dans le pays d'entrée, et seulement dans ce pays. Voilà qui entérine de facto une asymétrie géographique très forte. Cela signifie, en effet, que les demandeurs d'asile, à moins d'arriver en parachute directement à Berlin, demandent l'asile en Grèce, en Italie et dans les pays du Sud, puisque c'est de ce côté qu'arrivent les flux de réfugiés que l'on a connus très récemment.

Cette situation doit constituer un point de réflexion pour votre commission d'enquête. Si les pays que l'on charge du contrôle aux frontières extérieures doivent filtrer, mais aussi instruire toutes les demandes d'asile sans que les pays voisins viennent à leur secours et sans qu'il y ait une répartition de la charge des demandeurs d'asile, on comprend que, face à un afflux massif exceptionnel, ils ne soient pas forcément volontaires... Le président Berlusconi, dans son style coutumier, avait été assez franc à ce sujet au début des « printemps arabes » : « Pourquoi voulez-vous que je contrôle ces demandeurs d'asile tunisiens et que je les garde chez moi, puisque ce n'est pas chez moi qu'ils veulent venir ? Puisqu'ils veulent partir, je les laisse partir. » On a tenté de corriger ce problème de solidarité avec le fameux mécanisme de relocalisation de 160 000 demandeurs d'asile pour les pays où un afflux massif a été constaté, c'est-à-dire la Grèce et l'Italie. Or ce mécanisme de relocalisation fonctionne très mal : 8 000 demandeurs d'asile étaient concernés sur les 160 000 à la fin du mois de décembre. Une réflexion reste à mener sur ce qu'il est possible ou souhaitable de faire en matière de solidarité. Des mécanismes pérennes sont à mettre en place si l'on veut que les États du Sud, ceux qui gardent nos frontières extérieures, se sentent soutenus et responsabilisés face à ces afflux migratoires massifs.

Une crise de confiance touche aussi ces États. J'ai entendu un très haut diplomate allemand affirmer que, dans cette crise migratoire, les Italiens avaient réussi à « se faire passer pour des victimes alors qu'ils étaient des coupables » - phrase extrêmement « allemande » d'ailleurs si vous me permettez cette remarque ! En d'autres termes, les Italiens, les Grecs étaient soupçonnés de n'avoir ni la volonté de contrôler leurs frontières ni la capacité à le faire. Or il est très dur de contrôler la frontière gréco-turque.

Ce problème de confiance est en passe d'être réglé. En effet, la création des hotspots, mais surtout du corps européen de garde-frontières, est une façon de réduire ce déficit de confiance. Il faut travailler sur cette équation : c'est à nous de surveiller les frontières extérieures de l'espace Schengen, car ce sont « nos » frontières. Les avoir laissées aux Grecs et aux Italiens n'est en rien une naïveté : c'est un problème de souveraineté. Il faut une souveraineté partagée pour des frontières déjà partagées. Cela a été mis en place sous l'effet d'une crise, comme c'est souvent le cas en matière européenne, et il faut pérenniser la création du corps européen de garde-frontières au-delà de cette période de crise. Du point de vue politique, c'est assez logique.

L'espace Schengen a également été confronté à un second défi, celui de la menace terroriste et même, très concrètement, des attentats terroristes. Nous avons alors constaté des réflexes nationaux inverses à ceux de la crise des réfugiés. Dans le contexte terroriste, en effet, la solidarité est plutôt instinctive : instinctivement, on peut se sentir proche de la France après les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre, ou, plus récemment, de l'Allemagne après les attentats de Berlin. Spontanément, il y a un élan. Il n'en est pas de même en matière d'asile : cela entraîne au contraire une crispation, y compris en France, et l'on se demande s'il faut vraiment accueillir ces demandeurs d'asile. Si la solidarité existe en matière de lutte contre le terrorisme, un problème de confiance demeure malgré tout.

