Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen

Réunion du 3 janvier 2017 à 11:5

Résumé de la réunion

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La réunion

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Photo de Jean-Claude Requier

Mes chers collègues, notre commission d'enquête entame aujourd'hui ses travaux avec l'audition de M. Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors, par ailleurs récemment élu président du Mouvement européen-France.

Ce think tank bien connu s'est montré très actif pour commenter l'actualité de l'espace Schengen dans le contexte tendu que nous connaissons, marqué par la crise migratoire et le terrorisme. L'Institut Jacques Delors a ainsi publié plusieurs études sur le fonctionnement de Schengen, ses limites et ses perspectives, ainsi que sur le coût du « non-Schengen », le droit d'asile ou encore les politiques migratoires en Europe. Vous-même avez, Monsieur le Directeur, signé un certain nombre de ces papiers.

Notre commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous lui présentiez l'état de votre réflexion sur les difficultés auxquelles est aujourd'hui confronté l'espace Schengen, ainsi qu'une mise en perspective. Schengen permet-il de mettre en oeuvre correctement la liberté de circulation des personnes et des marchandises proclamée par les traités européens ? Quelle est votre appréciation des récentes mesures, dont certaines ont déjà été prises, avancées pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures ? Plus généralement, ne sommes-nous pas confrontés à un manque de confiance et de solidarité ? Dans ce cas, comment y remédier ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix à quinze minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yves Bertoncini prête serment.

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors

Je suis très honoré d'ouvrir cette série d'auditions sur les frontières européennes, le contrôle des flux de personnes et de marchandises et l'avenir de l'espace Schengen, qui tombe très à propos.

Monsieur le Président, vous avez bien voulu signaler que l'Institut Jacques Delors avait beaucoup publié sur le sujet. Je ne peux donc commencer ce propos sans faire référence à notre ancien Président António Vitorino, sous l'égide duquel nous avons beaucoup travaillé sur ce sujet. En tant qu'ancien commissaire européen à la justice et aux affaires intérieures, il nous a apporté et nous apporte encore une expertise très précieuse. Notre nouveau Président, Enrico Letta, a été lui aussi aux premières loges face à la crise migratoire quand il était Président du Conseil italien. Je m'appuierai sur l'ensemble de nos travaux, conduits à Paris et depuis notre bureau en Allemagne, que je vous ai déjà communiqués.

Il faut partir du fait que Schengen est une réalisation concrète créant une solidarité de fait, selon les termes de la déclaration Schuman, réalisation née dans un cadre franco-allemand, donc en dehors de la sphère communautaire, pour des raisons très pragmatiques. Elle a concerné d'abord deux pays, puis très vite cinq, avec les pays du Benelux.

Quand on parle de Schengen, il faut en évoquer la genèse et rappeler que cela marche. Ce dispositif a permis depuis environ vingt-cinq ans à des centaines de millions de personnes de franchir nos frontières intérieures sans être contraintes de faire la queue en pure perte. Schengen est l'une des réalisations de l'Europe populaire. Ce matin, grâce à Schengen, 350 000 frontaliers français sont allés travailler au Luxembourg, en Suisse, en Allemagne et ailleurs. En ce moment même, des dizaines de milliers de chauffeurs routiers sont concernés. Cela évite aussi aux douaniers ces files d'attente qu'ils ont des difficultés à gérer et qui - j'y reviendrai, puisque c'est aussi le sujet - ne permettent pas d'arrêter les terroristes. C'est aussi l'occasion pour les petits commerçants et artisans établis de part et d'autre des frontières de recevoir des touristes, des frontaliers, des habitants à proximité qui viennent faire un petit tour, mais qui ne le feraient pas s'il leur fallait faire deux heures de queue à l'aller et au retour.

Je tiens à rappeler ce point en préambule : Schengen fonctionne, également parce qu'il est flexible. Cet espace réunit vingt-six pays, dont vingt-deux des vingt-huit pays de l'Union européenne, autour de l'idée qu'il faut en terminer non pas avec les contrôles - bien sûr qu'il en faut, simplement, il faut les redéployer -, mais avec les contrôles fixes et permanents aux frontières intérieures, tout en autorisant les États membres à les rétablir quand c'est nécessaire, je tiens à le souligner. On entend beaucoup parler d'une « suspension » de l'espace Schengen. Je n'en crois rien. Quand un accord contient des clauses de sauvegarde et que celles-ci sont activées, cet accord, qui est flexible, continue de s'appliquer.

Cela étant, Schengen, qui est tout autant un accord, un espace et un code, a été récemment confronté à deux crises très importantes : d'une part, la crise des réfugiés, d'autre part, la menace et les attentats terroristes.

Vous l'avez souligné, Monsieur le Président, ce sont à la fois des crises de solidarité et de confiance. Je traiterai donc ces deux crises l'une après l'autre, bien qu'elles aient des points communs, par exemple la communication politique, totalement inadaptée, à mon avis, à laquelle elles ont donné lieu du côté tant des États membres que de l'Union européenne.

Il s'agit d'une crise de copropriétaires et de copropriété, en termes de confiance et de solidarité, qui s'est d'abord exprimée lors de la crise migratoire et de l'afflux migratoire massif. Elle affecte l'espace Schengen dans la mesure où la suppression des contrôles systématiques aux frontières intérieures s'est accompagnée de la surveillance des frontières extérieures par les pays géographiquement concernés, par exemple la Grèce et l'Italie.

La crise migratoire de l'espace Schengen traduit aussi une crise du règlement de Dublin. En effet, indépendamment du code Schengen, les Européens ont décidé que, quand des demandeurs d'asile arrivent aux frontières extérieures de l'Union européenne, leur demande d'asile doit être examinée dans le pays d'entrée, et seulement dans ce pays. Voilà qui entérine de facto une asymétrie géographique très forte. Cela signifie, en effet, que les demandeurs d'asile, à moins d'arriver en parachute directement à Berlin, demandent l'asile en Grèce, en Italie et dans les pays du Sud, puisque c'est de ce côté qu'arrivent les flux de réfugiés que l'on a connus très récemment.

Cette situation doit constituer un point de réflexion pour votre commission d'enquête. Si les pays que l'on charge du contrôle aux frontières extérieures doivent filtrer, mais aussi instruire toutes les demandes d'asile sans que les pays voisins viennent à leur secours et sans qu'il y ait une répartition de la charge des demandeurs d'asile, on comprend que, face à un afflux massif exceptionnel, ils ne soient pas forcément volontaires... Le président Berlusconi, dans son style coutumier, avait été assez franc à ce sujet au début des « printemps arabes » : « Pourquoi voulez-vous que je contrôle ces demandeurs d'asile tunisiens et que je les garde chez moi, puisque ce n'est pas chez moi qu'ils veulent venir ? Puisqu'ils veulent partir, je les laisse partir. » On a tenté de corriger ce problème de solidarité avec le fameux mécanisme de relocalisation de 160 000 demandeurs d'asile pour les pays où un afflux massif a été constaté, c'est-à-dire la Grèce et l'Italie. Or ce mécanisme de relocalisation fonctionne très mal : 8 000 demandeurs d'asile étaient concernés sur les 160 000 à la fin du mois de décembre. Une réflexion reste à mener sur ce qu'il est possible ou souhaitable de faire en matière de solidarité. Des mécanismes pérennes sont à mettre en place si l'on veut que les États du Sud, ceux qui gardent nos frontières extérieures, se sentent soutenus et responsabilisés face à ces afflux migratoires massifs.

Une crise de confiance touche aussi ces États. J'ai entendu un très haut diplomate allemand affirmer que, dans cette crise migratoire, les Italiens avaient réussi à « se faire passer pour des victimes alors qu'ils étaient des coupables » - phrase extrêmement « allemande » d'ailleurs si vous me permettez cette remarque ! En d'autres termes, les Italiens, les Grecs étaient soupçonnés de n'avoir ni la volonté de contrôler leurs frontières ni la capacité à le faire. Or il est très dur de contrôler la frontière gréco-turque.

Ce problème de confiance est en passe d'être réglé. En effet, la création des hotspots, mais surtout du corps européen de garde-frontières, est une façon de réduire ce déficit de confiance. Il faut travailler sur cette équation : c'est à nous de surveiller les frontières extérieures de l'espace Schengen, car ce sont « nos » frontières. Les avoir laissées aux Grecs et aux Italiens n'est en rien une naïveté : c'est un problème de souveraineté. Il faut une souveraineté partagée pour des frontières déjà partagées. Cela a été mis en place sous l'effet d'une crise, comme c'est souvent le cas en matière européenne, et il faut pérenniser la création du corps européen de garde-frontières au-delà de cette période de crise. Du point de vue politique, c'est assez logique.

L'espace Schengen a également été confronté à un second défi, celui de la menace terroriste et même, très concrètement, des attentats terroristes. Nous avons alors constaté des réflexes nationaux inverses à ceux de la crise des réfugiés. Dans le contexte terroriste, en effet, la solidarité est plutôt instinctive : instinctivement, on peut se sentir proche de la France après les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre, ou, plus récemment, de l'Allemagne après les attentats de Berlin. Spontanément, il y a un élan. Il n'en est pas de même en matière d'asile : cela entraîne au contraire une crispation, y compris en France, et l'on se demande s'il faut vraiment accueillir ces demandeurs d'asile. Si la solidarité existe en matière de lutte contre le terrorisme, un problème de confiance demeure malgré tout.

La solidarité instinctive a eu un effet transformatif sur le code Schengen, qui organise la coopération policière et judiciaire entre les pays de l'Union européenne. Après les attentats du 13 novembre 2015, notamment sous l'impulsion de la France, il a été possible d'adopter à l'échelon européen le fameux échange plus ou moins systématique des données concernant les passagers aériens qui voyagent en direction ou au sein de l'espace Schengen. Le code Schengen a également été modifié afin de pouvoir contrôler les Européens revenant de l'extérieur. Avant, ce n'était pas le cas. Maintenant que l'on constate que des Européens vont en Syrie et en reviennent, il le faut. Le code Schengen est donc flexible.

Des efforts ont également été accomplis pour durcir le commerce des armes au sein de l'Union européenne, pour contrôler le financement du terrorisme. La France a également activé - c'est symbolique, mais aussi concret - l'article 42-7 du traité de Lisbonne, clause de solidarité qui a permis aux Français d'être soutenus dans leur effort visant à combattre le terrorisme à la source, c'est-à-dire non pas aux frontières, mais en Syrie et en Irak. Dans les frappes qu'elle a menées et dans la façon dont elle a éliminé sur place des terroristes, la France a bénéficié du concours de très nombreux États membres de l'Union européenne, sous une forme ou sous une autre. Sur ce sujet, il faudrait communiquer davantage : les Français n'ont pas conscience que d'autres Européens les aident à la suite de l'activation de cet article.

Cela étant, le problème de confiance demeure. Il faut répéter que l'on n'arrête pas les terroristes aux frontières - je ne connais pas d'exemple. Quand ils arrivent aux frontières, les terroristes sont sur leurs gardes ; or, il faut les arrêter quand ils ne sont pas sur leurs gardes. Il faut aller les traquer en Syrie ou en Irak, et là où ils se cachent en Europe, ce qui nécessite de la coopération policière et judiciaire. Malheureusement, nous avons constaté une certaine forme de crispation qui allait à l'encontre de cette logique, sans laquelle on n'arrête pas les terroristes : il n'est qu'à prendre l'exemple franco-belge, juste après le 13 novembre. Fort heureusement, des progrès ont été réalisés, puisque Salah Abdeslam, le terroriste fugitif du 13 novembre, a pu être arrêté en Belgique, grâce à une coopération franco-belge, et être ensuite rapidement remis aux autorités françaises dans le cadre d'un mandat d'arrêt européen.

