Intervention de Yves Bertoncini

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 3 janvier 2017 à 11:5
Audition de M. Yves Bertoncini directeur de l'institut jacques delors

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors :

Là encore, le parallèle avec la zone euro est assez tentant.

Revenons-en aux faits. François Mitterrand et Helmut Kohl dînent un soir à Strasbourg, voient les camions sur le pont de Kehl et décident que cela ne peut plus durer : « Maintenant que nous sommes interdépendants, à quoi sert-il d'arrêter tous ces camions ? » Les douaniers eux-mêmes n'en pouvaient plus. Des grèves de douaniers avaient eu lieu dans les Alpes, parce qu'ils se faisaient insulter. Et tout cela avait un coût. Schengen s'est construit sur ces bases très pragmatiques et pas du tout idéologiques. Les Pays-Bas ont voulu rejoindre cet espace pour des raisons tout aussi pragmatiques, se demandant ce qu'il adviendrait de Rotterdam si le flux commercial franco-allemand arrivait directement de Hambourg en France. Cela s'est fait à cinq.

Ensuite, Schengen a été élargi et les précautions que l'on prend aujourd'hui vis-à-vis de pays comme la Roumanie ou la Bulgarie, qui s'estiment maltraités alors qu'ils n'ont guère plus à se reprocher que la Grèce quand celle-ci a été admise dans l'espace Schengen, n'ont pas été prises à l'époque. Or il n'est pas sûr que leurs douaniers soient suffisamment payés pour être insensibles à la corruption. En plus, intégrer la Bulgarie et la Roumanie créerait une continuité terrestre avec la Grèce, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui : quand on entre en Grèce, il faut ressortir de l'espace Schengen pour y revenir par voie terrestre. On fait donc plus attention aujourd'hui vis-à-vis de pays non encore entrants, y compris la Croatie.

On fait aussi plus attention à la façon dont ceux qui font déjà partie de cet espace peuvent accepter une forme de surveillance, voire de partage de leur souveraineté. Ce n'était pas possible à froid. António Vitorino, l'ancien président de notre Institut, a bien essayé de proposer un corps européen de garde-frontières au début des années 2000, mais sans succès. Comme bien souvent en matière européenne, c'est à chaud que tout se passe : quand on est confronté au choix du retour en arrière ou d'une avancée dans la même logique, on va plutôt dans la même logique, avec des coûts politiques très forts à chaque fois.

J'en viens à la question du coût du démantèlement. Nous avons établi une compilation des coûts, la Commission européenne, la fondation Bertelsmann l'ont fait. Au-delà des dizaines de milliards d'euros que l'on peut jeter dans le débat, il faut être très précis et très concret sur ceux que cette décision toucherait très concrètement.

Ainsi, les frontaliers, au nombre de 350 000, qui sont partis ce matin et vont revenir ce soir, seront contrôlés systématiquement, car, si l'on décide de contrôler un flux, il faut contrôler tout le monde. Cela leur coûtera du temps, donc de l'argent : ils devront partir bien plus tôt le matin et rentreront bien plus tard le soir. Cela leur coûtera de l'essence. C'est très concret : 350 000 emplois, cela concerne un million de personnes, si on élargit à la famille. Les routiers aussi seront contrôlés. J'ai vu cela dans ma jeunesse au tunnel du Fréjus, quand j'allais jouer au football dans la vallée de la Maurienne : on voyait défiler des camions qui passaient une demi-journée au tunnel du Fréjus. Tout cela représente du temps, de l'argent ; ce seront peut-être des marchés perdus pour les entreprises.

Ceux qui seront touchés ne seront pas seulement ceux qui voyagent. Le seront aussi ceux qui produisent et vendent dans les pays d'à côté. La France est l'un des plus grands pays touristiques. Les touristes qui viennent de Bruxelles à Lille juste pour la journée ne viendront plus s'ils doivent passer une heure trente à la frontière à l'aller et au retour. Le Royaume-Uni perd déjà des touristes à cause de cela. De nombreux étudiants à Sciences-po m'ont affirmé avoir un visa Schengen et ne pas aller au Royaume-Uni, parce que cela coûte de l'argent. Les petits commerces de part et d'autre des frontières seront aussi touchés.

En additionnant tous ces coûts, on parvient à une estimation de l'ordre de 5 à 20 milliards d'euros pour la France. France Stratégie a effectué des calculs. Jean Pisani-Ferry vous livrera sa propre estimation. Ce démantèlement aurait des coûts très importants qu'il faut absolument mettre en regard de l'efficacité, car c'est aussi de cela qu'il s'agit.

On peut affirmer que la sécurité des Français a un prix et qu'il faut rétablir les contrôles systématiques à la frontière franco-belge, pour ne prendre que cet exemple. Cela concerne six cent vingt kilomètres de frontières. Il faudrait placer un douanier par kilomètre - et encore, on n'est pas sûr qu'il voie tout passer -, prévoir que les douaniers fassent les trois-huit, car leur présence doit être permanente, soit environ 2 000 douaniers. Cela a un coût. Qui plus est, cela ne sert à rien pour arrêter les terroristes, qui passeraient encore, d'une autre manière, la nuit.

Cela découragerait sans doute certains passeurs, mais, encore une fois, il faut traiter le problème à la source et conclure des accords avec les pays d'origine et de transit. Nous sommes dans les bonnes résolutions de début d'année : essayons d'apaiser ou de traiter les crises syrienne, irakienne, libyenne, mais ne pénalisons pas aux frontières intérieures tous les Européens qui bénéficient de l'espace Schengen au quotidien.

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