La solidarité instinctive a eu un effet transformatif sur le code Schengen, qui organise la coopération policière et judiciaire entre les pays de l'Union européenne. Après les attentats du 13 novembre 2015, notamment sous l'impulsion de la France, il a été possible d'adopter à l'échelon européen le fameux échange plus ou moins systématique des données concernant les passagers aériens qui voyagent en direction ou au sein de l'espace Schengen. Le code Schengen a également été modifié afin de pouvoir contrôler les Européens revenant de l'extérieur. Avant, ce n'était pas le cas. Maintenant que l'on constate que des Européens vont en Syrie et en reviennent, il le faut. Le code Schengen est donc flexible.

Des efforts ont également été accomplis pour durcir le commerce des armes au sein de l'Union européenne, pour contrôler le financement du terrorisme. La France a également activé - c'est symbolique, mais aussi concret - l'article 42-7 du traité de Lisbonne, clause de solidarité qui a permis aux Français d'être soutenus dans leur effort visant à combattre le terrorisme à la source, c'est-à-dire non pas aux frontières, mais en Syrie et en Irak. Dans les frappes qu'elle a menées et dans la façon dont elle a éliminé sur place des terroristes, la France a bénéficié du concours de très nombreux États membres de l'Union européenne, sous une forme ou sous une autre. Sur ce sujet, il faudrait communiquer davantage : les Français n'ont pas conscience que d'autres Européens les aident à la suite de l'activation de cet article.

Cela étant, le problème de confiance demeure. Il faut répéter que l'on n'arrête pas les terroristes aux frontières - je ne connais pas d'exemple. Quand ils arrivent aux frontières, les terroristes sont sur leurs gardes ; or, il faut les arrêter quand ils ne sont pas sur leurs gardes. Il faut aller les traquer en Syrie ou en Irak, et là où ils se cachent en Europe, ce qui nécessite de la coopération policière et judiciaire. Malheureusement, nous avons constaté une certaine forme de crispation qui allait à l'encontre de cette logique, sans laquelle on n'arrête pas les terroristes : il n'est qu'à prendre l'exemple franco-belge, juste après le 13 novembre. Fort heureusement, des progrès ont été réalisés, puisque Salah Abdeslam, le terroriste fugitif du 13 novembre, a pu être arrêté en Belgique, grâce à une coopération franco-belge, et être ensuite rapidement remis aux autorités françaises dans le cadre d'un mandat d'arrêt européen.

Il faut souhaiter que ce soit l'annonce d'un changement de logique, notamment celle de l'approfondissement de la coopération policière et judiciaire contre le terrorisme en matière de renseignement. Sur ce point, de nombreux progrès restent à faire. Les attentats du 13 novembre 2015 ont montré qu'il était très difficile de faire coopérer la police et la justice au sein d'un même pays. À l'échelon européen, il faut franchir une « barrière d'espèce », si je puis dire, pour approfondir cette coopération, faute de quoi les services de police, de justice et de renseignement, qui accomplissent un travail formidable, se rendent coupables de non-assistance à personne en danger. Tout circule au sein de l'espace Schengen : la très grande masse des honnêtes gens comme quelques criminels délinquants et terroristes. Cependant, si l'information et le renseignement ne circulent pas, il y a un problème. La direction est claire : il faut davantage partager le renseignement.

Sur ce point, l'autre question centrale, qui n'est pas européenne, c'est celle des moyens financiers, humains et technologiques dont peuvent disposer les services de police, de justice et de renseignement. Des progrès ont été réalisés en France ; je pense qu'il en sera de même en Allemagne. Il faut plus de moyens financiers, humains et techniques pour traquer les terroristes où ils se trouvent.

Je m'attarderai maintenant sur le problème de la communication politique qui entoure l'espace Schengen lorsque celui-ci est confronté à des crises migratoires et terroristes.

« Schengen » est l'une des marques de l'Europe, comme Erasmus et Airbus. Or cette marque est prise en étau entre deux représentations mystiques et mythologiques des frontières ou de l'absence de frontières.