Il faut souhaiter que ce soit l'annonce d'un changement de logique, notamment celle de l'approfondissement de la coopération policière et judiciaire contre le terrorisme en matière de renseignement. Sur ce point, de nombreux progrès restent à faire. Les attentats du 13 novembre 2015 ont montré qu'il était très difficile de faire coopérer la police et la justice au sein d'un même pays. À l'échelon européen, il faut franchir une « barrière d'espèce », si je puis dire, pour approfondir cette coopération, faute de quoi les services de police, de justice et de renseignement, qui accomplissent un travail formidable, se rendent coupables de non-assistance à personne en danger. Tout circule au sein de l'espace Schengen : la très grande masse des honnêtes gens comme quelques criminels délinquants et terroristes. Cependant, si l'information et le renseignement ne circulent pas, il y a un problème. La direction est claire : il faut davantage partager le renseignement.

Sur ce point, l'autre question centrale, qui n'est pas européenne, c'est celle des moyens financiers, humains et technologiques dont peuvent disposer les services de police, de justice et de renseignement. Des progrès ont été réalisés en France ; je pense qu'il en sera de même en Allemagne. Il faut plus de moyens financiers, humains et techniques pour traquer les terroristes où ils se trouvent.

Je m'attarderai maintenant sur le problème de la communication politique qui entoure l'espace Schengen lorsque celui-ci est confronté à des crises migratoires et terroristes.

« Schengen » est l'une des marques de l'Europe, comme Erasmus et Airbus. Or cette marque est prise en étau entre deux représentations mystiques et mythologiques des frontières ou de l'absence de frontières.

Ainsi, il est tout à fait frappant que les autorités nationales continuent de communier autour de la mystique des « bonnes vieilles frontières » qui nous protègent. Le soir du 13 novembre, sous le coup de l'émotion, François Hollande a annoncé que sa première décision était de « fermer les frontières ». Il ne l'a pas fait, car « fermer les frontières » signifie que plus rien ne passe, plus aucune personne, plus aucune marchandise. Qui plus est, parce que la COP21 avait lieu deux semaines plus tard, il avait eu la possibilité, dès le matin même, de rétablir le contrôle systématique aux frontières. C'était donc déjà fait. D'une certaine façon, il l'a ré-annoncé.

Nous savons bien que Salah Abdeslam a été contrôlé à la frontière franco-belge, mais n'a pu être arrêté parce que les renseignements n'avaient pas été échangés correctement entre la France et la Belgique. François Hollande a donc communiqué autour de cette idée que c'est à la frontière que tout se passe, que la menace vient de l'extérieur et qu'on sera bien mieux protégé avec des frontières. Après les attentats de Berlin, Angela Merkel n'a pas dit cela. Tant que les responsables politiques nationaux continueront, comme cela a été le cas en France, de communiquer autour de cette idée que les « bonnes vieilles frontières » nous protègent et que c'est à la frontière que l'on peut se défendre, il y aura un problème de représentation de l'espace Schengen. L'espace Schengen est une boîte à outils pour coopérer ; on n'arrête pas les terroristes aux frontières. On a besoin d'espions pour arrêter les terroristes, pas de plantons !

Dans le cadre de la crise migratoire, on voit bien l'effet de cette communication politique qui consiste à dire aux passeurs de ne plus venir, puisque les contrôles ont été rétablis aux frontières franco-belges ou austro-allemandes. Dans ce contexte, cette communication politique est un peu plus excusable, si je puis dire.

Mesdames, Messieurs les Sénateurs, puisque vous êtes membres d'une commission d'enquête, je vous encourage à vous rendre sur le terrain et à voir ce qui se passe aujourd'hui même ou demain à la frontière franco-belge, par exemple. Je me suis rendu à la frontière slovaque, à la frontière entre le Danemark et la Suède. Rétablir le contrôle systématique aux frontières nationales est une possibilité laissée aux États : ceux-ci l'annoncent, mais ne le font pas, en raison de l'interdépendance économique et humaine entre les pays de l'espace Schengen. C'est d'ailleurs pour cette raison tout à fait pragmatique que l'espace Schengen a été conçu, et non pour des raisons idéologiques par des « technocrates de Bruxelles ». Aujourd'hui, rétablir un contrôle systématique et permanent aux frontières intérieures de l'espace Schengen coûterait beaucoup trop cher et stériliserait les moyens humains et financiers qui sont beaucoup plus utiles, par exemple face au terrorisme, pour la coopération policière et judiciaire et pour agir à la source, en frappant en Irak et en Syrie.

Par souci d'équilibre, je conclurai en déplorant la communication inadéquate des autorités européennes, qui communient dans une autre mystique, la mystique circulatoire. C'est sans doute lié au traité de Rome, qui structure les réflexes bruxellois en la matière. Rétablir ponctuellement le contrôle aux frontières nationales, ce n'est pas « suspendre » Schengen, c'est aussi appliquer Schengen, car Schengen, ce n'est pas que la liberté, c'est aussi la sécurité. Pour la Commission européenne, mais aussi le Conseil européen, il faut en revenir « à l'esprit de Schengen ». Or nous sommes toujours dans Schengen et, à cette heure-ci, Schengen fonctionne. Il doit le faire sous l'angle de la liberté, mais aussi sous celui de la sécurité. Il faut être très attentif à la façon dont Schengen est perçu et parfois mal défendu, y compris à Bruxelles par ceux-là mêmes qui prétendraient le soutenir.

Photo de Jean-Claude Requier

Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman, qui connaît bien le Sénat puisqu'il y a travaillé de 1983 à 1998, en particulier en tant que directeur de cabinet du président René Monory de 1992 à 1998.

La Fondation Robert Schuman est un think tank qui participe régulièrement aux travaux de notre assemblée et qui a notamment publié plusieurs études sur des sujets intéressant notre commission d'enquête, notamment s'agissant du retour aux frontières.

Monsieur le Président, notre commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous lui présentiez l'état de votre réflexion sur les difficultés auxquelles est aujourd'hui confronté l'espace Schengen, ainsi qu'une mise en perspective.

Schengen permet-il de mettre en oeuvre correctement la liberté de circulation des personnes et des marchandises, proclamée par les traités européens ? Quelle est votre appréciation des récentes mesures, dont certaines ont déjà été prises, avancées pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures ? Plus généralement, ne sommes-nous pas confrontés à un manque de confiance et de solidarité, et comment, dans ce cas, y remédier ?

Que penser de ce retour aux frontières sur lequel votre fondation a réfléchi ? Quels en seraient les bénéfices attendus, et les désavantages ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu public.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Dominique Giuliani prête serment.

Photo de François-Noël Buffet

Spontanément me viennent deux questions. En 2016, vous avez cosigné avec António Vitorino un texte dans lequel vous écrivez Schengen « Scheng-haine ». Que cachez-vous derrière cette expression ?

Qu'en est-il du rétablissement des contrôles aux frontières à l'intérieur du périmètre Schengen, puisque, d'après vous, les pays disent effectuer des contrôles, mais ne le font pas ? Voilà quelques semaines - c'était au début du mois d'octobre dernier -, dans le cadre des auditions préparatoires à l'examen du projet de loi de finances pour 2017, le ministre de l'intérieur d'alors, aujourd'hui Premier ministre, a annoncé devant la commission des lois du Sénat - je parle de mémoire - que, grâce à ce contrôle rétabli à nos frontières, on avait évité l'arrivée de 40 000 migrants sur notre territoire. Je ne comprends pas : l'a-t-il fait ou non ? S'il l'a fait, tant mieux. S'il ne l'a pas fait, pourquoi avoir fait cette déclaration ?

Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

Permettez-moi de dire tout le plaisir que j'ai à me retrouver devant votre Haute Assemblée, qui, une fois de plus, fait la preuve de son sérieux et de son sens de l'opportunité en se penchant sur l'un des problèmes qui préoccupent le plus nos concitoyens et les citoyens européens.

Comme le rappelait M. Gattolin lors de la précédente audition, l'Union européenne a été construite comme une confédération d'États à l'envers, car la construire à l'endroit dans les années 1950 aurait impliqué de poursuivre les conflits, les guerres et les oppositions. Concernant la libre circulation, qui est l'un des objectifs des traités européens, celle des personnes est venue après celle des biens, et la libéralisation progressive de la circulation des services et des capitaux. Elle est venue naturellement, comme une liberté supplémentaire qui a été offerte aux citoyens européens.

Il n'y a donc pas lieu d'en faire un fondement idéologique de la construction européenne. C'est une liberté qui nous a été permise par l'Union européenne et dont l'origine est intergouvernementale. Je tenais à le rappeler, puisque, dans l'ensemble des critiques que l'on porte sur l'espace Schengen, on met en cause les institutions communes de l'Union européenne. Or, comme le disait Yves Bertoncini, ce sont cinq États membres de l'Union européenne, dont le nôtre, qui ont jugé nécessaire d'offrir à nos acteurs économiques, sociaux, politiques et à nos citoyens une liberté supplémentaire qui, selon eux, a contribué, à partir de 1985, au développement de nos intérêts communs, qu'ils soient économiques, sociaux, matériels ou politiques. Si nous devions revenir sur cette liberté, il faudrait le faire en fonction des principes qui sont les nôtres, c'est-à-dire avec mesure et proportionnalité en fonction des impératifs de sécurité et de défense de nos concitoyens.

La question de l'immigration est devenue l'un des défis majeurs de l'Union européenne, car elle suscite des peurs et des mouvements de réaction politique. Les citoyens européens, notamment les Français, ont le sentiment que nous ne maîtrisons pas les mouvements migratoires. De ce point de vue, la crise de l'espace Schengen doit être analysée avec le plus de lucidité et d'objectivité possible.

Elle a été engendrée par une crise d'une exceptionnelle ampleur qui n'a pas été prévue. Elle était pourtant prévisible, parce que l'Europe est et restera encore pour longtemps le continent le plus exposé à la pression migratoire. Je rappelle que, dans les années 1960, Robert Schuman écrivait déjà que le destin de l'Afrique conditionnerait celui de l'Europe. Les prévisions démographiques de l'Organisation des Nations unies concluant à un doublement de la population du continent africain d'ici à 2050, on peut penser que la pression migratoire est devant nous pour longtemps.

En prévoyant l'ouverture progressive de la libre circulation en contrepartie d'un renforcement des frontières extérieures, il est clair que nous n'avons pas fait porter suffisamment notre attention sur le renforcement des frontières extérieures de l'Union européenne.

De plus, il me semble que certains de nos choix de politique étrangère à nos frontières mériteraient d'être questionnés par votre commission d'enquête, qu'il s'agisse des positionnements de nos diplomaties lors des « printemps arabes » ou des relations avec nos partenaires à nos frontières orientales. Ces prises de position diplomatiques ont des conséquences évidentes en termes de pression migratoire, qu'il s'agisse de migration économique ou de réfugiés.

Je rappelle que le Préambule de la Constitution de 1946, qui a été intégré à celle de 1958, rappelle que le droit d'asile fait partie de nos obligations juridiques et pas seulement morales. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes trouvés dans la difficulté d'accueillir à la fois des flots de réfugiés engendrés par les conflits à nos frontières et des flux de migrants économiques qui vont continuer.

Nous analysons la crise actuelle de l'espace Schengen comme un recul de la solidarité entre les États membres - nous l'observons dans d'autres domaines -, un affaiblissement de l'engagement des États membres au sein de l'Union européenne et la multiplication de vaines tentatives de repli national, particulièrement dangereuses pour l'ensemble des États membres de l'Union européenne, non seulement sur le plan collectif mais aussi sur le plan individuel.

Cette liberté supplémentaire qui a été donnée aux Européens a eu pour conséquence un développement des échanges économiques à l'intérieur de l'Union européenne, dont je rappelle qu'elle reste la première puissance commerciale du monde, le commerce intracommunautaire en faisant vraisemblablement la zone la plus importante dans ce domaine au monde. C'est une liberté de commercer à l'intérieur de l'Union européenne, mais aussi, pour les États tiers, de commercer avec l'Union européenne, qui reste le premier continent pour les investissements étrangers dans le monde et découle naturellement de l'Union économique et monétaire.

Le bilan est difficile à chiffrer. Vous évoquiez précédemment le coût d'une sortie de l'espace Schengen. Monsieur le Rapporteur, vous connaissez les travaux de France Stratégie ou de la fondation Bertelsmann. Je leur laisserai le soin d'exposer ces travaux qui sont ce qui se fait de plus sérieux, bien qu'ils alignent les milliards d'euros sans qu'il soit possible de confirmer ces chiffres en cas d'un retour à des frontières nationales. Toutefois, l'intérêt de ces études est de rappeler qu'au moins trois domaines seraient concernés : le tourisme, qui représente 85 millions de visiteurs pour la France, soit un apport de près d'un demi-point de PIB chaque année ; les travailleurs frontaliers, qu'évoquait précédemment M. Bertoncini ; le commerce et nos acteurs économiques en général. Dans une fourchette large, la fondation Bertelsmann estime que, pour l'Allemagne, le coût d'un retour à la situation précédant les accords de Schengen pourrait dépasser les 200 milliards d'euros d'ici à 2025.

Vous évoquez dans votre questionnaire la souveraineté nationale : avons-nous eu raison de partager notre souveraineté ? Je ne suis pas sûr que les accords de Schengen aient vraiment organisé des transferts de souveraineté. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est que nous devons nous interroger sur une conception moderne de la souveraineté nationale. Si, en vertu de la définition traditionnelle, est souverain celui qui peut décider - chez nous, démocratiquement -, des grandes options économiques, politiques et sociales sur un territoire défini, nul État dans le monde ne peut aujourd'hui être souverain sans coopération avec ses voisins et partenaires.

Cette coopération ne fait pas l'objet d'une communication politique sur le plan intérieur où que ce soit dans le monde. Nous rejoignons la question évoquée précédemment : cette interdépendance oriente et conditionne la politique de tous les États du monde, mais, au sein de l'Union européenne, elle a l'avantage de s'inscrire dans un droit connu et codifié par des traités, basé sur des valeurs partagées entre des États aux systèmes proches, même si certains sont différents.

Vous évoquiez notamment des États qui avaient moins de pouvoir, moins de prérogatives. Personnellement, je pense que c'est plutôt une question de volonté politique. C'est la raison pour laquelle je crois que mieux assurer nos choix souverains en matière d'immigration, c'est aussi accepter, dans la communication politique avec nos concitoyens européens, qu'en matière de sécurité, de défense et d'immigration, notre souveraineté passe par la coopération. Il nous faut rester pragmatiques pour assurer une maîtrise des flux migratoires dans la durée, pour notre pays, mais aussi pour l'ensemble de l'Union européenne, car nous ne pourrons pas rester isolés au sein d'un continent relativement petit par la taille et, par ailleurs, nous ne saurions faire face seuls à l'ampleur des défis posés par la pression migratoire que nous subirons à l'avenir.

Concernant les mesures qui ont été mises en oeuvre récemment, nous considérons que le chemin parcouru est considérable. Le renforcement de Frontex et son nouveau statut, la révision du code frontières Schengen et les possibilités d'une application souple de ses dispositions, le dispositif « frontières intelligentes », le partenariat avec cinq pays d'Afrique qui devrait être développé, sont autant d'avancées que nous devons à la Commission européenne, et particulièrement à son président, Jean-Claude Juncker, qui, dès l'origine, s'est engagé pour une meilleure maîtrise des flux migratoires. Dans son programme présenté en 2014, il mesurait déjà combien cette question était essentielle pour l'Union européenne. Personnellement, je regrette que nous ayons laissé aux institutions communes le soin de le faire. Je pense que c'est l'absence de volonté politique de certains États membres, dont peut-être le nôtre, qui explique que ces questions soient traitées ainsi. En tant que compétences partagées, l'immigration et l'asile ne peuvent être exercées seulement par des institutions communes. Elles nécessitent une volonté politique des États membres.

Pour améliorer la situation de l'espace Schengen, il faut d'abord renforcer les mesures qui ont déjà été prises, notamment pour Frontex. Monsieur le Rapporteur, vous rappeliez que son premier budget était de 19 millions d'euros, alors qu'il est maintenant de 254 millions d'euros ; cela prouve qu'on a tout de même pris la mesure, même tardivement, de la situation.

Par ailleurs, nous devons faire preuve de plus de fermeté, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'espace Schengen. Certains États membres, comme la Grèce ou l'Italie, devraient instaurer une sorte de conditionnalité interne. Nous devrions nous montrer plus fermes dans l'application des principes de Schengen vis-à-vis de ces États, en contrepartie d'une aide et du renforcement de Frontex ou de la création d'un parquet européen permettant de traquer les infractions aux législations européennes. Nous devrions instaurer une conditionnalité dans notre aide et étendre cette conditionnalité aux pays qui se montrent réticents à accueillir des réfugiés, notamment les pays d'Europe centrale et orientale, avec lesquels nous sommes particulièrement généreux.

Cette conditionnalité va de soi en matière externe. C'est d'ailleurs ce qu'a commencé à faire Mme Mogherini. Je crois qu'il faut développer cette action. Les fonds d'aide au développement de l'Union européenne sont considérables aussi bien en Afrique de l'Ouest qu'en Afrique de l'Est. Il faut conditionner nos aides à la signature d'accords de réadmission et à l'acceptation du retour des personnes qui seraient en infraction avec notre législation sur l'immigration. La France est le pays qui totalise le plus d'accords de réadmission signés, une quarantaine - même notre partenaire allemand n'en a pas signés autant ! Nous pourrions utiliser l'échelon européen pour en signer davantage.

Toutefois, cela ne saurait remplacer une volonté politique forte des États membres. Pour renforcer l'espace Schengen et en assurer la survie, ces derniers pourraient, par exemple, recourir à des accords qui ne seraient pas forcément signés à vingt-six. Il s'agit d'une réflexion générale concernant l'évolution de l'Union européenne que je suis prêt à défendre devant votre commission.

Je pense notamment que le mouvement d'intégration doit désormais se faire par l'exemple. Si notre pays prenait l'initiative, avec l'Allemagne, l'Italie, la Grèce ou l'Espagne, d'harmoniser les conditions de l'asile, les conditions d'accueil faites aux réfugiés, et bien sûr les politiques migratoires, sachant que les besoins sont différents dans chaque pays, avec un peu de temps et de délai, nous aurions peut-être un exemple de coopération qui pourrait ensuite être étendu à d'autres pays de l'Union européenne.

Comme Yves Bertoncini, nous ne souhaitons pas que la liberté donnée par l'espace Schengen puisse être amputée pour des raisons, au reste légitimes, de sécurité et de maîtrise des flux migratoires. Nous pensons que nous aurons besoin d'une immigration maîtrisée, que certains États membres de l'Union européenne, notamment l'Allemagne, auront plus de besoins de main-d'oeuvre et d'immigration que d'autres. Nous pensons également que les questions de sécurité, notamment face à la menace terroriste, devront être traitées avec le sérieux qui convient et que, pour cela, une préférence européenne est la condition de la puissance européenne évoquée par M. Bertoncini. Nous pensons, enfin, que c'est peut-être plus par l'exemple que par les procédures et les mécanismes législatifs que nous pourrons démontrer que nous avons la volonté politique de préserver cet espace de libre circulation.

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors

Monsieur le Rapporteur, je répondrai d'abord à votre dernière question. J'ai bien dissocié la communication politique de la réalité et souligné que cette mesure n'avait absolument aucun effet sur les terroristes : on n'arrête pas les terroristes aux frontières. En revanche, il n'en est pas de même en matière migratoire : dire aux migrants qu'il est inutile de venir parce que les frontières entre la France et la Belgique, par exemple, sont rétablies peut avoir un effet. J'ai d'ailleurs précisé qu'il était possible et parfois souhaitable de le faire, tant qu'il n'y avait pas de confiance dans le contrôle des frontières extérieures, même si c'est en passe d'être réglé.

Permettez-moi une anecdote toute récente. Je suis retourné dans mes Alpes natales pour les fêtes de fin d'année. On a arrêté près de la frontière franco-italienne, vers Montgenèvre, deux véhicules qui tentaient de transférer en France des migrants clandestins. Bien sûr qu'il faut des contrôles, mais il ne les faut pas qu'aux frontières. Il faut traquer les réseaux de passeurs, les prendre à la source, passer des accords avec les pays d'origine - un accord a d'ailleurs été conclu entre l'Union européenne et la Turquie. Il faut travailler beaucoup plus en amont qu'aux frontières.

L'anecdote que j'ai relatée se passait par ailleurs à Montgenèvre, la nuit, sur une route où il y avait peu de passage ; cela n'a donc pas causé un grand désagrément. En revanche, si l'on veut agir de la même façon à la frontière franco-belge en ce moment même, alors qu'il y a six cent vingt kilomètres de frontières et mille points de passage, sachant que les clandestins n'empruntent pas les autoroutes principales, on bloquera tout le monde pour rien !

Bien sûr, on a pu empêcher des migrants d'entrer sur le territoire français, aux frontières ou en deçà, mais, sur cette question, la France devra aussi traiter avec ses voisins, notamment l'Allemagne. Je parle non pas des migrants clandestins, qui n'ont pas à rentrer et qui doivent évidemment être reconduits, mais des demandeurs d'asile. En effet, la France n'a pas été confrontée à un afflux massif de demandeurs d'asile, contrairement à l'Allemagne. Il s'agit plus là d'un enjeu d'ouverture et de solidarité vis-à-vis des demandeurs d'asile venant de Grèce, d'Italie, voire d'Allemagne que d'un enjeu de fermeture.

Concernant Schengen, en effet, pourquoi tant de haine, pourquoi tant de « Scheng-haine » ? J'y ai déjà fait un peu allusion, c'est d'abord un problème lié aux autorités nationales. Sur ce point, je dissocie l'Allemagne de la France. Il n'y a pas eu de la part d'Angla Merkel de dénonciation de Schengen, même si on a pu entendre des discours de cette nature en Allemagne.

Alors que la France a été frappée par d'horribles attentats terroristes au mois de novembre 2015, pourquoi stigmatiser l'étranger et rétablir les frontières dans un pays qui, en outre, a pratiqué la ligne Maginot... ? C'est assez étonnant, car cela ne nous a pas protégés de grand-chose ! Or, dans le même temps, les autorités nationales se sont bien gardées de mettre en cause la police et la justice, qui ont pourtant failli. Le travail de la police, de la justice et du renseignement est difficile, mais avec Charlie Hebdo et le 13 novembre, on est face à des défaillances terribles que l'on connaît maintenant. Pourquoi alors s'en prendre à Schengen ? C'est la traditionnelle logique du bouc émissaire. Cela rejoint peut-être une figure de la mythologie politique, celle de nos « bonnes vieilles frontières ». Il faudrait que tout le monde aille voir le film de Dany Boon, Rien à déclarer, qui montre cet attachement et ses limites. La logique du bouc émissaire fonctionne d'autant plus en cas de choc traumatique émotionnel.