Ainsi, il est tout à fait frappant que les autorités nationales continuent de communier autour de la mystique des « bonnes vieilles frontières » qui nous protègent. Le soir du 13 novembre, sous le coup de l'émotion, François Hollande a annoncé que sa première décision était de « fermer les frontières ». Il ne l'a pas fait, car « fermer les frontières » signifie que plus rien ne passe, plus aucune personne, plus aucune marchandise. Qui plus est, parce que la COP21 avait lieu deux semaines plus tard, il avait eu la possibilité, dès le matin même, de rétablir le contrôle systématique aux frontières. C'était donc déjà fait. D'une certaine façon, il l'a ré-annoncé.

Nous savons bien que Salah Abdeslam a été contrôlé à la frontière franco-belge, mais n'a pu être arrêté parce que les renseignements n'avaient pas été échangés correctement entre la France et la Belgique. François Hollande a donc communiqué autour de cette idée que c'est à la frontière que tout se passe, que la menace vient de l'extérieur et qu'on sera bien mieux protégé avec des frontières. Après les attentats de Berlin, Angela Merkel n'a pas dit cela. Tant que les responsables politiques nationaux continueront, comme cela a été le cas en France, de communiquer autour de cette idée que les « bonnes vieilles frontières » nous protègent et que c'est à la frontière que l'on peut se défendre, il y aura un problème de représentation de l'espace Schengen. L'espace Schengen est une boîte à outils pour coopérer ; on n'arrête pas les terroristes aux frontières. On a besoin d'espions pour arrêter les terroristes, pas de plantons !

Dans le cadre de la crise migratoire, on voit bien l'effet de cette communication politique qui consiste à dire aux passeurs de ne plus venir, puisque les contrôles ont été rétablis aux frontières franco-belges ou austro-allemandes. Dans ce contexte, cette communication politique est un peu plus excusable, si je puis dire.

Mesdames, Messieurs les Sénateurs, puisque vous êtes membres d'une commission d'enquête, je vous encourage à vous rendre sur le terrain et à voir ce qui se passe aujourd'hui même ou demain à la frontière franco-belge, par exemple. Je me suis rendu à la frontière slovaque, à la frontière entre le Danemark et la Suède. Rétablir le contrôle systématique aux frontières nationales est une possibilité laissée aux États : ceux-ci l'annoncent, mais ne le font pas, en raison de l'interdépendance économique et humaine entre les pays de l'espace Schengen. C'est d'ailleurs pour cette raison tout à fait pragmatique que l'espace Schengen a été conçu, et non pour des raisons idéologiques par des « technocrates de Bruxelles ». Aujourd'hui, rétablir un contrôle systématique et permanent aux frontières intérieures de l'espace Schengen coûterait beaucoup trop cher et stériliserait les moyens humains et financiers qui sont beaucoup plus utiles, par exemple face au terrorisme, pour la coopération policière et judiciaire et pour agir à la source, en frappant en Irak et en Syrie.

Par souci d'équilibre, je conclurai en déplorant la communication inadéquate des autorités européennes, qui communient dans une autre mystique, la mystique circulatoire. C'est sans doute lié au traité de Rome, qui structure les réflexes bruxellois en la matière. Rétablir ponctuellement le contrôle aux frontières nationales, ce n'est pas « suspendre » Schengen, c'est aussi appliquer Schengen, car Schengen, ce n'est pas que la liberté, c'est aussi la sécurité. Pour la Commission européenne, mais aussi le Conseil européen, il faut en revenir « à l'esprit de Schengen ». Or nous sommes toujours dans Schengen et, à cette heure-ci, Schengen fonctionne. Il doit le faire sous l'angle de la liberté, mais aussi sous celui de la sécurité. Il faut être très attentif à la façon dont Schengen est perçu et parfois mal défendu, y compris à Bruxelles par ceux-là mêmes qui prétendraient le soutenir.

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