Sur la partie européenne, en revanche, c'est une forme de haine de soi. C'est aussi dû au fait de mal défendre Schengen, de ne le défendre en tout cas que comme une réalisation « libérale », si je puis dire, pour les élites. Or la réalité de Schengen, c'est une Europe populaire, du quotidien. Peut-être est-ce parce que cela a été lancé en dehors de l'Europe de Bruxelles au début, par cinq pays, avant d'être communautarisé de jure et de facto ? 350 000 frontaliers en France, des douaniers qui n'en pouvaient plus, des transporteurs routiers, des petits commerçants et artisans : d'une part, c'est de la liberté populaire. D'autre part, c'est de la sécurité : des frontières intelligentes, la coopération policière et judiciaire, l'action à la source, etc., tous ces sujets que vous allez aborder dans le cadre de cette commission d'enquête.

Malgré cela, certains à Bruxelles défendent très mal Schengen. C'est catastrophique et, je le répète, c'est une forme de haine de soi. En d'autres termes, quand les États membres actionnent les clauses de sauvegarde pour mieux protéger leur population, soit de façon symbolique, soit de façon concrète, ils « violeraient » Schengen : cela veut dire que Schengen n'est pas la sécurité. C'est une mauvaise perception de ce qu'est Schengen, c'est-à-dire non pas seulement un espace, mais aussi un code.

Photo de François-Noël Buffet

Pensez-vous qu'à ce stade, indépendamment de la volonté politique de tel ou tel pays, une réelle politique migratoire européenne soit possible ? En effet, nous savons que, si la problématique est européenne, nos législations sont nationales. Sommes-nous, de votre point de vue, capables de nous doter d'une législation migratoire européenne ?

Photo de François-Noël Buffet

Pensez-vous que tous les pays qui constituent l'espace Schengen ont le même niveau d'efficacité en termes de protection des frontières extérieures à ce périmètre ? Par ailleurs, la solidarité entre les pays joue-t-elle réellement lorsque l'un d'entre eux a plus de difficultés que d'autres à remplir cette mission ?

Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

Non, je ne le crois pas, Monsieur le Rapporteur. C'est la raison pour laquelle j'évoquai une politique migratoire partagée par quelques États membres. Je pense que c'est ainsi, dans ce secteur comme dans d'autres, que l'Union européenne pourrait rebondir.

M. Gattolin rappelait que j'avais pris position personnellement pour dire qu'il ne fallait pas refonder l'Europe. Je crois en effet que les fondations sont solides. L'idée de coopération a été acceptée par nos opinions publiques. On le voit dans toutes les études. En revanche, il faut peut-être rebâtir les murs et refaire le toit. C'est la raison pour laquelle, en matière migratoire, je pense qu'il faut donner l'exemple à quelques-uns, sans forcément s'inscrire dans une optique communautaire.

J'ai tout à fait conscience, disant cela, de ne pas répondre au schéma traditionnel qui est celui de la Fondation Robert Schuman, mais je crois qu'il faut être très pragmatique : c'est comme cela que Schengen est né, et c'est comme cela qu'il peut rebondir et devenir plus efficace.

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors

On peut presque faire un parallèle avec la crise de la zone euro, malgré une différence notable : on est dans la zone euro ou en dehors d'elle. Schengen permet des flexibilités, notamment le rétablissement ponctuel de contrôles. Je le précise parce que l'on prédisait à un moment la « mort de Schengen ». Au pire moment, neuf États sur vingt-six ont rétabli leurs contrôles aux frontières nationales, ce qui est tout à fait normal et légal. C'est le climat dans lequel cela s'est fait qui a été dommageable : que la France et la Belgique, la Suède et le Danemark, l'Autriche et l'Allemagne soient en bisbille témoigne d'un problème d'esprit entre ces États membres. Aujourd'hui, seuls quelques États membres font encore usage de ces clauses de sauvegarde, et pour trois mois - l'Autriche, l'Allemagne, la Suède, le Danemark -, auxquels il faut ajouter la France, pour des raisons liées à l'état d'urgence. Nous nous dirigeons vers un retour à la normale, si je puis dire.

Pourquoi ? Parce qu'une course contre la montre est engagée sur ces enjeux de confiance. Pourquoi ne voulait-on pas que ces États membres prennent leurs propres précautions s'ils pensaient que, notamment en Grèce et en Italie, tout passait, y compris, certains terroristes infiltrés ?

Comme pour la zone euro, nous avons élargi l'espace Schengen, accepté des États membres qui souhaitaient rejoindre cet espace, sans en tirer toutes les conséquences sur la façon dont il fallait contrôler ce que ses États membres faisaient, voire se substituer à eux - même si cela n'est pas dit ainsi. Le corps européen de garde-frontières permet de réduire le déficit de confiance. C'était d'ailleurs une condition sine qua non pour que, les frontières étant mieux gardées à l'extérieur, les États membres puissent considérer que la fluidité de circulation à l'intérieur de l'espace Schengen peut être maintenue, sauf cas exceptionnel.

Même si c'est insuffisant, cela permet de réduire le déficit de confiance entre États membres : on a beaucoup parlé de déficit de solidarité, alors que c'est plutôt d'un déficit de confiance qu'il s'agit. Sans doute fallait-il une crise aussi aiguë pour actionner et activer ce partage de la souveraineté qui n'est pas encore terminé, car il est très difficile en matière de police, de justice et de renseignement. Il faut poursuivre cette logique sans laquelle se maintiendra toujours la tentation d'en revenir aux « bonnes vielles frontières nationales », au moins en théorie, même si c'est pure mythologie face au terrorisme.

Photo de Jean-Pierre Vial

M. Gattolin disait précédemment que l'Europe avait été construite à l'envers, et que le régalien ne faisait pas partie de son corpus politique. Or, des mesures sont prises aujourd'hui pour donner à l'Europe les moyens d'intervenir en matière d'immigration, comme Frontex et les garde-frontières. Je m'interroge sur la nécessité de mettre en place de tels moyens plutôt que d'utiliser les capacités des États en mobilisant davantage leur police et leur justice, y compris au niveau européen. Quelle est votre position à ce sujet ?

Photo de François-Noël Buffet

Ne pensez-vous pas que l'espace Schengen est un outil pertinent, mais qui n'a pas pu montrer toute sa pertinence, faute pour les États de lui avoir donné les moyens nécessaires, à l'instar de ce qui se passe aujourd'hui avec Frontex, agence qui est restée longtemps une très bonne idée, mais dont la concrétisation était impossible faute de budget ? Aujourd'hui, par la force des choses, la situation évolue. Si on décidait de supprimer Schengen, peut-on en estimer aujourd'hui les conséquences ?

Photo de Jacques Legendre

J'entends bien l'appel au pragmatisme qui vient de nous être lancé, mais si, au sein de l'espace Schengen, certains pays ont des politiques d'accueil migratoire différentes, cela ne va-t-il pas conduire à créer des frontières à l'intérieur de Schengen ? Comment gérer cette situation ?

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors

Là encore, le parallèle avec la zone euro est assez tentant.

Revenons-en aux faits. François Mitterrand et Helmut Kohl dînent un soir à Strasbourg, voient les camions sur le pont de Kehl et décident que cela ne peut plus durer : « Maintenant que nous sommes interdépendants, à quoi sert-il d'arrêter tous ces camions ? » Les douaniers eux-mêmes n'en pouvaient plus. Des grèves de douaniers avaient eu lieu dans les Alpes, parce qu'ils se faisaient insulter. Et tout cela avait un coût. Schengen s'est construit sur ces bases très pragmatiques et pas du tout idéologiques. Les Pays-Bas ont voulu rejoindre cet espace pour des raisons tout aussi pragmatiques, se demandant ce qu'il adviendrait de Rotterdam si le flux commercial franco-allemand arrivait directement de Hambourg en France. Cela s'est fait à cinq.

Ensuite, Schengen a été élargi et les précautions que l'on prend aujourd'hui vis-à-vis de pays comme la Roumanie ou la Bulgarie, qui s'estiment maltraités alors qu'ils n'ont guère plus à se reprocher que la Grèce quand celle-ci a été admise dans l'espace Schengen, n'ont pas été prises à l'époque. Or il n'est pas sûr que leurs douaniers soient suffisamment payés pour être insensibles à la corruption. En plus, intégrer la Bulgarie et la Roumanie créerait une continuité terrestre avec la Grèce, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui : quand on entre en Grèce, il faut ressortir de l'espace Schengen pour y revenir par voie terrestre. On fait donc plus attention aujourd'hui vis-à-vis de pays non encore entrants, y compris la Croatie.

On fait aussi plus attention à la façon dont ceux qui font déjà partie de cet espace peuvent accepter une forme de surveillance, voire de partage de leur souveraineté. Ce n'était pas possible à froid. António Vitorino, l'ancien président de notre Institut, a bien essayé de proposer un corps européen de garde-frontières au début des années 2000, mais sans succès. Comme bien souvent en matière européenne, c'est à chaud que tout se passe : quand on est confronté au choix du retour en arrière ou d'une avancée dans la même logique, on va plutôt dans la même logique, avec des coûts politiques très forts à chaque fois.

J'en viens à la question du coût du démantèlement. Nous avons établi une compilation des coûts, la Commission européenne, la fondation Bertelsmann l'ont fait. Au-delà des dizaines de milliards d'euros que l'on peut jeter dans le débat, il faut être très précis et très concret sur ceux que cette décision toucherait très concrètement.

Ainsi, les frontaliers, au nombre de 350 000, qui sont partis ce matin et vont revenir ce soir, seront contrôlés systématiquement, car, si l'on décide de contrôler un flux, il faut contrôler tout le monde. Cela leur coûtera du temps, donc de l'argent : ils devront partir bien plus tôt le matin et rentreront bien plus tard le soir. Cela leur coûtera de l'essence. C'est très concret : 350 000 emplois, cela concerne un million de personnes, si on élargit à la famille. Les routiers aussi seront contrôlés. J'ai vu cela dans ma jeunesse au tunnel du Fréjus, quand j'allais jouer au football dans la vallée de la Maurienne : on voyait défiler des camions qui passaient une demi-journée au tunnel du Fréjus. Tout cela représente du temps, de l'argent ; ce seront peut-être des marchés perdus pour les entreprises.

Ceux qui seront touchés ne seront pas seulement ceux qui voyagent. Le seront aussi ceux qui produisent et vendent dans les pays d'à côté. La France est l'un des plus grands pays touristiques. Les touristes qui viennent de Bruxelles à Lille juste pour la journée ne viendront plus s'ils doivent passer une heure trente à la frontière à l'aller et au retour. Le Royaume-Uni perd déjà des touristes à cause de cela. De nombreux étudiants à Sciences-po m'ont affirmé avoir un visa Schengen et ne pas aller au Royaume-Uni, parce que cela coûte de l'argent. Les petits commerces de part et d'autre des frontières seront aussi touchés.

En additionnant tous ces coûts, on parvient à une estimation de l'ordre de 5 à 20 milliards d'euros pour la France. France Stratégie a effectué des calculs. Jean Pisani-Ferry vous livrera sa propre estimation. Ce démantèlement aurait des coûts très importants qu'il faut absolument mettre en regard de l'efficacité, car c'est aussi de cela qu'il s'agit.

On peut affirmer que la sécurité des Français a un prix et qu'il faut rétablir les contrôles systématiques à la frontière franco-belge, pour ne prendre que cet exemple. Cela concerne six cent vingt kilomètres de frontières. Il faudrait placer un douanier par kilomètre - et encore, on n'est pas sûr qu'il voie tout passer -, prévoir que les douaniers fassent les trois-huit, car leur présence doit être permanente, soit environ 2 000 douaniers. Cela a un coût. Qui plus est, cela ne sert à rien pour arrêter les terroristes, qui passeraient encore, d'une autre manière, la nuit.

Cela découragerait sans doute certains passeurs, mais, encore une fois, il faut traiter le problème à la source et conclure des accords avec les pays d'origine et de transit. Nous sommes dans les bonnes résolutions de début d'année : essayons d'apaiser ou de traiter les crises syrienne, irakienne, libyenne, mais ne pénalisons pas aux frontières intérieures tous les Européens qui bénéficient de l'espace Schengen au quotidien.

Photo de André Gattolin

La commission des affaires européennes a eu l'occasion d'auditionner Fabrice Leggeri, directeur de Frontex. Il ressort de nos entretiens qu'en raison de la localisation du siège de l'agence à Varsovie, les postes ne sont pas du tout attractifs pour ceux qui ont choisi une carrière européenne. Je crois que le niveau de salaire est de 60 sur 100. De ce fait, une administration qui est essentiellement polonaise ou issue des pays baltes gère des questions qui concernent très directement les pays du Sud, et qui appellent des niveaux de compétence élevés.

J'évoquai le fédéralisme inversé et la manière parfois un peu baroque que l'on a de construire l'Europe. Il est positif d'avoir donné à la Pologne une grande agence comme Frontex, mais on n'en a pas mesuré toutes les conséquences, y compris en termes de compréhension des problèmes de frontières maritimes du sud de l'Europe et de capacité de recruter les meilleurs éléments au niveau européen.

Photo de Jacques Legendre

Vous avez parlé de la difficulté ou de l'impossibilité de tenir une frontière. Historiquement, ce n'est pas vrai. Pendant des années, la France a eu des frontières qui étaient complètement contrôlées. Il suffisait d'y mettre les moyens. Nous avons choisi de démanteler progressivement les moyens que nous mettions à la frontière en termes de lignes de douane. Dans le folklore du Nord, on se souvient encore des douaniers qui, avec leurs chiens, traquaient les passeurs de tabac entre la France et la Belgique. Était-ce très utile ? Je n'en suis pas persuadé et je crois que personne ne plaide pour un tel retour. Ceux que l'on traquait à la frontière, c'étaient les étrangers éventuellement animés d'intentions belliqueuses, par exemple à la frontière franco-allemande. C'était surtout du contrôle économique. Nous sommes entrés dans une autre période. On ne peut pas dire qu'il est impossible de tenir une frontière. Pour un pays comme la France, c'est possible, mais cela coûte cher et ce n'est pas nécessairement économiquement rentable. On a fait un autre choix, celui d'un espace de circulation.

Vous avez raison de dire que c'est sans doute l'un des acquis les plus populaires de l'Union européenne. Mais était-il logique de diminuer comme on l'a fait, de manière très importante, les contrôles internes, alors que nous n'avions plus de douaniers ? Les contrôles de police sont tout de même assez aléatoires. Salah Abdelslam a été contrôlé par la gendarmerie française au poste de péage autoroutier de Cambrai. Il y a eu sans doute en Belgique un dysfonctionnement interne, puisque les services belges consultés n'avaient rien qui justifiait une arrestation. C'est une demi-heure après que les gendarmes ont relâché l'intéressé qu'un nouvel avis est arrivé de Bruxelles informant qu'il fallait le garder. Cela s'est passé non à la frontière, mais à un poste de péage autoroutier, qui se situe à quarante kilomètres de la frontière et qui est physiquement le seul endroit où il y a un contrôle entre Bruxelles et Paris. S'y trouvent parfois les douaniers, souvent les gendarmes, et les voitures sont obligées de s'arrêter pour payer le péage. Voilà la réalité perçue de la frontière.

Notre problème n'est-il pas que, lorsque l'on a voulu cet espace libre de circulation de Schengen, on n'a pas mis en place aux frontières extérieures un système de contrôle efficace ? Pour avoir récemment conduit une mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, j'ai été frappé par le fait que les Turcs ont longtemps laissé passer tous ceux qui voulaient entrer en Grèce au point que la Grèce s'est trouvée submergée. Or, une fois que l'accord a été conclu, comme par miracle, pratiquement plus personne ne passait de Turquie en Grèce. Cela montre bien que les Grecs avaient du mal à contrôler leurs frontières, mais que les Turcs, quand ils le voulaient, contrôlaient assez bien la leur.

Sur les limites extérieures de Schengen, le problème concerne non seulement l'état des contrôles frontaliers sur les territoires de Schengen, mais aussi la volonté ou la mauvaise volonté de ceux qui sont de l'autre côté de la frontière. Les Turcs contrôlent quand cela les arrange. Pour les Italiens, le problème, c'est bien l'inexistence d'un État libyen : quand on arrête en Italie quelqu'un qui veut passer en Europe, on ne peut pas le ramener en Libye, on est obligé de l'admettre sur le territoire européen. On comprend alors la tentation italienne qui consiste à les laisser partir. Jusqu'à une époque récente, cela se terminait sur les quais de Calais.

J'aimerais connaître votre sentiment, non sur la critique des bonnes vieilles frontières de papa, mais, très précisément, sur ce qu'il faut faire pour avoir une sécurité réelle aux frontières de Schengen et sur un mode de contrôle de la circulation des personnes à l'intérieur de l'espace Schengen revu et corrigé puisque, quand certains circulent à l'intérieur de Schengen, il y a parfois intérêt à être fixé assez vite sur leur dangerosité ; on l'a vu avec Salah Abdelslam.

Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

S'agissant de Frontex, le risque est effectivement de créer une unité européenne de sauvetage en mer. Étant moi-même officier de marine de réserve, je sais que la fonction de garde-côte est précise. Par exemple, en France, la marine et les douaniers travaillent sous l'autorité du Premier ministre, et c'est ce dernier ou son cabinet qui donnent l'ordre d'ouvrir le feu si l'on doit intercepter des trafiquants de drogue en mer, ce qui n'existe pas au niveau européen. Je suis donc extrêmement sceptique sur l'idée de garde-côtes européens. En revanche, il est tout à fait essentiel d'avoir un contrôle de nos frontières et d'aider les États défaillants à le faire, et il me semble que Frontex peut le faire correctement. Son directeur est tout à fait dans cet état d'esprit. Il est l'un de nos compatriotes et, ayant servi dans l'administration française, il en connaît le fonctionnement.

Vous avez raison, Monsieur Gattolin, le fait que le siège de Frontex se trouve en Pologne n'est pas forcément le choix le plus opportun, mais ce sont nos chefs d'État et de gouvernement qui en ont ainsi décidé. Personnellement, j'aurais trouvé intéressant de situer ce siège au sud de l'Europe. D'après mes informations, la Pologne n'avait pas ratifié l'année dernière l'accord de siège de Frontex. Mais, comme je l'ai écrit dans un éditorial, peut-être l'a-t-elle fait depuis.

Quoi qu'il en soit, la situation de Frontex en Pologne n'est pas satisfaisante, tant sur le plan matériel que vous évoquiez que par l'engagement des autorités polonaises en faveur de l'agence. Nos amis polonais ont le tort de regarder plus à l'Est qu'au Sud, et je crois que, si nous devons avoir des relations normalisées avec nos grands voisins de l'Est, il ne faut pas multiplier les obstacles. Les grands sujets que nous avons au Sud sont à mon avis plus importants pour l'Union européenne. Vous avez raison, Monsieur Vial, c'est une question de mobilisation des moyens nationaux et de volonté politique.

C'est pourquoi je comprends très bien la question de M. Legendre, qui évoquait le risque de recréer des frontières à l'intérieur de l'espace Schengen. Ce risque existe, mais je ne verrais que des avantages à ce que la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, par exemple, essaient d'harmoniser leurs conditions d'accueil, au moins des réfugiés et des demandeurs d'asile, ne serait-ce, dans un premier temps, que pour l'autorisation de travail et le pécule servi aux demandeurs d'asile. Des efforts sont faits au niveau européen mais, puisqu'on n'arrive pas réellement à avancer, il me semble que l'on pourrait le faire sur le plan intergouvernemental, montrant ainsi l'exemple.

C'est évidemment plus compliqué en matière d'immigration économique, mais l'on sait bien que les besoins sont différents selon les États membres de l'Union européenne. Une tentative de politique migratoire commune avait été initiée en 2008 sous la présidence française, mais, comme nous étions vingt-huit, elle a avorté. C'est la raison pour laquelle, avec beaucoup de pragmatisme, je pense que nous devons essayer de montrer l'exemple à quelques-uns.

L'esprit extrêmement pragmatique et un peu nouveau qui anime la Fondation Robert Schuman me porte à croire que, si nous voulons profiter pleinement de ce que nous avons déjà réussi ensemble au sein de l'Union européenne, le préserver pour l'avenir et espérer rebâtir les murs, peut-être avec de nouvelles compétences sur un certain nombre de sujets, nous avons besoin d'une intégration par l'exemple sur l'initiative des États membres, à l'échelon intergouvernemental. C'est la condition pour permettre à un train européen d'intégration de repartir, et peut-être, d'être un jour communautarisé.

Ce pragmatisme, ce réalisme m'ont par exemple permis de trouver quelques points d'accord avec Hubert Védrine, qui était encore plus critique que moi et qui estimait qu'il fallait refonder l'Europe. Il a accepté de corriger ce terme en disant qu'il s'agissait plutôt de reconstruire le toit et les murs de la maison.

Photo de Jean-Pierre Vial

Je formulerai une observation qui prolonge les remarques exprimées à l'instant par mon collègue et qui concerne la frontière franco-italienne. Pour avoir passé deux journées au poste frontalier afin de comprendre comment cela se passait, je rejoins volontiers votre analyse d'une opposition entre le discours politique, qui se sert de Schengen comme bouc émissaire, et la réalité. Je vous remercie d'ailleurs d'avoir rappelé l'historique de Schengen. C'est sur ce sujet que je souhaite que vous approfondissiez votre réflexion.

Pour ma part, je m'interroge sur ce paravent que l'on commence à installer, à savoir, après Frontex, les garde-frontières. Dans le cadre de la mission d'information à laquelle j'ai participé sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, nous avons pu constater sur le terrain que, comme par enchantement et brutalement, les frontières avaient eu un effet dès le lendemain de la signature de la convention. Or les moyens humains ou matériels des garde-frontières, turcs ou grecs, de la gendarmerie, de la police, des garde-côtes n'ont pas changé du jour au lendemain. Pourtant, du jour au lendemain, cela a fonctionné. Cela montre bien que, quand les pays mobilisent leurs moyens, cela peut fonctionner.

Frontex, comme les gardes frontaliers, est-il vraiment l'outil nécessaire quand on sait les moyens qui existent aujourd'hui en Méditerranée et qui peuvent être mobilisés ? Au regard des effectifs déployés, les gardes frontaliers mobilisés par l'Europe sont-ils véritablement une solution ? Ne vaut-il pas mieux accompagner les pays à condition qu'il y ait une véritable politique ?

Les difficultés que nous avons rencontrées et les événements qui se produits aussi bien en France qu'en Allemagne ont montré des dysfonctionnements au sein de la justice et de la police. Vous avez évoqué de façon très discrète le rapport particulièrement éloquent, même si les médias l'ont peu mis en exergue, de la mission conduite par l'Assemblée nationale, dans lequel tout est dit : les insuffisances, la nécessité de voir fonctionner à l'échelon européen les polices entre elles, les justices entre elles, et les moyens de sécurité, et ce y compris au sein des pays, vous l'avez souligné.

La crise de Schengen ne nécessite-t-elle pas aujourd'hui de mettre davantage sur la table les véritables dysfonctionnements et la nécessité de mobiliser les moyens qui existent ? Encore faut-il les mobiliser. Vous avez cité la politique sur le transport aérien, qui a eu bien des difficultés à être mise en place à l'échelon européen, alors qu'il suffisait d'observer ce qui se faisait aux États-Unis. Sur ces sujets, n'y a-t-il pas matière à davantage cibler les vraies difficultés pour que l'Europe puisse se saisir des outils qu'elle a partiellement déjà en main ?

Debut de section - PermalienPhoto de Olivier Cigolotti

Dans votre propos introductif, vous avez souligné l'intérêt de Schengen. Sans vouloir remettre en cause cet espace, un certain nombre de questions se posent. Tout d'abord, Schengen a été mis en oeuvre à une période où le risque terroriste n'était pas celui que l'on connaît malheureusement aujourd'hui et la sécurité de nos concitoyens est à l'évidence un enjeu actuel.

À votre avis, la volonté européenne de constitution d'un corps européen de garde-frontières est-elle réelle ? En a-t-on les moyens ou n'est-ce que de l'affichage ?

Mon autre question porte sur le système d'information Schengen. N'a-t-on pas atteint les limites de ce système d'information ? Est-il aujourd'hui utilisé et renseigné par l'ensemble des États membres de sorte que la coopération de police, de justice et de renseignement puisse être concrète et opérationnelle ?

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Billout

Monsieur le Directeur, je souhaite vous inviter à élargir votre propos. Dans une tribune du mois de janvier 2016, vous avez exposé votre conception de ce que devrait être un renforcement de Schengen en réponse à la crise migratoire et à la menace terroriste, à savoir une politique européenne qui agirait au-delà des frontières et des foyers terroristes. Quelles seraient selon vous les mesures à mettre en oeuvre dans un premier temps pour aller dans ce sens ? Vous avez évoqué tout à l'heure l'accord entre l'Union européenne et la Turquie ou les accords avec les pays sources d'immigration. Est-ce pour vous le modèle qu'il faut développer, alors que ce sont des solutions qui peuvent générer d'autres problèmes ?

Certes, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie fonctionne, mais c'est parce que nous avons transmis la solution à d'autres, avec toutes les incertitudes que cela comporte. Au-delà de l'efficacité de la police turque, on peut s'interroger sur la relation entre l'État turc et les réseaux de passeurs. Je pense aussi à l'accord qui est en train de se conclure entre l'Union européenne et le Soudan, qui soulève d'autres problèmes, puisque l'on accorde beaucoup de crédit à des États particulièrement autoritaires.

Debut de section - PermalienPhoto de Pascale Gruny

Nous avons besoin de savoir concrètement ce qui bloque dans la coopération entre les pays de l'Union européenne.

Quid des accords du Touquet, que vous n'avez pas du tout évoqués ? Dans la région des Hauts-de-France se trouve Calais. Certes, à la suite du démantèlement de la « jungle », la situation est un peu plus calme, mais c'est le calme avant la tempête. Nos concitoyens nous interrogent à longueur de temps sur ce sujet. Les flux migratoires sont très importants et très mal vécus dans cette région. Il faut apporter des réponses concrètes à la population, notamment au regard des prochaines échéances électorales. On a souvent déclaré qu'il fallait revoir les accords du Touquet. La frontière britannique se trouve chez nous, en France. Avec le Brexit, que vont devenir nos relations avec le Royaume-Uni par rapport à ces flux migratoires ? Qu'est-il possible de faire ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Louis Tourenne

Les explications que vous donnez ne m'étonnent pas : nous avons là affaire à des attitudes habituelles, qui relèvent de la contradiction. Celle-ci est typique quand on parle de l'Europe : on insiste à la fois sur les défaillances de l'Europe et sur la nécessité, à l'intérieur, d'avoir des politiques qui ne sont pas forcément en conformité avec l'esprit européen. En l'occurrence, les gouvernements sont appelés à des réponses contradictoires : d'une part, la négociation européenne pour essayer de rendre plus opérationnel l'espace Schengen, d'autre part, la réponse à l'angoisse et au besoin de sécurité des populations. En la matière, les discours ne sont pas forcément suivis d'effet, mais lorsqu'on dit que l'on va rétablir un contrôle aux frontières, on alimente le sentiment d'insécurité et on donne raison à ceux qui pensent que la protection est largement insuffisante.

D'où vient ce manque de confiance des populations dans l'espace Schengen ? Sans doute du discours que nous tenons, mais aussi du caractère un peu vaste de cet espace. On a du mal à imaginer que l'on peut être protégé sur un espace aussi vaste. Notre histoire, marquée par des frontières nationales, ne nous y a pas habitués.

L'espace Schengen vise à développer à la fois la liberté et la sécurité, et pourtant, nous ne parlons que de la liberté donnée. Vous-même, Monsieur Bertoncini, avez répondu aux questions qui vous ont été posées sur les conséquences financières de la suppression des dispositions Schengen. Encore une fois, l'aspect « sécurité » est un peu oublié, or la remise en cause de l'espace Schengen est directement liée au besoin accru de sécurité après les attentats. Il faut rétablir une communication équilibrée, notamment sur la sécurité, qui est le besoin le plus immédiat. Je retiens de vos propos que la meilleure façon d'assurer réellement la sécurité, et non de satisfaire à un fantasme, est d'avoir des personnels et des moyens suffisants, non seulement aux frontières, mais également à l'intérieur. Les auteurs d'attentats en préparation ou d'attentats commis n'ont été appréhendés qu'à l'intérieur des pays, jamais aux frontières. Il est donc préférable de libérer des personnels des frontières anciennes pour les redéployer en plus grand nombre à l'intérieur et mettre en place des coopérations.

Bien qu'il soit loin d'en traduire la richesse, le sentiment que je retire des propos que vous avez tenus, Monsieur Bertoncini, est que la remise en cause de Schengen est sans doute moins urgente que la nécessité de communiquer mieux et de répondre au besoin de sécurité exprimé par les populations.

Debut de section - PermalienPhoto de André Gattolin

Concernant les deux questions majeures, celle des frontières extérieures et celle des frontières intérieures, ou, du moins, des flux de circulation à l'intérieur de l'Union européenne, je me demande si nous n'arrivons pas aux limites de la construction de l'Union européenne. En effet, contrairement à tous les grands États fédéraux, nous ne mettons dans le pot commun ni l'armée, ni la sécurité, ni la fiscalité. Est-ce que ce n'est pas là un modèle de fédéralisme inversé ?

Les institutions européennes disposent d'un budget ridicule. Quand on a conçu Schengen, la solution de facilité qui a été retenue a consisté à faire porter la charge des frontières par chacun des pays frontaliers. C'est ridicule ! Je me suis rendu en Italie il y a trois semaines au nom de la commission des affaires européennes. Le coût porté par ce pays est considérable. Il ne concerne pas seulement les migrants, mais aussi le repêchage des gens en mer sur cette large frontière maritime où le droit de la mer s'applique. On ne peut pas ramener chez eux les gens qui sont tombés à l'eau. On est obligés de leur prêter assistance. Nous commençons à prendre conscience de cette complexité extrêmement forte concernant les frontières extérieures, mais je ne suis pas sûr que les budgets de Frontex et des hotspots soient à la hauteur des enjeux.

Vient ensuite la question intérieure. Il y a trois ans, j'ai dirigé une mission au nom de la commission des affaires européennes sur Europol et Eurojust. La coopération entre les pays est d'autant plus complexe à mettre en oeuvre que la Commission souhaite intégrer ces deux offices en une agence au motif qu'ils ne fonctionneraient pas. La Commission a demandé la présidence d'Europol et, chaque pays ayant un siège, elle devait en avoir deux. S'agissant d'Eurojust, à part les efforts récents qui ont été faits en matière de terrorisme, les missions sur la criminalité transfrontalière sont toujours plus larges alors que le budget n'a pas augmenté dans le dernier cadre financier pluriannuel.

En l'absence de police fédérale, la question n'est pas seulement celle de la coordination entre les polices nationales. On sent bien que, du côté des États nations, on ne sait pas à qui on va confier cette responsabilité, ni même si on a envie de la confier. Si, demain, nous avions une véritable police fédérale, elle ne s'occuperait pas que des problèmes de terrorisme et de migrations, mais également des détournements d'aides européennes, ce qui n'arrangerait pas tout à fait les États ni certains intérêts économiques dans ce pays.

La Fondation Robert Schuman nous expliquera pourquoi elle estime qu'il n'est pas nécessaire de refonder l'Europe. En la matière, il y a un manque de moyens et un manque de volonté politique, or j'ai beaucoup de mal à voir comment nous allons sortir de ce fédéralisme inversé uniquement avec de la coopération et du normatif.

Debut de section - Permalien
Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors

Quand on est gardien de but et qu'on voit un ballon arriver, faut-il sortir de ses buts ou rester sur sa ligne ? J'ai toujours vu les gardiens sortir. Si on reste sur la ligne, sur la frontière, on n'arrête pas le but.

Votre commission d'enquête porte sur les frontières, mais aussi sur le contrôle des flux des personnes et des marchandises. C'est la question du contrôle qui est fondamentale pour les Européens et pour l'avenir de l'espace Schengen. Ce dernier ayant été confronté aux deux défis que sont les flux migratoires et le terrorisme, comment reprendre le contrôle ?

L'enjeu politique et intellectuel est de dissocier le contrôle et la frontière. Il faut agir à la source, et, en la matière, l'union fait la force. Le grand projet français de l'Europe puissance peut sauver l'Europe, et même Schengen. L'Europe puissance, c'est ce qui nous permet d'agir à la source, en Syrie et en Irak, à la fois sur la menace terroriste et sur une partie des flux migratoires. L'Europe puissance a fait ce qu'elle pouvait en Syrie. La France a essayé d'inciter d'autres pays européens et les Américains à frapper en 2013. Elle n'a pas été suivie, et la France seule ne le pouvait pas. Il faut que les Européens soient davantage capables d'agir à la source, y compris militairement, et qu'ils le fassent bien - de ce point de vue, je ne suis pas sûr que ce qui a été fait en Libye ait été totalement approprié, en tout cas dans la gestion des conséquences.

Au fond, c'est une crise de souveraineté à laquelle nous sommes confrontés. Sommes-nous capables d'agir à la source plutôt que de nous rabougrir sur nos frontières intérieures ? Non seulement cette deuxième hypothèse entraînerait des coûts, mais ses effets seraient moindres en termes de sécurité. Agir à la source, c'est aussi passer des accords avec les pays qui accueillent beaucoup de réfugiés comme le Liban, la Jordanie ou la Turquie. C'est une question de realpolitik. Les crises ont des coûts. Mieux vaut transférer de l'aide, de l'assistance financière et technique aux pays dont sont issus les demandeurs d'asile afin qu'ils y restent - ce qui, je le rappelle, est leur souhait. Les demandeurs d'asile, classiquement, fuient d'abord dans leur pays puis dans les pays frontaliers pour essayer de revenir chez eux par la suite. C'est une constante. Ils ne viennent pas d'un seul coup ailleurs, notamment en Europe. J'ajoute qu'ils ne sont pas venus massivement en France, même si Calais est un peu l'arbre qui cache la forêt. Ce que signifie Calais, c'est que la France est un pays de transit.

Concernant le terrorisme, agir à la source signifie aussi agir sur notre propre sol. Les trois terroristes du Bataclan étaient « bien de chez nous ». Deux étaient nés en banlieue parisienne, et le troisième à Strasbourg. Ils ont certes un peu voyagé puisqu'ils sont allés prendre de l'argent, des instructions à l'étranger, mais ils étaient de chez nous.

Monsieur Legendre, Amedy Coulibaly a été contrôlé dans le XVIIIe arrondissement de Paris quelques jours avant les attentats de Charlie Hebdo ; il allait bientôt exfiltrer sa compagne via l'Espagne. Cet homme né chez nous n'a pas été arrêté quand des policiers français l'ont contrôlé à Paris. Ils ne l'auraient pas plus arrêté à la frontière franco-espagnole puisque l'information dont ils disposaient n'était pas adéquate.

Le vrai sujet est donc l'information que partagent les polices du même pays et les polices européennes, le système d'information Schengen. Mais il y a une « barrière d'espèce », puisque nous nous espionnons les uns les autres. Nous en avons eu la confirmation régulièrement : le ministre des affaires étrangères français a été espionné par les Allemands, nous espionnons les Allemands, les Américains nous espionnent. En laissant ces derniers de côté, l'espionnage entre pays européens a des raisons industrielles et politiques. S'il y avait plus de groupes comme EADS - je crois que Jean-Dominique Giuliani en redira un mot car il a écrit sur ce sujet -, s'il y avait un peu plus de coopération industrielle, d'intérêts stratégiques européens, on s'espionnerait un peu moins les uns les autres et on s'échangerait un peu plus d'informations. Si l'on est dans un espace ouvert avec des esprits fermés, cela ne pourra que difficilement fonctionner en matière de partage de renseignements.

Concernant les flux migratoires, nous avons un problème de solidarité et de confiance. La solidarité vis-à-vis du Calaisis était nécessaire, et elle a été organisée au niveau national par une répartition des demandeurs d'asile. Quoi qu'il en soit, Calais restera un tunnel, un moyen d'accéder au Royaume-Uni, qui est attractif, et il sera sans doute nécessaire de revenir, une fois que les Britanniques auront quitté l'Union européenne, ou même avant, sur la façon dont les flux sont contrôlés. Il faut d'ailleurs rappeler que les Britanniques nous payent pour faire cela. Il faut aussi rappeler que les Britanniques, qui ne sont pas dans Schengen, coopérent étroitement en matière policière et judiciaire. L'auteur des attentats de Londres de 2005, qui avait réussi à fuir et à sortir du Royaume-Uni, avait ainsi été arrêté à Rome.

La situation en Turquie a été évoquée. D'après les autorités, le terroriste présumé de l'attentat d'Istanbul pourrait être arrivé par la frontière syro-turque. Il n'est donc pas facile d'arrêter les terroristes aux frontières, même quand des pays ne sont pas dans Schengen. Seule la coopération policière et judiciaire le permet.

Pour les migrants, agir à la source signifie, et cela a commencé, agir avec les pays d'origine de ces migrants en leur donnant un intérêt à ne pas les laisser partir ; cela signifie aussi agir avec les pays de transit. C'est évidemment difficile en Libye où il n'y a plus d'État, ou peut-être deux à la fois. C'est un défi de longue portée, au-delà des seules crises migratoires.

Permettez-moi de conclure sur une formule : quand on évoque les peurs comme cela a été fait, il faut se souvenir que la peur peut être aussi un moteur positif de l'histoire. Si nous avons lancé la construction européenne, c'est parce que nous avions peur. Nous avions peur de nous entre-tuer à nouveau, et nous avions peur de Joseph Staline. Il ne faut pas laisser les peurs aux extrémistes. Les peurs peuvent être utilisées de manière positive, parce que l'union fait la force.

Ce sont souvent les technostructures qui bloquent la coopération policière, judiciaire et du renseignement alors que les opinions publiques y sont plutôt favorables. Face à ces crises, quand on est confronté au choix du retour en arrière ou de nouvelles avancées, les attentes légitimes des opinions publiques peuvent nous aider à avancer non seulement pour Schengen, mais surtout pour les Européens, parce qu'il faut rappeler que Schengen est un outil à leur service.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Claude Requier

Comme quoi les crises font avancer l'Europe !

Je vous remercie, Monsieur Bertoncini.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Claude Requier

Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman, qui connaît bien le Sénat puisqu'il y a travaillé de 1983 à 1998, en particulier en tant que directeur de cabinet du président René Monory de 1992 à 1998.

La Fondation Robert Schuman est un think tank qui participe régulièrement aux travaux de notre assemblée et qui a notamment publié plusieurs études sur des sujets intéressant notre commission d'enquête, notamment s'agissant du retour aux frontières.

Monsieur le Président, notre commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous lui présentiez l'état de votre réflexion sur les difficultés auxquelles est aujourd'hui confronté l'espace Schengen, ainsi qu'une mise en perspective.

Schengen permet-il de mettre en oeuvre correctement la liberté de circulation des personnes et des marchandises, proclamée par les traités européens ? Quelle est votre appréciation des récentes mesures, dont certaines ont déjà été prises, avancées pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures ? Plus généralement, ne sommes-nous pas confrontés à un manque de confiance et de solidarité, et comment, dans ce cas, y remédier ?

Que penser de ce retour aux frontières sur lequel votre fondation a réfléchi ? Quels en seraient les bénéfices attendus, et les désavantages ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu public.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Dominique Giuliani prête serment.

Debut de section - Permalien
Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

Permettez-moi de dire tout le plaisir que j'ai à me retrouver devant votre Haute Assemblée, qui, une fois de plus, fait la preuve de son sérieux et de son sens de l'opportunité en se penchant sur l'un des problèmes qui préoccupent le plus nos concitoyens et les citoyens européens.

Comme le rappelait M. Gattolin lors de la précédente audition, l'Union européenne a été construite comme une confédération d'États à l'envers, car la construire à l'endroit dans les années 1950 aurait impliqué de poursuivre les conflits, les guerres et les oppositions. Concernant la libre circulation, qui est l'un des objectifs des traités européens, celle des personnes est venue après celle des biens, et la libéralisation progressive de la circulation des services et des capitaux. Elle est venue naturellement, comme une liberté supplémentaire qui a été offerte aux citoyens européens.

Il n'y a donc pas lieu d'en faire un fondement idéologique de la construction européenne. C'est une liberté qui nous a été permise par l'Union européenne et dont l'origine est intergouvernementale. Je tenais à le rappeler, puisque, dans l'ensemble des critiques que l'on porte sur l'espace Schengen, on met en cause les institutions communes de l'Union européenne. Or, comme le disait Yves Bertoncini, ce sont cinq États membres de l'Union européenne, dont le nôtre, qui ont jugé nécessaire d'offrir à nos acteurs économiques, sociaux, politiques et à nos citoyens une liberté supplémentaire qui, selon eux, a contribué, à partir de 1985, au développement de nos intérêts communs, qu'ils soient économiques, sociaux, matériels ou politiques. Si nous devions revenir sur cette liberté, il faudrait le faire en fonction des principes qui sont les nôtres, c'est-à-dire avec mesure et proportionnalité en fonction des impératifs de sécurité et de défense de nos concitoyens.

La question de l'immigration est devenue l'un des défis majeurs de l'Union européenne, car elle suscite des peurs et des mouvements de réaction politique. Les citoyens européens, notamment les Français, ont le sentiment que nous ne maîtrisons pas les mouvements migratoires. De ce point de vue, la crise de l'espace Schengen doit être analysée avec le plus de lucidité et d'objectivité possible.

Elle a été engendrée par une crise d'une exceptionnelle ampleur qui n'a pas été prévue. Elle était pourtant prévisible, parce que l'Europe est et restera encore pour longtemps le continent le plus exposé à la pression migratoire. Je rappelle que, dans les années 1960, Robert Schuman écrivait déjà que le destin de l'Afrique conditionnerait celui de l'Europe. Les prévisions démographiques de l'Organisation des Nations unies concluant à un doublement de la population du continent africain d'ici à 2050, on peut penser que la pression migratoire est devant nous pour longtemps.

En prévoyant l'ouverture progressive de la libre circulation en contrepartie d'un renforcement des frontières extérieures, il est clair que nous n'avons pas fait porter suffisamment notre attention sur le renforcement des frontières extérieures de l'Union européenne.

De plus, il me semble que certains de nos choix de politique étrangère à nos frontières mériteraient d'être questionnés par votre commission d'enquête, qu'il s'agisse des positionnements de nos diplomaties lors des « printemps arabes » ou des relations avec nos partenaires à nos frontières orientales. Ces prises de position diplomatiques ont des conséquences évidentes en termes de pression migratoire, qu'il s'agisse de migration économique ou de réfugiés.

Je rappelle que le Préambule de la Constitution de 1946, qui a été intégré à celle de 1958, rappelle que le droit d'asile fait partie de nos obligations juridiques et pas seulement morales. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes trouvés dans la difficulté d'accueillir à la fois des flots de réfugiés engendrés par les conflits à nos frontières et des flux de migrants économiques qui vont continuer.

Nous analysons la crise actuelle de l'espace Schengen comme un recul de la solidarité entre les États membres - nous l'observons dans d'autres domaines -, un affaiblissement de l'engagement des États membres au sein de l'Union européenne et la multiplication de vaines tentatives de repli national, particulièrement dangereuses pour l'ensemble des États membres de l'Union européenne, non seulement sur le plan collectif mais aussi sur le plan individuel.

Cette liberté supplémentaire qui a été donnée aux Européens a eu pour conséquence un développement des échanges économiques à l'intérieur de l'Union européenne, dont je rappelle qu'elle reste la première puissance commerciale du monde, le commerce intracommunautaire en faisant vraisemblablement la zone la plus importante dans ce domaine au monde. C'est une liberté de commercer à l'intérieur de l'Union européenne, mais aussi, pour les États tiers, de commercer avec l'Union européenne, qui reste le premier continent pour les investissements étrangers dans le monde et découle naturellement de l'Union économique et monétaire.

Le bilan est difficile à chiffrer. Vous évoquiez précédemment le coût d'une sortie de l'espace Schengen. Monsieur le Rapporteur, vous connaissez les travaux de France Stratégie ou de la fondation Bertelsmann. Je leur laisserai le soin d'exposer ces travaux qui sont ce qui se fait de plus sérieux, bien qu'ils alignent les milliards d'euros sans qu'il soit possible de confirmer ces chiffres en cas d'un retour à des frontières nationales. Toutefois, l'intérêt de ces études est de rappeler qu'au moins trois domaines seraient concernés : le tourisme, qui représente 85 millions de visiteurs pour la France, soit un apport de près d'un demi-point de PIB chaque année ; les travailleurs frontaliers, qu'évoquait précédemment M. Bertoncini ; le commerce et nos acteurs économiques en général. Dans une fourchette large, la fondation Bertelsmann estime que, pour l'Allemagne, le coût d'un retour à la situation précédant les accords de Schengen pourrait dépasser les 200 milliards d'euros d'ici à 2025.

Vous évoquez dans votre questionnaire la souveraineté nationale : avons-nous eu raison de partager notre souveraineté ? Je ne suis pas sûr que les accords de Schengen aient vraiment organisé des transferts de souveraineté. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est que nous devons nous interroger sur une conception moderne de la souveraineté nationale. Si, en vertu de la définition traditionnelle, est souverain celui qui peut décider - chez nous, démocratiquement -, des grandes options économiques, politiques et sociales sur un territoire défini, nul État dans le monde ne peut aujourd'hui être souverain sans coopération avec ses voisins et partenaires.

Cette coopération ne fait pas l'objet d'une communication politique sur le plan intérieur où que ce soit dans le monde. Nous rejoignons la question évoquée précédemment : cette interdépendance oriente et conditionne la politique de tous les États du monde, mais, au sein de l'Union européenne, elle a l'avantage de s'inscrire dans un droit connu et codifié par des traités, basé sur des valeurs partagées entre des États aux systèmes proches, même si certains sont différents.

Vous évoquiez notamment des États qui avaient moins de pouvoir, moins de prérogatives. Personnellement, je pense que c'est plutôt une question de volonté politique. C'est la raison pour laquelle je crois que mieux assurer nos choix souverains en matière d'immigration, c'est aussi accepter, dans la communication politique avec nos concitoyens européens, qu'en matière de sécurité, de défense et d'immigration, notre souveraineté passe par la coopération. Il nous faut rester pragmatiques pour assurer une maîtrise des flux migratoires dans la durée, pour notre pays, mais aussi pour l'ensemble de l'Union européenne, car nous ne pourrons pas rester isolés au sein d'un continent relativement petit par la taille et, par ailleurs, nous ne saurions faire face seuls à l'ampleur des défis posés par la pression migratoire que nous subirons à l'avenir.

Concernant les mesures qui ont été mises en oeuvre récemment, nous considérons que le chemin parcouru est considérable. Le renforcement de Frontex et son nouveau statut, la révision du code frontières Schengen et les possibilités d'une application souple de ses dispositions, le dispositif « frontières intelligentes », le partenariat avec cinq pays d'Afrique qui devrait être développé, sont autant d'avancées que nous devons à la Commission européenne, et particulièrement à son président, Jean-Claude Juncker, qui, dès l'origine, s'est engagé pour une meilleure maîtrise des flux migratoires. Dans son programme présenté en 2014, il mesurait déjà combien cette question était essentielle pour l'Union européenne. Personnellement, je regrette que nous ayons laissé aux institutions communes le soin de le faire. Je pense que c'est l'absence de volonté politique de certains États membres, dont peut-être le nôtre, qui explique que ces questions soient traitées ainsi. En tant que compétences partagées, l'immigration et l'asile ne peuvent être exercées seulement par des institutions communes. Elles nécessitent une volonté politique des États membres.

Pour améliorer la situation de l'espace Schengen, il faut d'abord renforcer les mesures qui ont déjà été prises, notamment pour Frontex. Monsieur le Rapporteur, vous rappeliez que son premier budget était de 19 millions d'euros, alors qu'il est maintenant de 254 millions d'euros ; cela prouve qu'on a tout de même pris la mesure, même tardivement, de la situation.

Par ailleurs, nous devons faire preuve de plus de fermeté, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'espace Schengen. Certains États membres, comme la Grèce ou l'Italie, devraient instaurer une sorte de conditionnalité interne. Nous devrions nous montrer plus fermes dans l'application des principes de Schengen vis-à-vis de ces États, en contrepartie d'une aide et du renforcement de Frontex ou de la création d'un parquet européen permettant de traquer les infractions aux législations européennes. Nous devrions instaurer une conditionnalité dans notre aide et étendre cette conditionnalité aux pays qui se montrent réticents à accueillir des réfugiés, notamment les pays d'Europe centrale et orientale, avec lesquels nous sommes particulièrement généreux.

Cette conditionnalité va de soi en matière externe. C'est d'ailleurs ce qu'a commencé à faire Mme Mogherini. Je crois qu'il faut développer cette action. Les fonds d'aide au développement de l'Union européenne sont considérables aussi bien en Afrique de l'Ouest qu'en Afrique de l'Est. Il faut conditionner nos aides à la signature d'accords de réadmission et à l'acceptation du retour des personnes qui seraient en infraction avec notre législation sur l'immigration. La France est le pays qui totalise le plus d'accords de réadmission signés, une quarantaine - même notre partenaire allemand n'en a pas signés autant ! Nous pourrions utiliser l'échelon européen pour en signer davantage.

Toutefois, cela ne saurait remplacer une volonté politique forte des États membres. Pour renforcer l'espace Schengen et en assurer la survie, ces derniers pourraient, par exemple, recourir à des accords qui ne seraient pas forcément signés à vingt-six. Il s'agit d'une réflexion générale concernant l'évolution de l'Union européenne que je suis prêt à défendre devant votre commission.

Je pense notamment que le mouvement d'intégration doit désormais se faire par l'exemple. Si notre pays prenait l'initiative, avec l'Allemagne, l'Italie, la Grèce ou l'Espagne, d'harmoniser les conditions de l'asile, les conditions d'accueil faites aux réfugiés, et bien sûr les politiques migratoires, sachant que les besoins sont différents dans chaque pays, avec un peu de temps et de délai, nous aurions peut-être un exemple de coopération qui pourrait ensuite être étendu à d'autres pays de l'Union européenne.

Comme Yves Bertoncini, nous ne souhaitons pas que la liberté donnée par l'espace Schengen puisse être amputée pour des raisons, au reste légitimes, de sécurité et de maîtrise des flux migratoires. Nous pensons que nous aurons besoin d'une immigration maîtrisée, que certains États membres de l'Union européenne, notamment l'Allemagne, auront plus de besoins de main-d'oeuvre et d'immigration que d'autres. Nous pensons également que les questions de sécurité, notamment face à la menace terroriste, devront être traitées avec le sérieux qui convient et que, pour cela, une préférence européenne est la condition de la puissance européenne évoquée par M. Bertoncini. Nous pensons, enfin, que c'est peut-être plus par l'exemple que par les procédures et les mécanismes législatifs que nous pourrons démontrer que nous avons la volonté politique de préserver cet espace de libre circulation.

Debut de section - PermalienPhoto de François-Noël Buffet

Pensez-vous qu'à ce stade, indépendamment de la volonté politique de tel ou tel pays, une réelle politique migratoire européenne soit possible ? En effet, nous savons que, si la problématique est européenne, nos législations sont nationales. Sommes-nous, de votre point de vue, capables de nous doter d'une législation migratoire européenne ?

Debut de section - Permalien
Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

Non, je ne le crois pas, Monsieur le Rapporteur. C'est la raison pour laquelle j'évoquai une politique migratoire partagée par quelques États membres. Je pense que c'est ainsi, dans ce secteur comme dans d'autres, que l'Union européenne pourrait rebondir.

M. Gattolin rappelait que j'avais pris position personnellement pour dire qu'il ne fallait pas refonder l'Europe. Je crois en effet que les fondations sont solides. L'idée de coopération a été acceptée par nos opinions publiques. On le voit dans toutes les études. En revanche, il faut peut-être rebâtir les murs et refaire le toit. C'est la raison pour laquelle, en matière migratoire, je pense qu'il faut donner l'exemple à quelques-uns, sans forcément s'inscrire dans une optique communautaire.

J'ai tout à fait conscience, disant cela, de ne pas répondre au schéma traditionnel qui est celui de la Fondation Robert Schuman, mais je crois qu'il faut être très pragmatique : c'est comme cela que Schengen est né, et c'est comme cela qu'il peut rebondir et devenir plus efficace.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Vial

M. Gattolin disait précédemment que l'Europe avait été construite à l'envers, et que le régalien ne faisait pas partie de son corpus politique. Or, des mesures sont prises aujourd'hui pour donner à l'Europe les moyens d'intervenir en matière d'immigration, comme Frontex et les garde-frontières. Je m'interroge sur la nécessité de mettre en place de tels moyens plutôt que d'utiliser les capacités des États en mobilisant davantage leur police et leur justice, y compris au niveau européen. Quelle est votre position à ce sujet ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Legendre

J'entends bien l'appel au pragmatisme qui vient de nous être lancé, mais si, au sein de l'espace Schengen, certains pays ont des politiques d'accueil migratoire différentes, cela ne va-t-il pas conduire à créer des frontières à l'intérieur de Schengen ? Comment gérer cette situation ?

Debut de section - PermalienPhoto de André Gattolin

La commission des affaires européennes a eu l'occasion d'auditionner Fabrice Leggeri, directeur de Frontex. Il ressort de nos entretiens qu'en raison de la localisation du siège de l'agence à Varsovie, les postes ne sont pas du tout attractifs pour ceux qui ont choisi une carrière européenne. Je crois que le niveau de salaire est de 60 sur 100. De ce fait, une administration qui est essentiellement polonaise ou issue des pays baltes gère des questions qui concernent très directement les pays du Sud, et qui appellent des niveaux de compétence élevés.

J'évoquai le fédéralisme inversé et la manière parfois un peu baroque que l'on a de construire l'Europe. Il est positif d'avoir donné à la Pologne une grande agence comme Frontex, mais on n'en a pas mesuré toutes les conséquences, y compris en termes de compréhension des problèmes de frontières maritimes du sud de l'Europe et de capacité de recruter les meilleurs éléments au niveau européen.

Debut de section - Permalien
Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

S'agissant de Frontex, le risque est effectivement de créer une unité européenne de sauvetage en mer. Étant moi-même officier de marine de réserve, je sais que la fonction de garde-côte est précise. Par exemple, en France, la marine et les douaniers travaillent sous l'autorité du Premier ministre, et c'est ce dernier ou son cabinet qui donnent l'ordre d'ouvrir le feu si l'on doit intercepter des trafiquants de drogue en mer, ce qui n'existe pas au niveau européen. Je suis donc extrêmement sceptique sur l'idée de garde-côtes européens. En revanche, il est tout à fait essentiel d'avoir un contrôle de nos frontières et d'aider les États défaillants à le faire, et il me semble que Frontex peut le faire correctement. Son directeur est tout à fait dans cet état d'esprit. Il est l'un de nos compatriotes et, ayant servi dans l'administration française, il en connaît le fonctionnement.

Vous avez raison, Monsieur Gattolin, le fait que le siège de Frontex se trouve en Pologne n'est pas forcément le choix le plus opportun, mais ce sont nos chefs d'État et de gouvernement qui en ont ainsi décidé. Personnellement, j'aurais trouvé intéressant de situer ce siège au sud de l'Europe. D'après mes informations, la Pologne n'avait pas ratifié l'année dernière l'accord de siège de Frontex. Mais, comme je l'ai écrit dans un éditorial, peut-être l'a-t-elle fait depuis.

Quoi qu'il en soit, la situation de Frontex en Pologne n'est pas satisfaisante, tant sur le plan matériel que vous évoquiez que par l'engagement des autorités polonaises en faveur de l'agence. Nos amis polonais ont le tort de regarder plus à l'Est qu'au Sud, et je crois que, si nous devons avoir des relations normalisées avec nos grands voisins de l'Est, il ne faut pas multiplier les obstacles. Les grands sujets que nous avons au Sud sont à mon avis plus importants pour l'Union européenne. Vous avez raison, Monsieur Vial, c'est une question de mobilisation des moyens nationaux et de volonté politique.

C'est pourquoi je comprends très bien la question de M. Legendre, qui évoquait le risque de recréer des frontières à l'intérieur de l'espace Schengen. Ce risque existe, mais je ne verrais que des avantages à ce que la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, par exemple, essaient d'harmoniser leurs conditions d'accueil, au moins des réfugiés et des demandeurs d'asile, ne serait-ce, dans un premier temps, que pour l'autorisation de travail et le pécule servi aux demandeurs d'asile. Des efforts sont faits au niveau européen mais, puisqu'on n'arrive pas réellement à avancer, il me semble que l'on pourrait le faire sur le plan intergouvernemental, montrant ainsi l'exemple.

C'est évidemment plus compliqué en matière d'immigration économique, mais l'on sait bien que les besoins sont différents selon les États membres de l'Union européenne. Une tentative de politique migratoire commune avait été initiée en 2008 sous la présidence française, mais, comme nous étions vingt-huit, elle a avorté. C'est la raison pour laquelle, avec beaucoup de pragmatisme, je pense que nous devons essayer de montrer l'exemple à quelques-uns.

L'esprit extrêmement pragmatique et un peu nouveau qui anime la Fondation Robert Schuman me porte à croire que, si nous voulons profiter pleinement de ce que nous avons déjà réussi ensemble au sein de l'Union européenne, le préserver pour l'avenir et espérer rebâtir les murs, peut-être avec de nouvelles compétences sur un certain nombre de sujets, nous avons besoin d'une intégration par l'exemple sur l'initiative des États membres, à l'échelon intergouvernemental. C'est la condition pour permettre à un train européen d'intégration de repartir, et peut-être, d'être un jour communautarisé.

Ce pragmatisme, ce réalisme m'ont par exemple permis de trouver quelques points d'accord avec Hubert Védrine, qui était encore plus critique que moi et qui estimait qu'il fallait refonder l'Europe. Il a accepté de corriger ce terme en disant qu'il s'agissait plutôt de reconstruire le toit et les murs de la maison.